5, quand les conneries s’enchaînent (Zélie)

Les mains dans les poches de ma doudoune, je lève le nez vers le soleil qui perce derrière les arbres. Il a beau se montrer clément, cela suffit à peine à réchauffer mes orteils gelés.

— Alors ?

Richard, accroupi au pied de la clôture, relève la tête vers moi et la lueur que j’aperçois dans ses yeux n’annonce rien de bon.

— C’est pas des animaux qu’ont pu faire ça.

Je laisse échapper un soupir. Quel belle bande de connards. Mes pupilles suivent le fil électrique foutu en vrac sur plus de cinquante mètres, et les poteaux en bois arrachés.

— On sait très bien qui c’est, alors. Ils ont même pas été foutu de faire ça propre.

J’aimerais lâcher ma colère, me mettre à hurler, mais j’en suis incapable, je suis fatiguée. Ce n’est pas la première fois que ça arrive, mais sur aussi long, là, si, ils innovent. Sans aucun doute sous les ordres de ce Gunthel de malheur. Si je pouvais lui faire la peau, je ne m’en priverais pas ! J’avais neuf têtes dans cet enclos, où je vais bien pouvoir les placer, maintenant ? Les prés d’été sont à ras, il n’y a rien à se mettre sous la dent, et celui-ci avait été gardé spécifiquement pour l’hiver ! Réparer cette clôture va me demander des frais que je ne peux me permettre. Elle était propre, en bois, doublée d’un fil électrique.

Je jette un œil à l’endroit où je me tenais dimanche dernier, et où j’ai eu une petite discussion avec les chasseurs du coin. Pas étonnant que ce soit cette portion de la forêt qui regorge le plus de gibier, étant donné que ma mauvaise humeur a forcé les hommes à se pencher sur d’autres avant celle-ci.

— Bordel, laissé-je échapper à mi-voix.

La saison de la chasse ne fait que commencer, et ils me cassent les pieds déjà au plus haut point !

— On peut peut-être arriver à tendre une ligne, de là, à là, propose Richard en pointant du doigt une extrémité et un poteau qui a réchappé à l’attaque. Il nous reste deux trois piquets pour aider à tenir le tout.

— Avec ce bourrin de Balou, ça restera debout cinq minutes.

— On peut mettre Joly avec le troupeau, et Balou seul devant la maison.

L’intérêt de garder la jument sous les yeux, c’est surtout parce qu’elle est pleine et que les hivers ne sont pas toujours faciles. Le hongre est un cheval de trait, robuste et caractériel, l’avoir enfermé dans un enclos plus petit, seul, j’ai peur qu’il nous pique une crise. Mais c’est le seul qui aurait bien besoin d’un petit régime et qui peut se passer d’herbe tout de suite. Il ne faut pas se faire d’illusions, ce pré n’aurait pas tenu deux semaines de plus, et je me voyais déjà sortir les round-baller de foin.

— Ou alors, on passe Tita avec les ânes, Grosjean et Petitejeanne rentrent dès maintenant à l’étable, et Balou peut aller dans leur enclos, au foin.

Ça pourrait le faire. Le percheron ne sera pas trop loin de ses congénères, et aura assez de place pour se défouler si l’envie lui en prend. Les autres chevaux seront assez respectueux des clôtures pour ne pas me mettre en l’air tout le dispositif, et Joly reste près de la maison. C’est l’alpaga qui va faire la tronche, elle aime sa tranquillité et les deux cochons sont des colocataires plutôt calmes.

— OK, lâché-je. Je m’en occupe, tu me prépares la clôture ?

Je jette un œil aux chevaux que nous avons remis dans la parcelle d’été le temps de comprendre quoi faire. Balou nous observe avec ses yeux de petite fouine. Il sait que ça va tomber sur lui, aucun doute qu’il ne va pas se laisser convaincre aussi facilement, il faudrait que j’aille voir s’il me reste quelques carottes dans la cuisine.

Je descends la parcelle en tentant de réchauffer mes doigts et en grimaçant à chaque fois que je soulève le pied gauche, dont une belle ampoule me déchire la peau sous le talon. Je ne sais pas pourquoi mais Ethan a vidé le stock de pansement cette semaine. Il faut dire qu’il a fait pas mal d’heures supplémentaires étant donné que Noël se prépare.

Alors que j’attrape les licols afin de commencer les transferts de près, mon portable se met à sonner. Tiens, le numéro de la mairie. Ça n’annonce rien de bon. J’aimerais que les mauvaises nouvelles cessent de pleuvoir sur ma tête.

— Oui, allô ?

— Bonjour, Mademoiselle Dubaume.

