Le maillet alla rejoindre le forêt hors d’usage, la batterie encore suspicieusement tiède, le pied de biche tout neuf et la disqueuse que personne ne voulait approcher sur le palier de la porte.
Florence ne put retenir une grimace devant ces maigres espoirs rassemblés sur le sol crasseux ; était-ce là vraiment leur porte de sortie ? Des outils dépareillés pour une équipée tout aussi mal assortie ? Elle se secoua un bon coup, se forçant à retrouver sa contenance. Ce n’était pas une attitude de leader. Pas du tout. Elle reprit sa place contre la rambarde de l’escalier et croisa les bras, le regard haut et fier, attendant que les hommes fassent leurs trucs d’hommes, comme frapper, tirer, pousser, et frapper une dernière fois pour être sûr.
Bien sûr, elle s’était laissée aller à secouer les portes et même à taper du pied, mais elle devait donc maintenant compenser, et faire preuve du calme de la méduse qui se laisse porter par les flots jusqu’à piquer le nageur inattentif.
Satisfaite de sa métaphore, c’est avec une étincelle un peu glauque dans l’œil qu’elle vit Marcus grimper les dernières marches.
Tirant la porte au maximum, Joseph cala le pied de biche sous la porte. Avec un coup de pied parfaitement coordonné, Marcus le coinça et entreprit dans la foulée de faire levier. Les paumelles grinçaient d’un air outré, et d’autres petits ressorts tombèrent de la poignée. Nicole regardait d’un œil absent la dégringolade de petits objets métalliques, encore un peu absorbée dans sa rêverie.
L’épaisse porte allait avoir besoin d’un coup de main supplémentaire. Marcus attrapa le maillet et s’attaqua directement au cadre de la porte, tandis que Louise, qui avait débusqué un autre disque pour la meuleuse, s’en prit laborieusement au dernier gond.
Petit à petit et dans un vacarme épouvantable qui avait annihilé tous les remords que Marcus et Joseph pouvaient avoir quant à cette destruction, la porte plia, aussi littéralement que figurativement. Quand elle sortit de ses gonds, c’est presque comme si elle sautait, et Marcus ne put retenir une grimace en voyant les dégâts occasionnés au mur lui-même. Avait-il une bonne assurance responsabilité civile ? Ses comparses viendraient-ils lui apporter des oranges s’il échouait dans une cellule de prison ?
Il respira un grand coup et fit un pas dans le rez-de-chaussée maintenant accessible.
Après tant d’émotions, la vue de bureaux si banaux était presque une déception.
Sans perdre le nord, Florence se dirigea vers la droite, ayant de loin remarqué une porte d’entrée aussi grise que les murs, les sols, les plafonds, les séparations entre les bureaux, et même les ordinateurs eux-mêmes.
Elle fut étonnée de se trouver face à une porte pleine, plutôt similaire à celle qui leur avait permis d’entrer, et pas face à une porte vitrée comme on en trouve généralement à l’entrée des bureaux. En prenant une seconde pour regarder autour d’elle, elle remarqua à quel point tout paraissait plat ; la pièce aurait pu être un camaïeu de gris ultra-moderne presque agréable, mais chaque objet arborait la même teinte triste de ciel plombé, comme si tout avait été découpé dans le même matériau.
Avant même de poser la main sur la poignée, elle sut qu’elle ne pourrait l’abaisser. Un coup d’œil en arrière vers Nicole lui indiqua que cette porte aussi était au-delà de ce qu’elle pouvait résoudre avec deux aiguilles à tricoter. Florence sentait le rouge lui monter aux joues, et un désagréable picotement s’étaler sous ses aisselles. Combien de portes allaient donc lui tenir tête en une seule nuit ?
Personne d’autre n’avait même pris la peine de s’approcher de la porte. Comme Nicole et Louise au sous-sol devant l’imposant rideau métallique, tout le monde avait compris que, dans cet endroit, il était futile d’espérer trouver une simple porte à pousser pour se retrouver à l’air libre.
Quelque part entre les petits bureaux bien carrés et impeccablement tenus, Marcus poussa une exclamation de surprise.
Dans sa grande main, il tenait un de ces ordinateurs portables très plats qui se trouvaient sur chaque espace de travail. Cependant, il le tenait à l’envers, et il était bien visible qu’un trou béant s’ouvrait à côté des ventilateurs.
Plus loin, la voix de Nicole fit écho à sa perplexité.
