« L’entrée du NIVEAU 751 est sécurisée. Le niveau est désormais accessible. Toutes les autorisations de construction, d’utilisation exclusive et les subventions pour la recherche et le développement ont été allouées par les autorités compétentes. Aucune ligne d’exploitation définie n’a été prévue pour le moment, mais les pistes sont nombreuses. Les tests doivent être menés dans leur intégralité au sein du bâtiment. Aucune dérogation ne sera délivrée. Un effort spécial sera consacré à l’équipe de réduction des risques. L’ouverture d’un cabinet de communication doit figurer à l’ordre du jour de la prochaine réunion bimensuelle. »
Marcus continuait la lecture d’un papier assez insipide sur les réunions, les budgets et les quotas, mais c’étaient ces premières lignes qui tournaient en boucle dans la tête de Nicole et Louise.
Elles gardèrent le silence quand il passa à une autre feuille.
« Aucune compensation n’est prévue pour les civil-es. Ceux-ci et celles-ci seront choisi-es au hasard, de préférence sur des trajets dépassant sept heures avec au moins un arrêt chauffeur, et à travers différentes compagnies. Le nombre de tests ne peut pour l’instant dépasser huit chaque mois, en raison de nos effectifs. Une demande d’appui à l’embauche à été faite. »
Sur la feuille était collée une note jaune pâle.
« prélèvement rosiers 4.3 »
« Il y a le nom d’une entreprise ? hasarda Nicole, plus pour briser le silence que par réelle curiosité.
- Non. Pas d’adresse, pas de numéro, rien. C’est uniquement des documents internes, j’imagine. Des genres de rapports. Ça ne nous apprend rien.
- Je crois bien que si.
Florence levait la tête depuis un bureau voisin.
- Les « civils », c’est nous. On s’est tous endormis avant un arrêt chauffeur, non ?
Hésitants, les trois autres hochèrent la tête.
- Ça parle de tests. On est ici pour un test. Pas par hasard.
Louise étouffa un rire.
- Et quel test ! Une caméra cachée avec cinq inconnus qui doivent casser une porte à l’aide de vieux outils ! Je suis certaine que l’audimat ne s’est jamais porté mieux. D’ailleurs, où sont-elles, les caméras ? Non, il doit simplement s’agir d’un truc marketing, ça n’a rien à voir avec notre présence ici. Ils testent sûrement des stratégies publicitaires et doivent garder le secret pour prévenir l’espionnage industriel. En tout cas, je ne vous laisserai pas vous angoisser pour ces billevesées. »
D’un pas raide, elle fit le tour des fenêtres, chacune bloquée par un épais store métallique coupant toute lumière venant de l’extérieur. Chaque poignée était verrouillée à la façon de celles des fenêtres d’hôpital, impossible à tourner.
Sans se démonter, elle attrapa une chaise de bureau et la souleva. La structure de plastique n’avait pas l’air bien robuste, mais il n’y avait guère mieux à se mettre sous la main. Leste, elle la jeta en travers d’une fenêtre, sans même étoiler la vitre. Suivit une seconde chaise. Un moniteur dont l’écran, lui, explosa dans une pluie de verre feuilleté. Quand elle attrapa un haut casier par un angle et s’employa à le faire basculer, Joseph posa une main douce sur son épaule.
« Tu l’as dit toi-même. Il n’y a pas à s’inquiéter. On peut attendre ici. Pas besoin de détruire tout le bâtiment.
Des gouttelettes de sueur s’accumulaient sous sa moustache.
- Je ne saurais pas l’expliquer…
Elle murmurait presque.
- Tu sais que nous ne risquons rien, mais tu dois tout de même sortir d’ici. Je sais, et je pense que c’est on ne peut plus normal. Nous sommes enfermés dans un endroit inconnu, après tout. Je le ressens aussi, et les jeunes aussi, sans doute.