Je déteste quand les gens m’appellent mademoiselle. Surtout quand ils ont ce ton condescendant. Il faut dire que cette secrétaire supporte mes appels téléphoniques constants.

— C’est à quel propos ?

C’est rare que ce soit eux qui soient à l’initiative de nos échanges.

— Monsieur le Maire vous fait dire qu’il a reçu plusieurs plaintes de la part de vos confrères les chasseurs et qu’il aimerait que cela cesse.

— Mes confrères, c’est une blague ?

— Vous partagez la forêt avec eux.

J’ai envie de hurler, sa voix est insupportable. Cette vieille mégère est assise sur le même siège depuis bien quarante ans, et parfois, elle oublie qu’elle ne fait que transmettre des messages. Il faut dire que notre village est assez petit pour que personne ne se présente jamais dans la course à la mairie et qu’on doit supporter le même gus depuis une génération.

— Je la partage avec tout le monde, elle est public.

— Les chemins, oui.

On en revient toujours au même connard, Gunthel. Qui a racheté, une à une, au cours des vingt cinq dernières années, les parcelles pour des bouchées de pain.

— Et mes terres, elles sont privées, lui fais-je remarquer.

— Oui, mais dans les décrets de la chasse, lors d’une battue, ils ont autorisations à venir chez vous.

Ma vilaine manie de grincer des dents revient au galop. Je suis en train d’arpenter la réserve, cherchant de quoi cogner dedans.

— Vous savez que vous êtes tous une belle bande d’hypocrites ?! m’énervé-je. Vous trouvez que c’est humain ce que vous faîtes subir à ces pauvres animaux ? Des heures de course, jusqu’à l’épuisement, pour les abattre, pour le plaisir.

— Combien de fois devons-nous vous répéter que ce n’est pas pour le plaisir, Zélie... Il faut réguler la population.

On passe au prénom, ça va chauffer.

— Combien de fois dois-je vous répéter qu’il faudrait peut-être interdire de grainer, Gisèle... Pour éviter une prolifération des reproductions.

Si elle était là devant moi, aucun doute, je lui balancerai un truc à la figure. Au moins, dans ces moments là, je ne ressemble pas à ma mère. C’était une teigne, mais elle n’était pas violente. Les mots, elle connaissait, mais les gestes, elle nous les a toujours épargnés. Papa n’était pas du genre à en venir aux poings lui-non plus, je me demande de qui je tiens toute cette colère.

— Ce ne sont que de fausses accusations...

Bien sûr, étant donné que Gunthel fait un joli chèque à la fin de l’année pour que tout le monde ferme sa bouche !

— C’est pas comme si je vous avais envoyé des dizaine de photos le prouvant...

— Zélie, la prochaine fois que vous empêchez les chasseurs de venir chez vous, ou que vous vous mettez en travers de leur route...

— De leurs fusils, vous voulez dire, la coupé-je.

Elle laisse échapper un soupir d’impatience. Nous sommes toutes les deux sur le ring, cocotte, et je ne suis pas encore K.O.

— Ils appelleront la police. Vous comprenez ?

— Vous allez m’arrêter ? explosé-je, un rire dans la voix. Qu’ils viennent, ils me font pas peur !

— Ça, nous l’avons bien compris. Je parle plutôt des plaintes contre vous.

J’inspire le plus possible.

— Insultes, menaces, dégradations de biens publics, et personnels. Vous vous souvenez de votre passage chez Monsieur Houlard, l’année dernière. Nous n’avons rien dit mais personne n’a oublié.

Ce bougre de Houlard ! Il avait braqué son fusil sur moi, et parlé de venir se farcir un steak de cheval gratos en se servant parmi mes bêtes. Il n’a pas volé ses deux fenêtres cassées et ses pneus crevés ! D’accord, cette fois-là, j’ai peut-être un peu dérapé, mais Ethan venait de se faire virer de son troisième job consécutif, et j’avais trois vœux qui avaient vécu un calvaire à m’occuper et placer dans une bonne famille. J’étais au bord de la faillite. Je le suis toujours.

Devant mon silence, je m’attends à entendre un ricanement mérité, mais rien de tout cela...

— Sinon, nous avons la solution, laisse-t-elle échapper – apparemment à contre-cœur.

— Ah oui ?

— Un grillage. Une haie. De plus de deux mètres, qui ferait le tour de votre propriété. Les animaux ne pourraient pas passer chez vous, donc pas de raison de venir les chercher.

Cloîtrer toutes mes terres ?! Ce n’est pas pour rien qu’elles sont appelées Le Refuge du Baume.

— Financer par vos soins ? m’enquis-je.

— Bien sûr que non.

Forcément.

