Bleu. Bleu. Bleu.
Les gyrophares des voitures de police et de l'ambulance stationnées devant l'hôtel tournaient en boucle. La nuit était tombée.
J'avais accueilli la première patrouille de police et les avais conduits jusqu'à Giulia une heure plus tôt. Depuis, tout un tas d'autres types en uniforme avait débarqué, des ambulanciers, des légistes… et puis, bien sûr, la famille de Giulia.
La police avait établi un périmètre de sécurité devant l'hôtel pour empêcher les voisins trop curieux d'approcher. Tout le quartier était en émoi, dans la rue, sous le porche des immeubles ou aux fenêtres. Certains adolescents avaient sorti leur téléphone portable pour filmer ou photographier la scène.
On m'avait interrogé. Je leur avais raconté que j'étais entré dans l'hôtel pour gagner un pari et y avais découvert le corps de Giulia. Le flic moustachu qui avait recueilli mon témoignage avait hoché la tête, sûrement consterné par la bêtise des jeunes. Mieux valait qu'il me pense attardé plutôt que fou. Ou pire : impliqué. Heureusement, les policiers semblaient privilégier la thèse de l’accident.
Je ne leur ai pas parlé de Sophia, Annalisa et Doris. Déjà, parce que j’aurais eu du mal à justifier comment je savais qu'elles étaient là quand Giulia était tombée. Surtout, ce n'était pas à moi de les dénoncer.
À présent, j’attendais sagement qu'on m'autorise à rentrer chez moi. Un des ambulanciers avait tenu à me draper dans une couverture chauffante après avoir enlevé les échardes plantées dans mes paumes – il en avait extirpé une presque aussi grande qu'un cure-dents – et désinfecté mes petits bobos. Je crois qu'il me pensait en état de choc ou un truc du genre. Je patientais donc, emballé comme une escalope, appuyé contre une des voitures de la police : une Alfa Romeo 159, peinte en bleu azur. Un modèle au design élégant, mais qui se traînait un peu à cause de son poids. Pas l'engin que j'aurais préféré pour une course poursuite, m'enfin. En parlant de voiture, la Mercedes avait disparu. Vraiment louche.
Ils venaient juste de charger le corps de Giulia dans le véhicule des pompes funèbres. Le plus difficile dans tout ça, ç'avait été la réaction de sa famille. En arrivant sur les lieux, la mère de Giulia s'était effondrée. Littéralement. Maintenant, elle fixait un point droit devant elle, l'œil vitreux et les joues baignées de larmes. Elle ne disait plus rien. Ne semblait plus entendre les inspecteurs. Comme si elle était morte, elle aussi.
Un bras serré autour des épaules de sa femme, le père de Giulia tenait bravement bon. Il hochait la tête, répondait aux questions des agents de police, mais son visage était livide et ses yeux bouffis exprimaient la même perdition que ceux de sa femme. Le grand frère, lui, s'était retiré à l'arrière de la voiture familiale. Il se tenait la tête entre les mains, le dos voûté.
Ils n’étaient pas venus me parler. Je n'avais pas essayé d'aller leur parler non plus. Je ne voyais pas ce que j'aurais pu leur dire. J'espérais que Giulia ne me demanderait pas de leur transmettre un dernier message.
Elle était encore là.
Les gens se pressaient autour d'elle, interrogeaient ses parents, les voisins, embarquaient son corps ; mais personne ne la remarquait en dehors de moi. Elle était restée près de ses parents. Elle avait essayé de prendre la main de sa mère, mais ses doigts fantomatiques l'avaient traversée.
Je n'avais jamais considéré la mort comme quelque chose de triste. Sûrement parce que, même morts, à mes yeux, les gens continuaient d'exister. Ils pouvaient toujours se promener dans les rues, faire des blagues, regarder la télé ou jouer au foot – véridique, j'avais surpris toute une équipe de fantômes se disputant un match un jour. Mais là, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à toutes les choses que Giulia ne ferait pas. Obtenir son diplôme, tomber amoureuse une fois, deux fois, trois fois, se marier, avoir des enfants et un chien, manger une glace à Disneyland… Une existence entière de gâchée, plus tous les dommages collatéraux : sa famille anéantie par le chagrin, Sophia, Annalisa et Doris qui allaient devoir vivre avec la mort de quelqu'un sur la conscience. Tout ça à cause d'un stupide accident.
Tout ça à cause d'un stupide fantôme.
