7. Bleu

Basile,

Je sais que Maman a dit qu’on ne devait pas parler jusqu’au dîner, mais j’ai eu une idée : en écrivant chacun notre tour sur mon cahier, nous pouvons avoir une discussion qu’elle n’entendra pas.

D’Accord

Très bien, mais la prochaine fois ne chuchote pas ce que tu as écrit en même temps de me refaire passer le cahier. Maman a l’air plongé dans sa lecture mais je suis sûre qu’elle tend l’oreille.

D’Accord

Tu as mis tellement de temps à écrire, j’ai cru que j’aurais plus qu’un mot à lire.

La plume ne marchait pas bien, j’ai dû repasser plusieurs fois sur mes lettres.

Ce n’est pas grave. De toute façon c’est normal que je sache écrire plus rapidement que toi, je suis plus grande. Tu t’en sors déjà très bien.

Merci De quoi voulais-tu parler avec le cahier ?

Je ne sais pas, de ce que nous voulons. Je n’ai pas envie de lire comme Maman me l’a dit.

Tu pourrais écrire dans ton nouveau journal de bord

C’est vrai, mais je préfère écrire quand je sais que tu vas lire après. (N’oublie pas les points à la fin de tes phrases.)

Tu pourrais me faire lire ton journal de bord.

Oui, un jour, quand il sera rempli avec quantité d’incroyables découvertes.

Tu l’as bien montré à Léon hier.

C’est vrai, et je peux bien t’en dire la raison : je voulais impressionner Léon, car figure-toi que mon Journal de Bord est déjà très impressionnant. Toi je n’ai pas besoin de t’impressionner puisque tu es mon cousin et que nous nous connaissons déjà très bien.

D’Accord. Mais je pense que je connais aussi très bien Léon et que lui aussi.

Attention quand tu écris à ne pas tâcher ta manche. Bien sûr que nous nous connaissons, mais cela ne suffit pas. C’est normal que tu aies du mal à comprendre puisque tu n’es pas amoureux.

Les adultes sont amoureux aussi et je crois qu’ils auraient du mal à te comprendre aussi.

Basile, j’ai un secret à te révéler. Je ne voulais pas t’en parler parce que tu es petit et que c’est vraiment un grand secret. Seulement, comme tu parle des adultes qui sont amoureux, je pense que je peux te le dire, enfin te l’écrire.

Si c’est un secret que tu as promis de ne pas dire, tu ne devrais pas me le dire, même si en fait tu vas me l’écrire.

Tu as raison, mais je jure que je n’ai rien promis à personne. C’est un secret que j’ai découvert toute seule.

Alors vas-y. Ecris-le au lieu de me refaire passer le cahier.

C’était la nuit avant le premier jour de l’année. Après le dîner, Léon et ses parents sont partis, et nous avons dû tous les deux monter nous coucher pendant que les adultes restaient en bas près de la cheminée. Tu t’es endormi très rapidement parce que Papa nous avait mis une bouillotte dans le lit et on était bien au chaud sous l’édredon. Pour ma part, je savais que j’étais trop excitée pour dormir. Je me suis levée jusque dans le couloir pour aller écouter les adultes parler dans les escaliers. Je n’entendais pas grand-chose à part leurs rires, parce qu’ils riaient très fort à cause du cidre et de la bouteille de champignon. Comme j’avais un peu froid je suis revenue dans la chambre avec refermant la porte sans faire de bruits pour ne pas te réveiller. Quand je suis remontée dans le lit, j’ai entendu que tu pleurais. Je t’ai demandé ce qui n’allait pas mais tu n’as pas répondu parce que tu dormais encore. Alors je t’ai simplement fait un câlin et au bout d’un moment tu as arrêté de pleurer. J’ai attendu très longtemps mais je n’arrivais toujours pas à m’endormir comme toi. J’ai eu soif, alors je suis encore descendue du lit. (Tu es bête de me chuchoter des choses pour que je te montre ! Si Maman nous entend parler, elle viendra pour nous gronder et elle risque même de lire le cahier et de tout découvrir !) Je suis sortie encore de la chambre pour aller boire un verre d’eau à la cuisine. Quand j’étais dans le couloir j’entendais encore Maman et Papa rire dans le grand salon, alors je me suis dit que personne ne me verrait. Seulement, quand je suis arrivée à l’escalier, j’ai vu que Tiphaine et Jade étaient toutes les deux dans le couloir. Je me suis cachée derrière la rambarde en regardant à travers les barreaux pour voir quand est-ce qu’elles partiraient et que je pourrais descendre à la cuisine sans me faire voir. D’abord elles se sont rapprochées pour se tenir les mains, puis elles ont levé la tête vers la branche de gui que Papa a accrochée dans le couloir et elles ont ri doucement et puis elles se sont embrassées toutes les deux sur la bouche. Puis elles se sont fait un câlin et puis elles ont rejoint Papa et Maman dans le grand salon en se tenant la main. Je me suis dépêchée de descendre les escaliers et d’aller boire à la cuisine et puis je suis vite remontée et je me suis glissée dans le lit tout chaud. J’ai compris que j’avais un secret parce que personne d’autre que moi n’a vu ce qu’il s’était passé.

