Epilogue
Exilés
Bann se réveilla l’estomac vide.
Le soleil était à peine levé ; il avait été sorti du sommeil par la faim et non le jour. Quand il se redressa sur sa paillasse, il avisa les marques qu’il avait creusées dans le tronc de l’arbre. Treize coups de couteau. Quatorze nuits depuis qu’ils avaient mis les pieds dans la Nouvelle Vallée.
Depuis un moment déjà, et malgré un rationnement drastique, leurs réserves étaient entièrement consommées. Ils ne trouvaient pour s’alimenter que des poissons minuscules et des racines sans grande consistance. En l’absence de nourriture correcte, le corps de Bann était endolori et son estomac lui donnait l’impression de se digérer lui-même.
Le départ de Mev et des autres, une sizaine auparavant, avait eu le mérite de leur laisser un bref répit côté provisions. Il avait surtout permis à Bann d’enfin diriger le groupe sans contestation. Mais il n’avait pas su dénicher de quoi se nourrir et il se trouvait maintenant à court d’idées. Plus que tout, il craignait de voir ses compagnons se retourner contre lui et lui reprocher de les avoir conduits ici.
La voix de Demka le sortit de ses pensées.
— Ils ont atteint la Cité depuis au moins trois jours.
Bann pivota vers elle. Assise sur sa paillasse, comme lui et comme les deux derniers membres de leur groupe, elle regardait nerveusement ses mains. Bann ne put s’empêcher de remarquer qu’elles tremblaient.
— S’ils ne sont pas morts, rétorqua froidement Glaë, visiblement peu sensible à évoquer cette éventualité.
Sa réflexion réveilla des braises encore chaudes dans l’esprit de Bann, qu’il s’efforça d’étouffer. Non, bien sûr que non. Mev avait promis qu’il reviendrait ; il ne se serait pas laissé mourir comme ça. Et puis, si quelque chose lui était arrivé, il l’aurait ressenti dans son âme. Ancrée en lui, cette conviction le rassurait.
Néanmoins, son absence lui pesait énormément. Bien plus qu’il ne l’aurait imaginé. Souvent, il se retournait pour lui faire part d'une réflexion ou pour lui poser une question, conditionné par la certitude que son petit frère se trouvait toujours juste derrière lui. Mais il n’était pas là, et ses yeux rencontraient alors ceux de Glaë, dont la compagnie était un bien piètre substitut. Mev avait constamment été à ses côtés, depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait, comme une prolongation de lui-même. Dernièrement, ils avaient eu des différends, mais cela ne changeait rien à la profondeur de leur relation. À la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre.
Il décida d’ignorer l’intervention de Glaë.
— Ils ont atteint la Cité ; ils devraient réussir à nous envoyer de l’aide. Avec un peu de chance, nous pourrions les voir revenir dès aujourd’hui.
L’espoir : c’était la seule nourriture qu’il leur restait. Un fruit qu’il s’efforçait de faire pousser pour ses compagnons, un fruit appétissant qu’il ne s’autorisait pas à goûter. Il avait du mal à imaginer que Mevanor, même accompagné de Mara, arriverait à convaincre le Gouverneur de leur permettre de continuer leur exploration. La ville devait depuis longtemps avoir découvert ce qui se trouvait au fond du gouffre et cela ne plaisait sans doute à personne. Si des bateaux devaient les rejoindre aujourd’hui, ce seraient certainement des éclaireurs chargés de les ramener en ville et de les enfermer.
Quels choix s’offraient à lui désormais ? Mourir de faim ici en attendant du secours qui ne viendrait sûrement jamais, ou être raccompagné à la Cité par des soldats et abandonner son rêve alors même qu’il touchait au but ?
Bann se leva, pour échapper à la fois aux regards de ses compagnons et aux idées déprimantes qui l’envahissaient, puis s’approcha de la petite ouverture dans la cloison de la cabane.
Il avait passé plus de deux sizaines à explorer les alentours. À faire des découvertes. Des arbres, des fleurs, des buissons aux feuilles étranges. Avec le temps, chaque nouveauté engendrait moins de surprise, et il finissait presque par se demander si cela en avait vraiment valu la peine. Pourtant, il resta bouche bée devant la vision funeste qui s’étalait sous ses yeux.
Livide, incrédule, il descendit deux à deux les barreaux de l’échelle puis courut en direction de l’endroit où ils avaient accosté. La barque blindée reposait sur le lit vide du Fleuve, encore humide de l’eau qui l’occupait la veille. Ce qu’il avait espéré être un mirage se révélait la triste réalité.
Ils avaient ouvert le barrage.
Bann chercha des yeux les falaises, desquelles des torrents d’eau se déversaient à présent. Le Fleuve avait repris son cours naturel.
Comment Mevanor et Mara avaient-ils pu échouer à ce point ?
La Gouverneur avait décidé de ne pas leur venir en aide ; il pouvait le comprendre. Mais pourquoi les exiler ainsi ? Pourquoi les condamner à mort ? Peut-être n’avaient-ils pas simplement ouvert le barrage. Peut-être l’avaient-ils détruit. Peut-être ne pourrait-il plus jamais retourner en ville.
L’incompréhension fut vite remplacée par une résignation froide.
Puisque la Cité ne voulait pas s’assurer de leur survie, ils se débrouilleraient seuls. Puisque la Cité ne voulait pas les voir revenir, ils ne rentreraient pas.
Il ne rentrerait plus.
Bann sentit soudain ses compagnons se glisser à ses côtés. Le désespoir se lisait sur leurs visages affligés. Des larmes avaient laissé des traces brillantes sur les joues de ses deux plus vieux amis. Seule la rousse avait les yeux secs ; elle était la seule à n’avoir rien à perdre de l’autre côté de la forêt pétrifiée. Bann posa une main sur l’épaule de Rohal qui l’interrogeait de son regard perdu. Il devait être fort, pour eux.
— Partons d’ici, souffla-t-il.
Ses trois compagnons hochèrent sombrement la tête. Il n’y avait rien à ajouter. Plus rien ne les retenait dans cette partie de la Nouvelle Vallée. S’ils se mettaient en route maintenant, ils atteindraient peut-être, beaucoup plus en aval, un endroit où s’installer plus durablement. Ils suivraient le Fleuve jusqu’à trouver de quoi manger ; jusqu’au bord du monde, s’il le fallait.
En silence, ils rassemblèrent leurs affaires dans la barque blindée et la poussèrent jusqu’à la confluence des deux lits du Fleuve. Le courant les emporta rapidement. Bann ne jeta pas un seul regard en arrière.
Bientôt, ils arrivèrent au niveau de la forêt de bois précieux. Leur embarcation avança encore un long moment entre les arbres rouges puis, au loin, le manteau végétal s’écarta progressivement des berges. Le Fleuve délaissait les abords de la forêt pour serpenter entre des herbes hautes, des fleurs, et des prairies parsemées d’arbres colorés. Le soleil avait presque terminé sa course dans le ciel.
— Arrêtons-nous ici, déclara Bann.
C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis qu’ils étaient partis du campement.
Ils accostèrent sur la rive droite, tirèrent la barque hors de l’eau, puis s’avancèrent prudemment dans la végétation. Tout autour d’eux s’étendaient de splendides herbes dorées et de grands arbres fruitiers.
— C’est magnifique, souffla Rohal. Ces prairies sont bien plus belles que celle que nous avons quittée.
Magnifiques, elles l’étaient effectivement ; cependant, sans parvenir à comprendre quoi, quelque chose dans ce paysage intriguait Bann. Ses compagnons se jetèrent sur les fruits qui pendaient des arbres et il les imita, repoussant son trouble dans un coin de son esprit. Ils cueillirent ce qui ressemblait à des pommes encore vertes, mais déjà sucrées et s’installèrent dans l’herbe pour manger. Fatigué, Bann se désintéressa vite de la discussion entre Rohal et Demka. Il tourna la tête vers Glaë, assise tout près de lui. Ses sourcils froncés trahissaient un sentiment de méfiance ; elle scrutait l’horizon entre les arbres qui poussaient de l’autre côté de la berge. Le jeune homme n’était donc pas le seul à ressentir cet étrange malaise. Leurs regards se croisèrent et il se pencha doucement vers elle.
— Il y a quelque chose qui cloche avec ces prairies, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Glaë jeta un œil furtif à leurs compagnons comme pour s’assurer qu’ils n’écoutaient pas.
— Les plantes sont différentes des nôtres, et pourtant, contrairement à l’endroit où nous avons fabriqué la cabane, le paysage ressemble à chez nous.
Elle s’arrêta, inspira profondément et son visage se crispa un peu.
— Tu vas peut-être trouver ça stupide, mais je ne crois pas que nous soyons dans une prairie. Les arbres sont trop éloignés les uns des autres, presque alignés proprement, de tailles égales.
À nouveau, elle s’arrêta, et se mordit la lèvre. Le cœur de Bann battait à tout rompre dans sa poitrine. Il avait compris son sous-entendu, mais c’était impossible. Il ne voulait pas risquer de passer pour un fou, il devait d’abord l’entendre de sa bouche.
— Si ce ne sont pas des prairies, qu’est-ce que c’est ?
Elle leva vers lui des yeux terrifiés. Il l’encouragea à continuer d’un signe de la tête.
— Ce sont des champs. Ils sont cultivés, lâcha-t-elle dans un souffle quasiment inaudible.
Bann ferma les paupières pour échapper aux prunelles de Glaë qui le suppliaient de trouver une explication plus rationnelle. Il n’en avait pas.
Il pensa à son père, à sa mère, à sa sœur. Il pensa à Mev. Quoi qu’il leur arriverait maintenant, ils devraient faire face seuls, chacun de son côté. Il se sentait comme amputé d’un bras, amputé de la meilleure partie de lui-même. Malgré tout, il avait la conviction absolue qu’un jour, ils se retrouveraient.