Ma stupéfaction laisse place à la colère. Xander s’est joué de mon ignorance. Il s’en amuse à moitié. C’est une moitié de trop. Une moitié que je ne peux supporter.
Je serre les poings, folle de rage. Je lui en veux de prendre ma déconvenue à la légère. De ne pas m’avoir prévenue de ce qui m’attend dans cette ville. Il n’a rien dit quand je lui ai fait part de mes inquiétudes, de mes incertitudes, de mon ignorance. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter.
Tout est géant à la Vaste Majuscule, bien sûr que c’est inquiétant ! J’ai l’air d’un grain de poussière, à côté de tous ces géants. Un grain de poussière fragile et insignifiant.
Si Xander est venu pour m’effrayer ou me ridiculiser, il peut cesser de grimper cette maudite échelle. Qu’il reparte à Bescherelle-sur-Mer ! Qu’il retourne à son magasin de cookies !
Comment réagir autrement ?
— Je pensais que tu avais saisi mon petit jeu de mots tout subtil. Autour de l’idée de grandeur. Euh… Je suis désolé, Véra… Vraiment, vraiment très désolé… On t’apprend pas la subtilité, dans tes livres ?
Il en vient presque à me reprocher de ne pas avoir deviné la vérité. Sa mauvaise foi est sans limites. Je souhaite plus que tout conserver une ambiance harmonieuse entre nous deux. En cet instant, la coupe de ma patience déborde à flots :
— Je suis furieuse ! Je pensais que l’on se soutenait tous les deux. Pour l’instant, c’est loin d’être le cas. J’ose espérer qu’aucune mauvaise surprise ne m’attend au tournant parce que… parce que.. me retrouver dans une ville peuplée de géants… eh bien… cela me suffit amplement !
Je vois le vil menteur peiner à accéder aux derniers barreaux de l’échelle. Y voit-il quelque chose ? Redoute-t-il d’affronter ma colère ? Ce qui est certain, c’est qu’il prend son temps. Il mesure chacun de ses mouvements.
— Comment va-t-on faire pour ne pas se faire piétiner ?
Je lui pose la question tout en le hissant jusqu’à moi.
— On va devoir ramer, Véra. On va vraiment devoir ramer.
La terre tremble à nouveau.
— Bouh ! Ces tremblements, reprit-il. Les géants ont l’air particulièrement pressés aujourd’hui.
— Xander ! Mais où sont donc les rames dont tu parles ?
Il prend un air désespéré :
— C’est une expression d’un autre temps, Véra. D’un autre temps.
— Ah…
— Tes livres t’ont pas appris ça, non plus ?
Je hausse les épaules, dubitative.
— Ramer, c’est avoir des difficultés pour atteindre un objectif. Dans notre cas, on va être en difficulté pour se frayer un chemin parmi les géants. C’est même peu dire… J’aurais pu dire « on va galérer » aussi. C’est la même chose.
— La galère, c’est un navire, n’est-ce pas ?
Une pointe d’admiration illumine son visage.
— Je vois que les livres ont une petite utilité, malgré tout. On y cause galère et navire. Tu m’en vois ravi.
Il marque une courte pause avant de poursuivre :
— Autant pour moi, j’aurais dû te dire « on va galérer » et non « on va ramer ». Je suis pas en accord avec tes livres. On va dire que c’est de ma faute, et puis voilà.
Nous sommes arrivés en pleine heure de pointe. Partout, je vois des géants qui vont dans des directions différentes. Sans prendre la peine de s’arrêter, ni de ralentir leur cadence. Sans regarder sous leurs pieds. Pour eux, nous ne devons être que deux pauvres minuscules insectes invisibles, insignifiants.
— Il y a vraiment un Ornikar dans cette ville ? Comment va-t-on faire, Xander ? Comment ? Entre les géants et leurs tremblements… On peut à peine bouger…
Mon ancien patron soupire, encore une fois :
— Tes parents t’ont bien appris à regarder où tu poses tes petits pieds quand tu marches, non ?
Je confirme d’une voix timide.
Ma mère ne me laisse pas beaucoup mettre le nez dehors. Hormis pour aller à l’école, et de temps en temps à la bibliothèque municipale. Je ne vois pas très bien où il veut en venir.
— Eh bien ! Ici, c’est pareil, reprend-il. Peu importe la taille des gens que tu as en face de toi… Tu regardes où tu poses tes pieds et puis c’est tout. Inutile de te dire que si tu percutes un géant, tu vas faire un sacré bond dans les airs et… très probablement t’aplatir par terre.
Il s’interrompt, surpris par la vue d’un azuré canarien, un nouveau papillon qui fait approximativement notre taille.