Tu as trop écrit, je me suis ennuyé sans rien faire à te regarder. Ton histoire est bien. Désolé d’avoir pleuré pendant la nuit, je n’ai pas fait exprès. Aussi je suis presque certain que la bouteille que Tiphaine a apportée s’appelle du champagne, cela n’a rien à voir avec des champignons.

Tu aurais dû lire quelque chose d’autre en attendant plutôt que de me déconcentrer avec tes signes et des chuchotements. Ne t’en fais pas, ça ne me dérange pas quand tu pleures, je suis triste pour toi mais après tu t’es rendormi alors j’étais contente. Tu as raison, je me rappelle maintenant que ça s’appelle du champagne. Pourquoi tu ne dis rien sur le secret que j’ai partagé avec toi ?

Le secret que tu t’es levée pour aller boire un verre d’eau ?

Mais non ! Le secret que Jade et Tiphaine se sont embrassées comme Papa et Maman et aussi Monsieur Leslie et Madame Manuela. Tu ne comprends vraiment rien à ces choses-là.

Je n’avais pas compris que c’était un secret parce que je le savais déjà.

Comment ça ??

Tu as écrit un point d’interrogation de trop. Je le savais déjà, c’est tout.

Toi aussi tu les as vues s’embrasser comme des amoureuses ?

Non, mais j’ai vu qu’elles avaient l’air amoureuses même si elles ne s’embrassaient pas. Comme Oncle Jasmin et Tante Gaëlle quand ils savent que nous sommes là et qu’ils évitent de trop nous montrer qu’ils sont amoureux mais que cela se voit quand même beaucoup.

Tu aurais pu me le dire, tu sais que je m’intéresse à l’amour.

Oui, je sais, c’est pour cela que j’ai pensé que tu l’avais vu aussi. Tu vois que je ne comprends pas rien parce que je ne suis pas amoureux. Même si je ne m’intéresse pas à l’amour je peux comprendre des choses parfois.

C’est vrai. Tu m’impressionnes, mon cher Basile. Pourquoi tu fais des grimaces ?

J’ai mal à la jambe.

C’est à cause de ta chute de tout à l’heure ?

Oui ça me fait mal quand je touche

Alors ne touche pas, voyons ! C’est sur ton tibia, c’est bien cela ?

D’Accord Oui

Retrousse ton pantalon pour que je vois.

D’Accord

Tu n’étais pas obligée de l’écrire. En tout cas ne t’inquiète pas, c’est seulement un bleu. J’en ai très souvent, tu sais, parfois je ne sais même pas pourquoi. La marque va disparaître toute seule.

Ce n’est pas bleu, c’est violet et un petit peu jaune.

Je sais, mais on appelle quand même cela un bleu. C’est Maman qui me l’a dit.

C’est étrange.

Oui. Arrête de le toucher, voyons ! Tu sais, tu devrais peut-être utiliser une canne pour t’aider à marcher et éviter de tomber et de te faire mal.

Je ne suis pas aveugle.

Les cannes ne sont pas simplement pour les aveugles comme Monsieur Leslie. C’est aussi pour les personnes qui ont besoin d’aide pour marcher et ne pas tomber et ne pas se faire mal.

Mais j’aime bien mon bleu, même s’il me fait mal, je le trouve beau.

Je comprends. Cela dit, il vaut mieux collectionner les choses belles qui ne te font pas mal, Basile. Des cailloux par exemple.

D’Accord. Je vais y réfléchir.