8. Réseau

Mon très cher Basile,

Nos dernières lettres se sont visiblement croisées : je viens de recevoir celle dans laquelle tu me raconte le merveilleux retour des hirondelles sur l’île. Tu as dû me l’envoyer au même moment où je t’annonçais de mon côté notre départ de la ville pour passer quelques semaines à la campagne. J’attendais justement notre retour pour te raconter ce séjour champêtre et ta lettre m’attendait à l’appartement, me parlant d’un début de printemps radieux et du chant des oiseaux. Ceci dit, je ne peux m’empêcher de percevoir une certaine tristesse dans tes mots.

Notre chère Jade m’a fait lire des lettres que Maman lui envoyait pour parler de nous. Tu as exactement le même ton qu’elle qui suppliait sans cesse Jade de revenir à l’Orée des Embruns. Tu me manques aussi. Ici également nous avons pu profiter du changement de saison, mais je dois avouer que cela me pince légèrement le cœur de manquer cette belle période où l’île reprend de la voix et des couleurs. Je me réjouis sincèrement à l’idée de retrouver bientôt cet univers familier, et de te revoir après tant de semaines, mon cousin adoré. Toutefois, je ne peux pas dire que mon séjour avec nos chères Jade et Tiphaine me donne des raisons de vouloir l’écourter, ce serait plutôt le contraire.

Tu sais déjà comme mes premiers pas dans la vie urbaine m’ont donné du plaisir. Je voudrais maintenant te narrer les découvertes incroyables que j’ai eu la chance de faire dans une région rurale de cet immense continent. J’ai déjà dû te dire que le domaine où nous nous sommes rendues appartient à un vieil ami de Tiphaine. Depuis ma dernière lettre, j’en ai appris un peu plus. C’est à cet endroit en vérité qu’elle a vécu l’essentiel de sa jeunesse après avoir quitté le foyer parental quand elle avait ton âge. Te rends-tu compte ? Certes elle n’avait pas de mer à traverser en bateau pour partir, mais je trouve tout de même qu’il faut vraiment du courage pour quitter sa maison et sa famille à seulement quatorze ans.

Quoi qu’il en soit, la demeure de Monsieur Clarence est finalement devenue son nouveau foyer. C’est un lieu magnifique dans lequel son ami nous a accueillies toutes les trois avec beaucoup d’égards. Jade était déjà venue plusieurs fois, bien sûr. Tiphaine et elle viennent en visite à chaque solstice s’il leur est possible. Ce ne sont pas des dates choisies au hasard : ces deux nuits sont propices à des expériences magiques. Tiphaine persiste à faire la moue si d’aventure elle m’entend employer ce mot, mais puisqu’elle ne lit pas nos correspondances, je peux bien l’utiliser comme il me plaît avec toi.

Ce n’est pas non plus un hasard si mes chères hôtesses ont décidé de se rendre chez Monsieur Clarence avant que je ne reparte à la maison. Tu sais que notre chère Tiphaine m’a un peu initiée à la magie chaque fois que nous nous sommes vues au cours des huit dernières années. Comme Papa m’a enfin autorisée à venir leur rendre visite, elle s’est résolue à en profiter pour me faire franchir un grand pas dans mon apprentissage.

Le jour-même de notre arrivée, nous nous sommes rendu toutes les trois dans le parc gigantesque de Monsieur Clarence. En réalité, c’est une véritable forêt. On y trouve grand nombre de clairières et à ces endroits, il y a des pierres. Ce sont même d’énormes rochers, parfois debout, parfois couchés sur le côté, et qui ont l’air de statues attendant d’être sculptées. Le jour suivant, j’ai beaucoup exploré la forêt de mon côté, laissant à Jade et Tiphaine une intimité qui leur avait sans doute manqué depuis que j’étais arrivée. J’ai également beaucoup discuté avec Monsieur Clarence, qui est un homme charmant et dont la maison recèle de trésors. Le soir venu, Tiphaine m’a annoncé l’arrivée prochaine de l’équinoxe.

Ce n’est pas un jour aussi important que l’un ou l’autre des solstices, cependant c’est le moment idéal pour éprouver la sensibilité d’une néophyte comme moi à la magie de ce monde. L’équinoxe est un point culminant à sa façon : c’est l’apogée de l’harmonie, l’équilibre parfait.

Accompagnée seulement de notre chère Tiphaine, je me suis rendue dans une clairière de la forêt, au centre d’un cercle imparfait de rochers. Nous avons tracé ensemble des signes dans la terre et placées des gemmes autour de nous. Cela peut sembler étrange, et j’admets que je me suis interrogée plus d’une fois sur le bien-fondé de toute cette mise-en-scène. Mes doutes se sont évaporés par la suite. Assise dans cette clairière, entourée par les arbres, les pierres, la terre, et rassurée par la présence douce et sereine de Tiphaine, j’ai perçu des choses qui m’étaient inaccessibles jusqu’alors. J’ai senti les êtres de la nature communiquer entre eux. J’ai senti l’énergie circuler, ou plutôt devrais-je dire les énergies, car elles sont plurielles et même innombrables. Le plus hallucinant était de me rendre compte que j’avais ma place dans ce réseau polyphonique.

Nous sommes restées dans la clairière toute l’après-midi et une bonne partie de la nuit. Il n’y a eu aucune manifestation visible de la magie comme ce que j’aurais pu imaginer. Tout s’est déroulé au-dedans de moi, c’était d’autant plus impressionnant, je te l’assure. Les jours suivants, j’ai encore travaillé à développer l’acuité de mes sens cachés. J’ai aussi grimpé à l’arbre le plus haut de la forêt, joué du piano pour Monsieur Clarence et ramassé quantité de champignons. Je te raconterai davantage lorsque nous nous verrons.

Embrasse de ma part notre cher Léon et mon Papa,

Merci encore de veiller sur eux pour moi,

Je te serre dans mes bras. 

Ta merveilleuse cousine,

Hermine