Le vrai coupable dans cette histoire, pour moi, ce n'était ni Sophia, Annalisa et Doris ni le mauvais esprit du President. C'était peut-être idiot, mais le vrai coupable, au fond, j'avais l'impression que c'était moi. Ça devait être la culpabilité du survivant. Après tout, qu'est-ce que j'aurais pu y faire ? Ce n'était pas ma faute si un fantôme trop cuit avait décidé de se venger sur la première venue. J'avais beau me le répéter, il y avait une petite voix, quelque part dans ma tête qui, elle, disait que j'aurais dû m'occuper de ce fantôme plus tôt. Qu'il n’aurait pas dû être là.
Il n’aurait pas dû être là et Giulia serait encore en vie si j'avais… si j'avais… Je ne sais pas.
Je n'étais pas fichu de l'expliquer mais voilà, j'avais le sentiment de m'être planté. C'était peut-être ma capacité à voir les esprits qui, tout à coup, me faisait penser que j’étais responsable de leurs actes.
— C'était vraiment très courageux.
Je me suis tourné vers Giulia. Les fantômes avaient un don pour passer d'un endroit à l'autre en un battement de cil.
— J'ai pas fait grand-chose, ai-je assuré.
— Tu m'as libérée.
Suivant distraitement du regard les employés des pompes funèbres qui remontaient dans leur véhicule, elle a ajouté :
— C'était comme un cauchemar. J'arrêtais pas de me réveiller ici, j'arrivais pas à m'en aller. Et elle était là, dans le noir, à dire et à me montrer des choses horribles…
L'évocation au mauvais esprit l'a fait frissonner.
— Ça va aller maintenant, elle t'embêtera plus.
— Oui. Grâce à toi.
L'admiration qu'elle me témoignait me dérangeait d'autant plus que je ne pensais pas la mériter.
— Tu m'as libérée, a-t-elle répété. Et mes parents auront pas à me chercher partout.
Cette pensée avait l'air de la consoler. C'était vrai qu'au moins, maintenant, ses parents savaient ce qui lui était arrivé. Ils pourraient faire leur deuil, au lieu de passer des jours à la chercher en se demandant si elle avait fugué, si on l'avait kidnappée, assassinée ou Dieu sait quelle horreur.
— Ouais.
— Je regrette de pas avoir essayé d'être ton amie, à l'école.
Là, elle m'a pris de court.
— J'ai jamais cru ce que les autres disaient sur toi, a-t-elle affirmé, comme si elle se sentait obligée de s'expliquer.
— Y a pas de lézard.
Elle m'a regardé, ses grands yeux brillants étrangement au milieu de sa figure à demi-translucide. Un instant, j'ai cru qu'elle allait pleurer.
— Je savais que t'étais quelqu'un de particulier. Quelqu'un de bien.
Mes joues se sont mises à chauffer. J'ai rentré la tête dans les épaules et remonté la couverture papier allu sur le bas de mon visage pour essayer de me cacher.
— Je… euh… hum…
Ma gêne l'a fait sourire de toutes ses dents. Giulia pouvait être mignonne. Je veux dire, ce n'était pas la fille sur qui les garçons se retournaient à l'école. Elle avait un look de grand-mère, avec ses pulls décorés de lapins, ses petites tennis blanches et ses collants trop épais sous ses jupes droites. Ses cheveux étaient drôlement crépus, comme si elle avait mis les doigts dans la prise, ses dents de devant étaient un peu de travers et son nez trop gros. Pourtant, là, je l’ai trouvée mignonne. Est-ce que les gens devenaient un peu plus beaux une fois morts ? Ou c’était simplement moi qui ne l’avais jamais vraiment regardée ?
J'ai fini par baisser les yeux pour jouer avec le goudron qui se décollait en le raclant du bout de la chaussure. Il y a eu un long silence, puis Giulia m'a demandé :
— Dis… est-ce que tu crois que le paradis existe ?
Elle observait son père qui entraînait sa mère jusqu'à leur voiture.
— Mon père m'a toujours dit que les gens bien allaient au paradis, près du Seigneur.
— Je sais pas.
Si le paradis existait, les morts que j'avais pu croiser n’étaient pas au courant. Ou alors Dieu n’avait pas voulu d'eux dans son jardin. Je n'avais pas la réponse à cette question. Par contre, il y avait une chose dont j'étais sûr.
— Mais s'il existe, c'est obligé que t'y ailles.
Le visage de Giulia a disparu avant de réapparaître et j'ai compris qu'elle rougissait, façon fantôme.
— Je sais pas où je vais aller, mais je sens que je peux partir maintenant.
Elle a fermé les yeux.
— J'ai pu dire au revoir à mes parents et à mon frère, je crois qu'ils m'ont entendue. Je me sens légère.
Quand elle a rouvert les yeux pour les poser sur moi, je me suis rendu compte qu'elle devenait de plus en plus transparente. Elle avait déjà commencé à perdre des couleurs depuis que la police était arrivée, mais là, elle s'effaçait à vue d'œil.