- Je ne pense pas qu’on soit en danger, mais je sais que quelque chose cloche, avança enfin Marcus. Tout est un peu… À côté de la plaque. Ces papiers, les ordinateurs, le fait qu’il n’y ait pas de sorties de secours…
- Et ça, c’est quoi ? »
D’un doigt manucuré, Florence désignait une simple porte blanche surmontée d’un écriteau vert avec un pictogramme représentant un petit bonhomme en pleine course. N’importe où ailleurs, cette porte n’aurait rien eu de remarquable, mais elle détonnait contre la grisaille ambiante.
« Hah ! Comment a-t-on pu ne pas la remarquer avant ? »
Sous son ton guilleret, Louise était décontenancée par l’apparition de cette porte. N’avaient-ils pas fait le tour complet des bureaux en arrivant ? Avaient-ils été si déroutés par cet open space aseptisé qu’ils auraient raté la seule porte blanche de l’étage ?
À droite de la porte se trouvait un petit boîtier sobrement fixé au mur, doté d’une poignée de boutons et d’un lecteur de cartes. Juste au-dessus, une fiche d’instructions sommaire était retenue par deux punaises.
« Ouverture des locaux : la personne en charge de l’ouverture des bureaux doit suivre le protocole suivant :
- Déverrouiller les portes via cette console ;
- Remplir les fontaines à eau ;
- Afficher la to-do list et le planning.
Suivre les mêmes étapes dans l’ordre inverse pour la fermeture. Les cartes-pass ne sont délivrées qu’une fois par personne. Les frais de fabrication des cartes de remplacement seront retirés de votre prime. »
Au feutre, quelqu’un avait rajouté « Myra en a marre d’être toujours celle qui amène les croissants !!! »
Nicole s’approcha et gratta de ses ongles la jonction entre le boîtier et le mur.
« Tu penses qu’en l’arrachant, on peut couper le système de verrouillage ?
- Aucune idée, mais quelqu’un a peut-être coincé une carte ici. Histoire de pouvoir ouvrir même s’il perdait la sienne. C’est pas génial, niveau sécurité, mais c’est ce que j’ai toujours fait quand j’avais besoin d’un pass au travail.
- Dans tous les cas, avant d’arracher quoi que ce soit, on devrait fouiller encore. Il y aura peut-être une de ces fichues cartes dans un tiroir. Si chaque personne qui travaille à l’un de ces bureaux en avait une... »
Même si elle était à peu près certaine que chaque tiroir avait été dûment exploré, Louise ne supportait plus d’être encore coincée derrière une porte. C’était une question de fierté, mais un fond de malaise était palpable. Et si elle trouvait une carte alors que la console avait déjà été arrachée, et ce sans résultat ? La porte resterait fermée devant son nez, narquoise. Elle devrait rester dans cet endroit insipide, si loin de tout ce qui aurait pu être vu comme « son élément ».
Ayant apparemment épuisé les maigres réserves d’outils disponibles en bas, et bien incapable de se mesurer à un terminal électronique, elle n’avait plus qu’à refaire le tour de cet endroit déprimant en croisant les doigts pour qu’un employé prévoyant ait laissé sa carte sous son tapis de souris ou entre deux paquets de fournitures de bureau intactes.
Ces ramettes de papier emballées et ces classeurs vides, ça n’aurait pas dû la perturber autant. Mais ces locaux ressemblaient à un lieu témoin, jusque dans les petites touches qui auraient dû y apporter un peu de vie. Quoi de plus cliché que les croissants du samedi, toujours apportés par la même bonne poire ? Pas d’empreinte de pouce sur la barre d’espace des claviers, pas même de signes d’usure sur les sièges ou sur la moquette que les roulettes devraient mordre six jours sur sept.
Personne ne travaillait jamais ici, c’était une certitude pour Florence. Mais que justifiait une telle mise en scène ? Les documents dans les casiers indiquaient que l’entreprise qui était supposée occuper ces bureaux était en exercice depuis déjà un certain temps. Venaient-ils d’emménager ? C’était la solution la plus logique, mais elle semblait encore trop simple. Il manquait toujours une pièce au puzzle.