« Aucun n’a de batterie. À part ça, ils semblent tous intacts. C’est juste… Toutes les batteries qui sont manquantes. Et il n’y a même pas de chargeurs. Impossible de les allumer. Ils ont l’air presque neufs… »
Joseph assumait pleinement son rôle de grand-père rêveur. Il n’avait que faire de ces ordinateurs, mais il ne pouvait s’empêcher d’être perturbé par un détail qu’il avait du mal à voir clairement. En naviguant entre les bureaux engoncés dans cet open-space impersonnel, il mit enfin le doigt sur le problème.
Impersonnel. Comme les voitures quelques étages plus bas, les bureaux manquaient de vie. Pas de petite poupée des îles, pas de dé se balançant au rétroviseur, et ici, il ne voyait pas d’effet personnel comme on en trouve normalement dans les bureaux. En ouvrant quelques tiroirs au hasard, il fut incapable de mettre la main sur un paquet de bonbons entamé, une grille de Sudoku faite sur le temps de travail d’un employé au bord du burn-out, et pas même un stylo qui ne soit du même gris que l’intégralité de cet étage.
Les mains nouées au bas du dos, il reprit sa balade, mais ne pouvait semer le frisson d’incompréhension qui s’accrochait à son échine.
Méthodique, Nicole tâtait le fond des tiroirs, sortait les tablettes coulissantes et jetait même un œil dans les pots à crayons. Sur l’un des bureaux, elle repéra une petite photo dans un cadre. C’était le premier signe d’une présence humaine et elle attrapa le cadre en plastique avec une certaine révérence.
On ne peut plus classique, la photo montrait une jolie brune appuyée sur l’épaule d’un non moins séduisant trentenaire, un petit garçon souriant de toutes ses dents entre les deux. À l’arrière du cadre, l’étiquette au nom d’une bien connue marque suédoise était restée collée, intacte. En reportant son attention sur la photo, elle remarqua le filigrane s’étalant sur la figure d’illustres inconnus, modèles photo à bas prix.
Toujours plus perplexe, Nicole reprit son minutieux furetage. Après une bonne dizaine de tiroirs vides, ou emplis de chemises (vides), de classeurs (vides), de trombones encore emballés ou de papier d’imprimante vierge, elle mit la main sur une pochette contenant quelques feuillets.
L’imprimante légèrement mal calibrée avait giflé le papier avec une liste de noms baveuse qui s’étalait du haut au bas de chaque feuille, sans marge. Quatre colonnes couvraient l’entièreté des pages ; le nom, le prénom, la ville, et une mention allant de « testé » à « repéré » en passant par « récupéré » et le peu engageant « neutralisé ».
Nicole fourra la pochette dans son sac, bien décidée à retourner chaque pierre de cet étage.
Ses semelles de liège produisaient un écho presque obscène dans ce temple du sérieux et de l’ennui. Pour chaque petit carré qu’elle croisait où un être humain était parqué huit heures par jour, cinq jours par semaine, elle remerciait la vie de lui avoir offert une autre destinée. La simple idée de toutes ces heures de lumière naturelle gaspillées le nez dans un écran pour un salaire à peine suffisant pour subsister lui donnait des palpitations.
À quel moment avions-nous capitulé ? Très littérale, elle avait brûlé son soutien-gorge, et aussi celui de sa sœur, et un troisième chipé à sa mère, ainsi que quelques poubelles, en 68. Elle s’était hissée sur des barricades, elle avait embrassé Joseph à pleine bouche devant une pellicule à jamais perdue, et elle avait rêvé d’un monde meilleur au son des cavalcades de CRS. Elle coula un regard désolé sur la pièce où étaient parqués une petite centaine de ses contemporains, cinquante-cinq ans plus tard.
Il répugnait à toucher ces ordinateurs ; toute cette étrangeté, les batteries manquantes, le vide oppressant du lieu, jusqu’à cet impérieux besoin de trouver la sortie, comme des rats sous la flamme, au lieu d’attendre simplement le matin, tout cela devait être un mauvais présage.
Sur sa gauche, un grand casier à papiers grimpait le long du mur. Les tiroirs étaient pleins à craquer de fiches de paie pour des chauffeurs de taxi, quelques dossiers contenaient des amendes, d’autres débordaient d’autorisations de mairies et de contrats d’exclusivité pour à peu près toutes les régions de la France, des métropoles aux localités avec des noms à coucher dehors. Les en-têtes de ces papiers indiquaient clairement qu’il s’agissait de la paperasse de plusieurs compagnies différentes, et les références dossier à huit chiffres laissaient penser que toutes ces compagnies étaient aussi florissantes les unes que les autres.
Entre les avis d’imposition de TaxiCraponne et les laborieuses communications entre AvrayTransports et la mairie d’un village inconnu au bataillon, une pochette beige retint l’attention de Marcus. La seule inscription sur l’avant était un nombre.
751.