Cette vision me fige sur place, l’espace de quelques secondes.
— Bref, on va essayer de rester en vie.
Je n’ai jamais vraiment envisagé de mourir au cours du voyage. Selvina m’avait prévenu du danger, pourtant. Je me rends compte que je ne l’ai pas prise au sérieux. Je le regrette déjà…
— Pour commencer, trouvons une auberge dans laquelle nous allons nous reposer un peu. Je sais pas toi mais j’ai mal partout. Il était long, ce voyage… Je suis é-pui-sé. Et ce chariot bruyant… J’ai une migraine. C’est comme si j’avais des épines de cactus dans les oreilles.
J’essaie d’éprouver de l’empathie. Sans vouloir paraître insistante, c’est lui qui a tenu à emprunter le chariot souterrain.
— Il y a une auberge que j’aime bien. Elle accueille aisément les gens de notre taille. La gérante est très sympathique, de notre taille elle aussi.
Il plisse des yeux, encore plus que d’ordinaire.
— Par contre, précise-t-il, à cause de ma vue trouble, tu vas devoir me servir de guide. Il faut tout faire pour pas finir en charpie… Tu t’en sens capable ?
— Tu ne manques pas de culotte, dis donc.
Surpris, il me lance un drôle de regard.
— Je ne manque pas de… hein ? Quoi ?
— Tiens donc, tu ne connais pas cette expression ? Tes voyages d’affaires et tes cookies ne te l’ont pas apprise ?
Xander fait mine de ne point s’en soucier. Il détourne le regard en marmonnant dans son coin.
— Puisque tu insistes, je vais t’expliquer… Ne pas manquer de culotte, c’est ne pas avoir froid aux yeux. Une façon de parler, finalement… C’est avoir de l’audace.
Il se contente d’acquiescer discrètement.
Le voile sur ses yeux l’empêche de pouvoir discerner clairement les divers mouvements des géants. Il réitère sa demande. Je proteste un peu mais j’accepte de le guider, n’ayant pas d’autre alternative.
Ainsi, je mesure le moindre de nos pas. Chaque mètre est parcouru à la vitesse d’un escargot boiteux. Et encore, je reste persuadée qu’un escargot boiteux peut avancer plus vite que nous.
En croisant un capuchon et un cardinal, deux autres papillons d’après mes souvenirs de lecture, je me pose la question si nous n’irions pas plus vite en grimpant sur leur dos. Les habitants de la Vaste Majuscule sont géants. Ils foulent un sol sableux, suffisamment pour soulever une quantité considérable de poussière. C’est ce qui nous ralentit. Chevaucher des papillons nous permettrait de prendre un peu de hauteur et d’avancer plus efficacement.
Les immeubles ne sont pas plus petits. En levant la tête suffisamment haut, j’aperçois le Tribunal de Vaste Instance. J’ignore ce qui s’y trame. Je sens l’établissement s’agiter brusquement.
— Le Vaste Conseil doit s’y réunir en ce moment-même, en déduit Xander.
— Le Vaste Conseil ? Qu’est-ce que c’est ?
Sur le plan politique, je n’ai pu récolter que très peu d’informations dans mes livres. Je mets aussi de côté nos querelles linguistiques. J’ai besoin d’en savoir davantage sur cette ville. Xander est le seul à pouvoir me renseigner.
— La Vaste Majuscule est régie par un Conseil composé de trois géants qui sont en charge de la politique, de la justice et de l’économie de la ville, me raconte-t-il.
Tout en discutant, je m’active à le guider jusqu’à l’auberge que je commence à repérer au loin. Elle se situe en face de la Vaste Brocante et près du Vaste Jardin.
L’établissement se rapproche de nous. Il n’a pas l’air très spacieux, pas autant que les autres bâtiments aux alentours.
Sans tarder, nous pénétrons dans la bâtisse en bois.
***
L’intérieur est éclairé par plusieurs lanternes. Le hall comprend un bureau et un coin détente avec plusieurs tables et chaises. Je devine que les chambres se situent à l’étage.
Au bout de quelques secondes, la gérante de l’auberge, mesurant environ deux mètres, fait une apparition. Elle nous reçoit avec un grand sourire maquillé et des yeux couleur azur :
— Soyez les bienvenus à la Vaste Auberge ! Je m’appelle Madame Germaine. En quoi puis-je vous être utile ?
Xander se dévoue pour lui répondre.
— Nous…
— Vous êtes touristes, j’imagine, le coupe-t-elle.
Nul besoin de nous présenter. La dame a de suite compris que nous ne sommes pas d’ici. Xander semble un peu vexé que la gérante ne le reconnaisse pas. Il m’a dit tout à l’heure y avoir trouvé refuge à plusieurs reprises, lors de ces précédents voyages.