— Je sais pas où je vais, mais j'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi.
Son image n’était plus qu'une silhouette argentée un peu floue. Elle a continué à me sourire jusqu'au bout. Avant que je comprenne, elle s'est penchée vers moi et a déposé un baiser sur ma joue. J'ai senti ses lèvres. Pas très fort, juste un frôlement, comme la caresse du vent ; un frisson qui s'est attardé sur ma peau.
Puis elle a disparu dans un dernier écho.
Merci.
Seule la suite nous dira d'où vient sa culpabilité !
Merci beaucoup pour ta lecture et tes retours. <3
C'est un plaisir quotidien de lire ton histoire, de te laisser un commentaire et de voir que tu y réponds à chaque fois ! Je découvre PA et c'est vraiment encourageant de découvrir la qualité des histoires et des échanges !
Ce chapitre-ci est juste impeccable, un moment de transition avant la suite de l'action je m'en doute bien, mais un moment suspendu, très touchant et à la fois très simple ! Bravo !
Il me semble qu'il y a une petite coquille quand tu écris "L'évocation au mauvais esprit l'a fait frissonner." Est-ce que tu voulais écrire "L'évocation du mauvais esprit" ?
J'ai encore un tout petit peu de temps devant mois ce matin, alors j'en profite pour lire un chapitre de plus !
C'est un plaisir quotidien de lire tes retours. ^^ Mais oui, PA, c'est vraiment un endroit super pour partager ses écrits et se perfectionner. On peut avoir des retours, des échangent constructifs, et les gens sont toujours bienveillants et encourageants ici. <3 J'ai beaucoup progressé grâce à PA.
Je suis très très contente que ce chapitre de transition ne t'ait pas paru ennuyeux.
Ah, on dit l'évocation de quelque chose, et pas l'évocation à quelque chose... ? Je vais vérifier ça ! Je suis pas très douée avec le français. x'D
Merci beaucoup !
C’est un beau chapitre, un peu triste, forcément, mais beau. Parce que la petite rentre sans doute, et qu’elle échappe à un on ne sait quoi qui paraissait pourtant terrible.
Tu n’oublies pas toutefois de glisser un petit point qui remonte le mystère. Enzo avait une mission, et avec la boule de lumière, je pense qu’il se serait souvenu, mais là, il garde juste une impression secrète qui le fait se sentir coupable.
J’ai une petite interrogation cependant : Enzo est mineur et il a quand même découvert un cadavre. Je me serais attendu à ce que la police contacte son père et qu’en son absence, il soit au moins confié à ses grands-parents. Mais bon, c’est peut-être dans la suite, que je vais m’empresser de lire parce qu’après tout : c’est le week-end ^^
Merci. <3
Tes impressions étaient les bonnes, du coup. ^^ Maintenant tu comprends sûrement pourquoi il se sent coupable.
Concernant la police, tu as eu la réponse dans la suite ! Enzo leur a fait croire que sa grand-mère était en route. On peut discuter le fait que les policiers s’en aillent avant qu’elle arrive, très honnêtement je ne sais pas quelles sont les procédures à suivre dans ce cas de figure, mais moi ça ne me paraît pas si extraordinaire d’imaginer que les messieurs aient voulu retourner à leur travail. Mais si la majorité des lecteurs trouvent ça improbable, je peux envisager de changer ça. è.é
J'ai trouvé intéressant la manière dont le détail des descriptions colle aux centres d'intérêt d'Enzo. Certains aspects de la scène sont résumés en phrase, tandis qu'il prête une attention toute particulière aux voitures. Je trouve ça assez crédible et raccord avec la réalité, on ne fait pas tous attention aux mêmes choses.
Quand son raisonnement rationnel sur son absence de responsabilité et son intuition s'opposent, je le lis encore une fois comme un indice sur cette espèce de mémoire collective évoquée avec le don pour la mécanique.
C'est un petit défis que je me suis lancée, toujours nommer la marque des voitures dont je parle ! Je me suis dit que ça donnerait une regard unique à Enzo. J'essaye aussi de privilégier des métaphores et comparaisons mécaniques, mais c'est pas facile. C'est pas du tout mon truc, la mécanique ! x'D Mais je suis contente que t'aies remarqué.
Aucun détail ne t'échappe. :p Les réponses, dans la suite. (oui, je fais du teasing)
Merci beaucoup pour ta lecture et tes commentaires !
Ce que j'ai aimé dans ce chapitre, c'est surtout la fin, je la trouve poétique, ce moment ou Giulia disparaît dans un dernier "merci"...
Par contre, j'aurais aimé que tu décrives un peu plus l'arrivée de la police ainsi que le moment où Enzo se fait interroger.
