Titre : Oscillations
/Début imposé / Qu’est-ce que je fous là ? J’ai pourtant toujours pensé que tout ça n’était pas pour moi. Pourquoi
j’ai dit oui ? Je ne peux plus reculer maintenant. Je me suis engagée. Comment faire machine
arrière ? Quelqu’un décèlerait sûrement que j’ai peur.
Et puis autour de moi, il y a ce lieu improbable. Je n’avais jamais vu ça de ma vie, ou alors je
n’avais pas l’idée… Va savoir. Le corps pour moi, c’était juste 12 ou 14 en Times New Roman ou
Helvetica, rien d’autre. Mais cette fois… Il est là./
J’en suis certaine, parce que je l’ai vu entrer dans ce bâtiment aux allures de château hanté
avant d’oser le faire moi-même. Je veux bien prendre des risques, mais seulement si il y a la
possibilité d’une récompense à la clé.
Figée sur le seuil de cette gigantesque porte en bois gravé, j’essaie de le retrouver dans ce
hall grandiose tout en rouge et or. Dans ce lieu très théâtral évolue une foule étrange
composée de corps colorés, mouvants. Et pourtant l’atmosphère est silencieuse, feutrée. Alors
que j’oscille entre dedans et dehors, quelqu’un vient se poster en face de moi.
- Bonsoir Madame Pergamin, et bienvenue dans l’Antre de la Bête.
Un homme en livrée de velours mauve asymétrique m’accueille en faisant une drôle de
courbette. Sorte de M. Loyal baroque à coiffure léonesque, son attitude ouverte et joyeuse
réussit à me faire sourire.
- Bonsoir Monsieur, dis-je en hochant la tête, et merci pour l’invitation. C’est une
première fois pour moi, je ne suis pas sûre de savoir ce que je fais là.
- Allons, allons cette invitation n’est pas arrivée par hasard très chère. Nous savons très
bien vous et moi pourquoi vous êtes là. Allez prendre un verre au bar, mêlez-vous à la
foule. Nous n’allons pas tarder à lancer les festivités.
Il finit sa phrase en me faisant un grand geste d’ouverture de son bras gauche, comme si il
m’invitait à aller faire mon numéro sur la piste. Je suis le mouvement. J’avance. Je suis
entrée. Je l’entends qui ferme la porte derrière moi. Je soupire malgré moi. Voilà, c’est parti.
Mais qu’est-ce que je fous là. Je me sens stupide d’avoir accepté cette invitation, et surtout
complètement à côté de la plaque au milieu de ces gens avec des formes, des tailles, des
genres de toutes sortes qui semblent sortir d’un défilé Haute Couture. Chevelures lisses et
impeccables, vêtements taillés à la perfection. Mon look est à l’opposé du leur, je me sens
gauche, pas à ma place. Pourtant je ne vois aucun regard désapprobateur, personne ne semble
faire attention à moi.
Ne sachant pas quoi faire d’autre, et toute fuite étant désormais impossible, j’obéis à
M.Loyal. Je me dirige vers un bar grandiose que je vois au fond de la salle, tout illuminé par
un doux halo jaune. Comme je suis trop petite pour trouver celui que je cherche au milieu de
tous ces corps inconnus, j’en profite pour observer ce lieu incroyable. Je n’aurai jamais cru
que cela pouvait exister dans la réalité. Rien ne semble aller ensemble et pourtant tout est
harmonieux. Comme une page écrite en Courier new et en Comic sans ms, mais qui ne ferait
pas saigner les yeux.
- Encore à penser à des références typographiques ? me demande alors derrière moi une
voix que je connais bien.
- Tu sais que tu es vraiment chiant Raymond.
Je me retourne et il est là. La raison de ma venue à cette soirée improbable. Il me fait son
sourire tordu qui laisse apparaître ses dents de boxeur. J’ai enfin retrouvé mon lapin blanc.
Raymond H. Celui qui depuis plusieurs mois me fait rater un battement de cœur et pencher
ma tête vers la gauche chaque fois que je le vois se déplacer dans les locaux de la
bibliothèque. Celui qui aussi me demande toujours pourquoi je charge autant son chariot de
remplissage.
- Oh voyons Rebecca, ne fais pas ta rabat-joie, je suis sûr que tu adores ce qui est en
train de se passer.
Tout à coup résonne dans toute la salle le son d’une trompette qui provient du centre de la
salle. La lumière s’éteint, seul un projecteur au plafond éclaire M.Loyal est debout sur un petit
podium décoré de triangles violets et verts. J’attrape le bras de Raymond pour éviter de le
perdre de nouveau dans la foule. C’est la première fois que je me tiens si près de lui.
Bizarrement, je n’ai plus peur du tout.
- Mesdames et Messieurs, De nouveau bienvenue dans l’Antre de la Bête. Vous avez été
tous invités ce soir pour une raison bien particulière. J’ai vu des habitués, et quelques
nouvelles têtes. Je vais donc rappeler les règles. Elles ne sont qu’au nombre de trois.
