69. Stabilité

Par Gab B
Notes de l’auteur : Et voilà la fin du chapitre 15 ! Il restera encore l'épilogue, qui est presque terminé d'écrire :)
Bonne lecture !

Chapitre 15 : La Cité

 

Stabilité

 

Dans son bureau du dernier étage de la tour Etho, Vélina tentait d’organiser sa nouvelle vie. Plus tôt dans la matinée, ses gardes personnels avaient aidé les domestiques à retirer la plupart des meubles de la pièce, que Nedim avait transformée en petit salon plus qu’en véritable espace de travail. L’endroit paraissait à présent bien vide ; une grande table au centre, quelques sièges confortables pour accueillir des visiteurs, des cabinets pour ranger les documents indispensables.

Tout le reste, toutes les missives adressées à Nedim et autres vieux papiers qui étaient jusque là entassés en désordre sur le bureau, elle les avait fait descendre dans les étages inférieurs. Certaines pièces avaient été presque entièrement abandonnées depuis des décennies. À en juger par la paperasse empilée dans tous les coins de l’appartement, l’ancien Gouverneur n’avait par exemple jamais exploité la salle des archives, où Vélina avait fait rapatrier tout le superflu. Il lui faudrait du temps pour réhabiliter la tour Etho et lui redonner toute son utilité d’antan. Et bien plus de temps pour remettre de l’ordre dans le reste de la Cité.

La vieille femme savait qu’elle devait préserver son énergie pour les questions essentielles. Encore plus que lorsqu’elle était administratrice, il serait facile de se perdre dans le flot de sollicitations qui émanaient de tous les côtés. Il fallait prendre de la hauteur pour restructurer le pouvoir en place. Laisser les administrateurs gérer les affaires courantes de leur quartier, laisser ses conseillers s’entretenir avec eux et avec les chefs de corporations et n’intervenir que pour trancher, en dernier recours. Laisser aussi à la Garde, et uniquement à la Garde, le soin de faire respecter les lois. C’était d’ailleurs le sujet de sa prochaine visite.

Vélina reposa devant elle les documents qu’elle était en train de parcourir et se frotta les yeux. Au loin, une cloche sonna la mi-journée. Ponctuel comme à son habitude, Ekvar frappa à la porte au même instant.

— Gouverneur, salua-t-il après avoir avancé de quelques pas dans la pièce.

— Général, répondit Vélina avec un léger signe du menton en direction d’un fauteuil. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : j’ai lu votre rapport sur la réinstauration de la Garde dans les quartiers. Force est de constater que cela prend plus de temps que prévu.

Son interlocuteur serra la mâchoire, visiblement vexé par ses reproches.

— Nous avons déjà établi des postes de garde dans les anciens bâtiments des milices de tous les quartiers nord, ce qui était primordial. Pour le reste, j’ai effectivement besoin d’un peu de temps. Il faut évaluer tous les anciens miliciens qui veulent nous rejoindre, décider de leurs sorts. Ce serait une grave erreur de redonner du pouvoir à ceux qui sont encore trop loyaux envers leurs administrateurs. Et puis, le recrutement au sein de l’Escadron suit un long processus qui…

— Ce point n’est pas une priorité, coupa Vélina. Il sera toujours temps d’ajuster les effectifs de l’Escadron une fois que la stabilité de la Cité sera assurée.

— L’Escadron a un rôle à jouer pour assurer cette stabilité. Il n’existe que pour cela.

Ekvar soutenait son regard, le menton relevé comme en signe de défi. D’un ton appuyé, il continua.

— Mon devoir consiste à veiller à la sécurité de la population, Gouverneur.