Je laisse couler, pour voir ce qu’elle pourrait avoir d’autre à dire, mais la discussion est terminée, alors, après un au revoir bref, nous raccrochons.

Tirer un grillage de cette hauteur tout le long de la propriété doit valoir une fortune ! Il faudrait d’ailleurs que je vérifie au passage vraiment où s’arrêtent les terres de ma famille. Les enclos ne vont pas jusqu’au bout, je dois avoir encore quelques centaines de mètres à droite ou à gauche. D’accord, ça empêcherait ces idiots de venir, arme à la main, au cœur d’un sanctuaire où j’espère que les animaux n’auront plus à souffrir, mais ça ne résout pas le problème de l’abomination que je vois chaque année.

Je sors de la réserve avec mes licols sous les bras et lance à Richard, qui doit être dans le coin étant donné que j’ai perçu des bruits de pas sur le gravier :

— Tu vas pas croire la nouvelle connerie que m’a pondu la mairie !

J’ouvre grands les yeux sur les deux silhouettes qui se tiennent sur le parking. Mon employé est bien là, et il n’est pas seul. C’est le citadin de la dernière fois. Toujours en chemise blanche et mocassin. Il a dû se perdre.

— Bonjour, me salut-il alors que j’arrive à leurs niveaux.

Richard a trois piquets en plastique sous le bras et un marteau qui dépasse de la poche de son bleu de travail. Vu la tronche qu’il tire, il a hâte de se séparer du nouveau venu pour aller vaquer à ses occupations. Même si le jeune homme est la plupart du temps un bon garçon, il a la mauvaise manie – propre à cette région – de se méfier des étrangers. Manie dont j’ai hérité aussi. Ça doit être la terre, tout le monde finit infecté.

— Je n’ai pas trouvé d’autres animaux abandonnés, si cela vous inquiète !

Ça doit être une blague. Et elle est de mauvais goût. Le fait que son sourire s’efface est la preuve qu’il en a conscience. Moi qui espérais une belle enveloppe de cash déposée dans ma boîte aux lettres, de la manière la plus simple possible, je suis déçue. Surtout qu’il se tient devant nous les mains vides. Il doit avoir froid avec son manteau dernier cri de parigo tête de veaux. Sans gant, sans écharpe, il me donne des frissons. J’ai presque envie de lui foutre un bonnet sur la tronche.

— On peut vous aider ?

Tentons de rester poli. Pourtant, tout ce que je voudrais, c’est faire part de ma colère auprès de Richard, en rapport avec les idioties de cette mairie.

— Et bah justement, non !

Qu’est-ce qu’il m’invente, celui-là ?

— C’est moi qui viens vous proposer mon aide. Je me suis dit qu’un don, en argent, je veux dire, au final, c’est peut-être un peu léger. Du coup, je me propose en tant que bénévole, c’est pas mieux ?

Non, pas du tout. Il a fumé son tapis de voiture avant de venir ou quoi ? Richard vient de manquer de s’étouffer avec sa salive, il a beau essayer de le cacher, je le vois comme le nez au milieu de la figure. Les joues rouges du nouveau venu s’étirent alors qu’il semble vouloir garder un sourire à toutes épreuves.

— Je pourrais vous montrer comment faire une campagne Ulule, par exemple, se propose-t-il.

— C’est quoi ? demande mon employé avec un air bougon.

— Bah, du financement participatif. Les gens peuvent faire des dons, ou regarder des pubs, ce qui vous permet de rapporter une petite somme à chaque fois. Comme ça, même des gens sans argent peuvent vous aider.

Mon ami et moi échangeons un regard. C’est du chinois, pour nous. Internet est installé dans la maison depuis qu’Ethan a fait une crise à mon père, quand il était ado, pour pouvoir jouer à des jeux vidéos. Ça a duré deux semaines, puis il est passé à autre chose. Maintenant, c’est surtout utile pour mettre des vidéos débiles sur nos téléphones pour occuper Alex.

— On a trop à faire pour s’occuper de ce genre de choses... marmonné-je.

Je tiens le refuge à bout de bras depuis des années, de la même manière que le faisait mon père avant moi. De la vente de foin, de la location de tracteur, du fromage grâce aux chèvres, la revente d’animaux sauvés et réhabilités. Et la sueur de mes propres mains.

— Voilà pourquoi je suis là ! chantonne l’ homme. Pourrait. Être là. Si vous le voulez.

Son visage se fige tandis qu’il comprend que ce n’est pas aussi facile de débarquer ici.

— Vous avez pas autre chose à faire ?

— Je suis en vacances.

J’aurais vraiment préféré un chèque ou une liasse de billets. Surtout qu’il pue le fric, avec ses fringues et sa citadine.

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