Pas de triche, Pas de droit à l’erreur, Pas de changement d’équipes. Quand les portes
s’ouvriront derrière moi vous vous dirigerez vers les bureaux d’enregistrement. Bonne
chance à tous, et n’oubliez pas. « Tout ce qui se passe dans l’Antre, reste dans
l’Antre. »
Tous les habitués ont crié cette dernière phrase en cœur avec lui, y compris Raymond
accroché à mon bras, et au même moment les lumières se sont rallumées dans la salle.
- Dépêche-toi, dit-il en me tirant vers la porte la plus proche.
Encore une fois je n’arrive pas à faire autre chose qu’à le suivre. Je m’aperçois même
qu’il n’avait pas tort, j’adore l’énergie de ce moment. Je me sens dans le même état que
lorsque mes copines d’école me sortaient le nez de mon bouquin, et m’entrainaient dans leurs
jeux de cours de récré.
Dans cette nouvelle salle nous nous arrêtons devant des petites tables pliantes sur
lesquelles se trouvent des machines à écrire mécanique. Les secrétaires portent un masque
opaque et laiteux. Je tremble en pensant à une série Coréenne horrifique.
- Vous serez l’équipe Améthyste. Veuillez-vous aligner contre le mur du fond en
attendant la fin des inscriptions.
Nous nous dirigeons vers le fond de cette salle qui est totalement ronde. Je profite de ce
moment d’inscription des autres équipes pour faire un point avec Raymond.
- Alors qu’est-ce qu’on fiche ici ? C’est toi qui leur a dit de me faire passer une
invitation ?
J’attaque direct. Je ne sais pas combien de temps va durer cette étape.
- Oui, j’avoue que c’est moi. J’avais vraiment envie de t’expliquer pour être sûr que tu
viennes, mais tu l’as entendu on ne doit pas en parler à l’extérieur. Et cela fait
plusieurs semaines que tu m’évites au boulot, alors j’ai dû improviser, te faire jouer à
Alice.
- Je te signale, que je t’évite parce que toi tu m’as ignoré après un rendez-vous foireux,
que tu avais initié.
- Oui, j’aurai dû t’expliquer, je n’ai pas été très malin sur ce coup-ci. Mais ce n’est pas
ce que tu crois.
- Comment tu peux avoir une idée de ce que je crois ?
- Chut. Ça commence.
Raymond me prend alors par la taille, et nous jette dans une espèce de danse frénétique.
Des haut-parleurs dissimulés hurlent une musique entraînante, la salle est devenue une boîte
de nuit improvisée. Nous sommes tous en couple, et je vois que des secrétaires masqués font
sortir de la salle des partenaires qui ne se lancent pas immédiatement dans le mouvement. Le
son est trop fort pour que nous puissions communiquer. Raymond m’entraîne dans le rythme,
je le suis avec plus de facilité que je n’aurai cru. C’est nouveau ça. Pas désagréable.
Nous tenons le coup le temps que plus de la moitié des participants soient éliminés. La
musique s’arrête d’un seul coup. Des images sont alors projetées sur les murs de la salle.
Apparaissent des sortes de compositions d’art contemporains étranges, sans aucun son.
Raymond me souffle : « ça va être à toi. »
Pas le temps de réfléchir si je veux éviter l’élimination comme pour les danseurs
retardataires. Je regarde attentivement défiler les images, ce sont des symboles. Cela
raconte une histoire, ça je connais. De l’eau, des chaînes, un rocher, une montagne, Par
instinct je crie : « le mythe de Sisyphe ». « Améthyste qualifiée pour la dernière épreuve »
Les secrétaires coréennes nous entraînent alors vers une nouvelle salle, en nous
demandant de ne plus nous parler. Nous rejoignent deux autres équipes, Jaspe et Quartz.
Personne d’autre. M. Loyal nous y rejoint.
J’ai juste le temps de souffler à Raymond :
- C’est du rapide avec toi.
- Ose dire que tu ne t’amuses pas.
Je n’ai pas le temps de répondre, notre maître de cérémonie toussote et enchaîne.
- Félicitations chers finalistes. Peu de concurrents atteignent ce palier. Dernière épreuve.
Une seule question. Qui suis-je ?
Une candidate des Quartz répond et se trompe. L’équipe est invitée à sortir. La tension
monte entre Jaspe et nous. J’observe nos concurrents, difficile de nommer leurs genres, les
codes sont brouillés. Mais on sent que ces individus se connaissent bien, ils semblent aussi à
l’aise dans ce lieu. On les sent posés et sûrs de leurs personnes.
- L’équipe qui répondra juste accèdera à la récompense finale. Si une réponse est
donnée et qu’elle est fausse, les deux équipes seront raccompagnées à l’extérieur.
L’équipe Jaspe se lance, ma main se crispe dans celle que Raymond vient de me tendre, je
sais que la réponse est fausse. Les lumières se rallument toutes d’un coup. Les portes
s’ouvrent.
- Fin des festivités, nous annonce M.Loyal. Veuillez repartir par là où vous êtes arrivés.
On finit par sortir de ce château hanté, Raymond se met en face de moi en me tenant cette
fois par les deux mains.
- Alors tu penses toujours à des typographies ?
- Je dois bien avouer que mon esprit est occupé par un autre genre d’utilisation des
corps.
J’ai vraiment bien fait de répondre "Oui" à cette invitation étrange, me dis-je en me
penchant vers lui.