Merci merci. ❤
Pour la police, hum... Je t'avoue que ça ne m'a pas paru important au point de le décrire. En plus, je dois t'avouer que je n'ai aucune idée de comment ça se passe dans ces cas là, comment la police réagis, toussa... J'ai fait de mon mieux pour me renseigner, mais c'est pas facile à trouver, comme info. :/ Je ne sais pas si ça vaut le coup que je prenne le risque d'écrire des bêtises... é.è
Merci en tout cas !
Oui, ça y est, après avoir écouté tous les audios d'Isa, je me lance dans la suite ici même, et c'est un vrai plaisir !
"emballé comme une escalope" haha, mais y a que Enzo pour sortir ça dans une situation pareille <3
Et les petits commentaires sur la voiture de police sont géniaux ! J'aime bien quand un détail nous rappelle vite fait qu'on est en Italie ^^
Ah, et j'ai mis le doigt il y a peu sur un des points forts de ton histoire : tu prends le temps de disséminer les informations, ce qui rend le tout vraiment très agréable, toujours mesuré. Sur les fantômes, tout bêtement, on n'ajoute à chaque chapitre un petit détail, un truc qui paraît évident à Enzo mais qu'on ne découvre que dans la "pratique", si je puis dire. C'est quelque chose de vraiment dur, je trouve, de pas expliquer son imaginaire par gros paquets, alors vraiment bravo !
Je file lire la suite (je crois que je vais tout dévorer ce week-end, héhé) !!
Roh la la, cette avalanche de commentaires ! C'est beaucoup trop gentil. *w* Je suis hyper contente que ça te plaise comme ça. <3
Contente que tu apprécies les détails comme le modèle de voiture de la police italienne ! Ca me demande parfois des heures de recherche, juste pour un petit détail dans une petite phrase... x'D Mais je tiens à être aussi "juste" que possible. è.é
Ah oui, donner les informations utiles aux lecteurs et aux perso sans que ce soit lourd et indigeste, c'est pas un exercice facile. x'D Après avoir pas mal "expliqué mon imaginaire par gros paquets" dans ma première histoire, j'ai fini par apprendre de mes erreurs. v.v J'ai dû faire pas mal de pirouettes à certains moments pour qu'Enzo se pose pas tout de suite toutes les questions qu'il pourrait avoir... Heureusement, même s'il est curieux, c'est pas non plus le genre à penser à tout ! Il se laisse bien porter par la wave. 8D
Je vais essayer de pas trop traîner pour répondre à tes autres commentaires. Encore merci. <3
À part dans cette phrase où l'absence du "n' " m'a vraiment gênée, je n'ai rien à signaler : "Son image était plus qu'une silhouette argentée un peu floue."
Je note pour la phrase. Avec le recul, j'avoue que c'est perturbant, je le rajouterai. è.é
Encore merci !
C'est dingue ! Tu parles de fantômes et tu arrives quand même sans problème à rendre cette scène très émouvante... Chapeau !
Le chapitre est court, mais indéniablement efficace. Il n'y avait pas besoin d'en dire plus dans cette scène.
En revanche, je suis impatiente de découvrir le prochain chapitre parce que celui-ci cloture l'histoire de Giulia, sans relancer particulièrement sur la suite. Il n'y a guère que l'étrange sentiment de culpabilité d'Enzo qui montre discrètement la direction de la suite. Est-ce que ce n'est pas un peu dangereux, ce creux ? La fin du chapitre est logique comme ça, mais peut-être que d'enchaîner tout de suite sur le début d'autre chose et de terminer sur une action serait plus... accrocheur ?
Remarque, je dis ça mais c'est hors de question que je ne vienne pas lire la suite dès que tu la posteras !
Détails :
"Un bras serré autour des épaules de sa femme, le père de Giulia tenait bravement bon." : le "bon", n'est peut-être pas nécessaire.
"J'avais beau me le répéter, il y avait une petite voix, quelque part dans ma tête, qui elle disait que j'aurais dû m'occuper de ce fantôme plus tôt." : qui disait que j'aurais (ou alors il faudrait mettre le "elle" entre virgule)
A+
C'est aussi pour ça que j'ai pas relancé direct sur la suite à la fin. Je voulais que ce chapitre soit un « hommage » à Guilia, et j'ai peur que ça perde un peu de sa force si j'enchaîne direct. :/ Après, je sais que c'est super risqué comme fin de chapitre, et j'exclus pas de la décaler au début du chap suivant. Faut que je médite sérieusement la question. è.é
Moh moh moh, tu me fais rouzir. éwè La suite arriiive !
Merci pour les remarques !
Merci pour le commentaire !
Merci merci ! ♥♥