C’était douloureux, mais elle devait bien admettre que cette petite vieille dame énergique avait raison ; il n’y avait aucune caméra à l’horizon. Bien sûr, elles auraient pu être minuscules et planquées entre les dalles de faux plafond ou dans les prises électriques, mais qui se serait donné autant de mal pour une caméra cachée aussi… Bizarre ? En dehors de la ligne d’échappement qui avait failli lui causer une crise cardiaque en s’effondrant sur elle, les enjeux n’étaient pas franchement élevés. Pas de monstres tout droit venus des jeux vidéo de Marcus, pas d’assassin à la tronçonneuse ni rien de franchement menaçant. Juste des portes fermées, et le gris implacable.
Il y avait bien eu cette odeur de gomme brûlée en bas, mais aucun départ de feu ne semblait en être la source. Cela voulait-il dire que des véhicules étaient passés il y a peu ? Ou était-ce une simple hallucination ?
Le combiné en plastique avait l’air tout à fait anachronique dans la main fine de Marcus. Nombre d’administrations utilisaient encore des technologies un peu datées pour les communications, mais l’appareil ressemblait vivement à une relique du passé.
Il dégaina son portable pour chercher dans son répertoire. Qui appeler ? « Maman » ? Oui, Maman, bien sûr. Elle viendrait le chercher, peu importe où il se trouvait dans le pays, ou même en dehors. Elle sauterait en pantoufles et peignoir élimé dans la voiture, et elle viendrait sans tarder. Elle saurait ouvrir les portes. Elle saurait déverrouiller les stores. Elle le ramènerait à la maison.
Les touches s’enfoncèrent mollement sous ses doigts.
Dix petits bips mélodieux s’élevèrent, remplacés par une tonalité qui lui vrilla les oreilles. Il écarta le combiné de son oreille avec une grimace, et laissa s’écouler plusieurs secondes. Une idée le frappa. Tous les documents trouvés étaient écrits en français, mais il était peut-être en Suisse ou en Belgique ? Pourrait-il même contacter un numéro en France, si c’était le cas ? Trente longues secondes s’écoulèrent. Le bruit qui s’échappait du haut-parleur antédiluvien ne devenait pas plus supportable.
Pour une raison ou pour une autre, il était impossible de joindre le téléphone portable de sa mère. Il se souvint que certains forfaits limitaient les communications à celles entre deux postes fixes. Mais qui avait encore ce genre d’antiquités ?
Avec un sursaut d’espoir, il composa le 17, espérant que les numéros d’urgence appris chaque soir avec application quand il était petit serviraient enfin à le sortir de la panade. Il n’y avait pas de bouton vert pour lancer l’appel, et rien ne se passa, comme si le téléphone ne comprenait pas ce qu’on attendait de lui.
Le jeune homme pinça l’arête de son nez entre le pouce et l’index de la main gauche pour se calmer. Fermant les yeux, il compta jusqu’à 10, comme on le lui avait appris quand il était enfant. Quand il rouvrit les yeux, il attrapa le téléphone pour regarder si rien ne se cachait dessous. Silencieusement, Joseph l’avait rejoint et tendit le doigt pour lui montrer une affichette collée directement sur la base de l’appareil.
« C’est une ligne interne. On ne peut qu’appeler les autres téléphones du bâtiment. Le 1 pour le secrétariat, le 2 pour le service comptable… Désolé, fiston. Mais c’était une excellente idée ! »
Celui qui aurait dû être professeur ne manquait jamais une occasion de féliciter un « élève ». Cela fit peu pour soulager le poids dans l’estomac de Marcus. Il aurait vraiment voulu voir débouler sa mère.
Une exclamation triomphante s’éleva de l’espace entre deux casiers.
« J’ai trouvé des toilettes ! »