— Je peux vous louer une chambre. Il y en a une de disponible. La moins chère, qui plus est. Ce sera cinq pièces la nuit.
En entendant le prix de la chambre, je manque de déglutir.
— Trop cher pour nous, madame… Deux pièces par nuitée, est-ce possible ? négocie Xander.
— D’accord pour deux pièces. Ne vous inquiétez pas, nous arrange-t-elle.
Après avoir payé une première nuit, nous montons tous les trois à l’étage. Nous découvrons notre chambre composée de deux lits distincts.
— Madame Germaine, pardonnez-moi… Est-il possible de faire une lessive ?
J’essaie de ne pas me renifler, depuis mon entrée à la Vaste Auberge. Madame Germaine s’apprête à retourner au rez-de-chaussée. Il y a peut-être une possibilité pour nettoyer olfactivement nos vêtements. Je regrette de n’avoir aucun vêtement de rechange. Je rêve de me débarrasser de l’odeur d’eau croupie et de crasse.
— Bien évidemment ! Vous pouvez même prendre un bain. Je peux vous prêter une robe de chambre. Tout cela se trouve dans la salle de bains, à l’étage, au bout du couloir.
Ceci est parfait pour me réchauffer un peu en attendant que mes vêtements soient lavés et séchés. Xander me laisse m’y rendre la première.
Madame Germaine me suit dans le couloir. Je saisis ma chance pour lui poser la question qui me brûle les lèvres depuis que j’ai mis un pied dans l’auberge. La curiosité est plus forte que la raison.
— Par hasard, vous savez où je peux trouver un homme du nom d’Ornikar ?
— J’en connais plus d’un, mademoiselle euh…
— Véra ! Mademoiselle Véra.
— J’en connais plus d’un, mademoiselle Véra. Mais mes souvenirs… vous savez… Ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Il doit y en avoir dans la Vaste Majuscule, sûrement. Je ferai les présentations quand l’occasion s’offrira à nous.
Madame Germaine semble embêtée de ne pas me fournir une réponse plus précise.
— Je vais me renseigner pendant votre bain. Lorsque vous vous serez dévêtue, vous n’aurez qu’à poser vos vêtements sales dans la panière de la salle de bains. Je les laverai au plus vite, m’assure-t-elle.
— Merci beaucoup, vraiment ! dis-je, touchée par son extrême gentillesse.
Avant de s’éloigner et de revenir à ses occupations, elle ne peut se retenir de me dire :
— Vous ressemblez beaucoup à un explorateur qui avait l’habitude de séjourner ici. La ressemblance est si troublante... Nous avons même son portrait affiché à l’accueil.
Elle marque une pause en se mordillant la lèvre inférieure :
— Ce Monsieur Tristan…
Mon coeur manque un battement ou deux.
Tristan.
Le prénom de mon père.
— Monsieur Tristan était très aimé, même si je n’ai pas pu le connaître personnellement. Monsieur Tristan est quelqu’un de votre famille, mademoiselle Véra ?
Je ne parviens pas à répondre quoi que ce soit.
C’est si inattendu comme révélation…
En cherchant un Ornikar, j’en apprends davantage sur mon père.
L’émotion me plonge dans le silence. Je reste fixée sur mes souliers. Je me contente de la remercier mille fois pour tout ce qu’elle fait pour nous.
Madame Germaine regagne son bureau au rez-de-chaussée. Je pénètre donc sans plus attendre dans la salle de bains. Dans l’espoir de me détendre. De me laver. Dans la hâte de pouvoir me rhabiller au plus vite.
Je ne demande qu’une chose : voir de mes propres yeux ce fameux portrait à l’entrée de l’auberge.
He bien, quelle arrivée! J'ai lu d'une traite, et j'aime toujours autant.
Ici, j'ai une remarque sur la taille des géants. Je les imaginais beauuuuucoup plus grands, genre leur pied est plus grand qu'un bus. Deuxièmement, ils vont dans une auberge, et je remarque qu'elle a l'air à peu près à la bonne taille (certes, la gérante fait 2m mais c'est petit par rapport à se faire écraser). C'est un peu étonnant, mais malgré l'absurdité claire de la situation, j'aurais aimé avoir une explication sur cette normalité dans l'anormalité, pour que mon imagination se fixe sur la situation!
Sinon, j'aime le personnage de Madame Germaine, pas si géante que ça au grand coeur <3.
A bientôt !!! <3
Madame Germaine n'était pas du tout prévue, au départ. Je m'y suis tellement attaché depuis ! :3
A bientôt, Raza !