— Et le mien à construire un avenir politique viable, répondit calmement la vieille femme. Ces recrues, vous les avez enrôlées grâce à mes propres écailles, et je ne vous reproche pas de vouloir faire grossir leurs rangs. Tous les membres du Premier Cercle n’ont pas encore été débusqués et nous comptons toujours des ennemis parmi les notables de la ville. Mais il y a un temps pour tout, Général. Voir vos hommes en noir marcher dans les rues, épée à la ceinture, suscite la peur chez les habitants. Vous devez vous en tenir au plan que nous avions établi. Réinstaurez la Garde dans chaque quartier, au plus proche des citoyens. Donnez-leur confiance dans votre capacité à gérer les conflits et les criminels. S’ils considèrent l’Escadron comme votre bras armé, ou le mien, alors nous ne valons pas mieux que les rois de naguère.

Le Général continua à défendre son point de vue pendant un moment, avant de lâcher prise de mauvaise grâce. Il constituait l’une des forces avec lesquelles elle devait composer. Un homme droit et fidèle à ses devoirs, mais à la vision parfois étriquée, modelée par une vie de soldat, loin des réalités quotidiennes du reste de la population. Il ne semblait pas se rendre compte du travail faramineux qu’ils devraient accomplir pour apaiser les tensions qui existaient toujours en ville et rebâtir une justice pour tous. Il ne comprenait pas qu’une paix durable s’installerait par le dialogue et non par l’épée.

Ekvar finit par repartir en grommelant, après lui avoir confié la besace qu’elle avait réclamée et pour laquelle elle avait dû parlementer longtemps. Elle s’en saisit et quitta ses appartements pour descendre à son tour les marches du grand escalier en colimaçon. Bientôt, chaque étage retrouverait la fonction pour laquelle il avait été construit, quatre cents ans plus tôt. Les archives, juste en dessous de l'endroit où elle logeait. Plus bas, les bureaux des conseillers, les quartiers des domestiques, les salles de réception. Au premier, les cuisines. Quand elle passa devant, la bonne odeur du déjeuner en préparation la fit saliver. Son ventre émit un gargouillis pour lui rappeler qu’il était temps de manger. Elle secoua la tête pour chasser l’idée. D’abord, une petite visite à son hôte s’imposait.

Arrivée devant la porte des souterrains, Vélina demanda à un garde de lui ouvrir et continua à descendre les marches qui, faute de fenêtres, n’étaient plus éclairées que par des torches. Lorsqu’elle franchit le seuil du deuxième sous-sol, elle entendit son prisonnier se redresser sur son lit, dans la cellule du fond.

Bien sûr, cet étage faisait partie de ceux que Nedim n’avait jamais utilisés. Vraisemblablement, les lieux devaient déjà être abandonnés à l’époque de son prédécesseur ; ces Gouverneurs lâches et sans pouvoir n'avaient pas de raison de se servir de leur propre prison secrète. Par conséquent, peu de gens en connaissaient l’existence.

— Bonjour, Mevanor, dit-elle en s’approchant de l’endroit où le jeune homme était enfermé.

Celui-ci la regarda d’un air de défi, sans répondre. Depuis son arrestation, il n’avait pas raconté grand-chose, sûrement parce que Vélina avait interdit au Général d’user la méthode forte pour le faire parler. Cela aurait été inutile. Il ne faisait pas partie du Premier Cercle, elle en avait la certitude. Le temps permettrait de savoir si ses parents avaient joué un rôle dans cette organisation ; quant à lui, il n’était probablement qu’un garçon influençable et rêveur.

Vélina s’assit sur la chaise installée à son intention devant la cellule, et lui montra le contenu de la besace à travers les barreaux métalliques qui l’enfermaient.

— Nous avons trouvé tes dessins. Tu es assez doué, je dois dire. Là, par exemple, j’imagine que c’est la barque blindée que ton frère et toi avez volée. Et ces arbres, qu’est-ce que c’est ?

— Vous ne me croiriez pas, répondit Mevanor. Et vous auriez certainement raison. Bann a trop menti, à tout le monde.

— Essaie quand même, l’invita Vélina dans un sourire compatissant.

Le jeune homme sembla se rendre compte qu’il en avait déjà trop dit et se mura à nouveau dans le silence. Le Gouverneur soupira. Elle aurait sûrement réagi de la même façon, enfermée là, après avoir appris l’emprisonnement de ses parents. Il la voyait comme une ennemie. Mais elle ne voulait pas jouer ce rôle, et il le comprendrait s’il arrivait à se mettre à sa place.

— Je n'ai aucune raison de te croire, c’est vrai, reprit-elle. Mais je ne peux pas nier les faits. Je sais par Ekvar que le Fleuve a été détourné de son lit à cause du barrage et tu es revenu en ville avec toutes sortes de croquis de paysages nouveaux. J’ai du mal à penser que tout ceci soit une invention. Où êtes-vous allés, et qu’avez-vous trouvé exactement ?

— Comment va Ada ? rétorqua Mevanor pour changer de sujet.

— D’après les informations que j’ai, elle se débrouille plutôt bien. Elle prend difficilement ses marques, mais elle comprend que je n’avais pas d’autre choix. Je dois la voir demain, je pourrais te donner plus de nouvelles si tu le souhaites. En attendant, j’ai besoin de réponses.

Elle lui montra quelques dessins, et il consentit à fournir un effort. Il lui parla d’arbres à épines immenses, de fleurs nouvelles, de prairies verdoyantes. Tout semblait venir d’une histoire pour enfants, sans la morale mettant en garde contre le danger de se trouver hors des murs de la cité. Pendant qu’il racontait son voyage, le visage triste de Mevanor se transformait. Les étoiles qu’elle voyait dans ses yeux, la sincérité de sa voix ; tout portait à croire qu’il n’inventait rien. Même quand il disait que le dernier croquis du carnet, celui qui représentait Mara, avait été dessiné avant son départ, et qu’à part les deux miliciens qui étaient remontés avec lui, tous les autres étaient restés sur place.

Pourtant, plusieurs personnes avaient juré avoir aperçu l’administratrice traverser la ville et rentrer chez elle. Vélina et Ekvar avaient fait fouiller chaque recoin des demeures Volbar et Kegal, chaque ruelle de ces quartiers. Sans succès. Si la jeune femme s’était récemment trouvée dans la Cité, elle s’était à présent évaporée.

Le Gouverneur regarda attentivement le prisonnier devant elle. L’inquiétude avait repris possession de ses traits. Il avait sans doute espéré, en lui avouant toute la vérité, qu’elle viendrait en aide à son frère aîné et à ses amis. Mais c’était impossible, même si elle avait eu la certitude qu’il ne mentait pas. Son histoire, évidemment, avait piqué la curiosité de Vélina. Quelles découvertes, quelles opportunités le détournement du Fleuve avait-il à offrir ? Néanmoins, elle se savait incapable de gérer à la fois la reconstruction politique de la ville et des explorations d’un genre nouveau, qui bouleverseraient leur monde. Si elle avait eu vingt ans de moins… Et encore.

Sa peur de ne pas contrôler les événements et sa crainte de conduire la population à sa perte se révélaient plus fortes que son désir de voir de ses propres yeux si les dessins de Mevanor retranscrivaient une incroyable vérité.

Pour le moment, l’accès au Fleuve était jalousement gardé par le Général et ses sbires de l’Escadron. Mais ils ne pourraient contenir la curiosité populaire bien longtemps. Trop de personnes se trouvaient déjà dans la confidence ; même si Ekvar jurait de la loyauté de ses hommes, des rumeurs ne manqueraient pas de circuler. Et elle ne pouvait pas le permettre, pas maintenant, alors que la Cité était en passe de retrouver sa stabilité d’antan.

Une fois que le garçon eut fini de parler, Vélina lui sourit gentiment. Il faudrait chercher une façon de rendre sa situation plus confortable. Elle serait obligée de le garder enfermé encore des lunes et cet endroit n’était pas adapté pour des emprisonnements de longue durée. Et puis, il ne méritait peut-être pas son sort. D’autant plus qu’il aurait bientôt besoin de réconfort, quand elle trouverait le courage de lui annoncer qu’elle ne pourrait pas maintenir le barrage fermé éternellement.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez