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1er janvier 2020
Le comité d’accueil avait guidé Santiago et Célestine vers l’un des bâtiments ceignant la place principale – le seul à compter deux niveaux.
Le rez-de-chaussée n’était composé que d’une vaste salle étayée par des fragments d’armature d’avion, ouverte de côté sur une étendue de terre agrémentée de caisses et de bidons qui faisait office d’aire de pique-nique. L’étage en revanche comprenait plusieurs petites pièces – des bureaux, visiblement – et une, plus vaste, où on fit asseoir les rescapés autour d’une table ronde. Au plafond, une hélice de bateau brassait l’air chaud à la manière d’un ventilateur et agitait des rideaux de coton crocheté et de roseaux nattés devant des fenêtres sans vitres.
Levi, Amelia, Charles, Oqruchi et les autres s’installèrent à leur tour ; quelques secondes plus tard, la fillette surgit en portant un plateau où vacillaient des verres de jus de fruit, des bols de riz fumant et des brochettes de viande aux effluves si appétissants que Célestine faillit se baver dessus.
— Merci, dit-elle à l’enfant qui souriait.
Elle ne devait pas avoir plus de dix ans, mais quand elle posa sa petite main très noire sur celle de Célestine, qui paraissait presque blême en comparaison, le geste lui parut si maternel qu’elle en eut le vertige. L’enfant termina le service d’un pas bondissant, puis tira une chaise près d’Amelia et noua les doigts devant sa bouche dans une attitude réflexive que chacun observa avec révérence.
— Bon, on y va ? lança une jeune femme à la gauche de Levi.
Avachie sur sa chaise, elle gardait les bras croisés sur sa poitrine quasi inexistante et le visage à demi enfoui dans l’abondante tresse de cheveux bruns qui pesait sur son épaule. Ses prunelles grises se fondaient presque dans la pâleur de son visage aux pommettes larges et aux mâchoires anguleuses, mais sous ses paupières fardées de cernes, elles restaient vissées à Santiago.
— Madame la duchesse est pressée ? répliqua un homme au teint bistré et à la moustache parfaitement taillée.
Il devait avoir deux fois son âge, mais ça n’était visiblement pas l’insolence puérile de la jeune femme qui l’agaçait. Quand elle tourna les yeux vers lui et extirpa une main de sous son aisselle, Célestine crut un instant qu’elle allait lui montrer le majeur, mais elle se contenta de se gratter le nez. Son geste révéla cependant d’étranges tatouages au creux de sa paume, semblables au dessin d’un attrape-rêves.
— Non, répliqua-t-elle finalement, mais je comprends pas pourquoi on doit tous se farcir la réunion d’information à chaque fois.
— Peut-être parce que…
— Jamal, intervint Levi.
Ses yeux sombres fixés entre leurs invités ne cillaient presque pas. Célestine avait du mal à lui donner un âge : son visage mince était sillonné de rides, mais ses traits restaient tirés sur des os saillants – fermes, affûtés. Elle lui trouvait un air un peu froid, presque prédateur, et son intervention l’aurait réduite au silence comme une écolière intimidée si elle lui avait été adressée. Jamal ne protesta pas, d’ailleurs, et parvint même à ignorer le sourire sardonique de la jeune femme qui jubilait.
— Mangez, reprit Levi à l’intention de Santiago et Célestine. C’est réchauffé de midi, mais j’espère que ça vous conviendra.
Ils ne se firent pas prier. Si les rations de survie lui avaient donné l’impression de renaître, les premières bouchées du repas propulsèrent Célestine au nirvana : le riz collant se déliait dans la sauce huileuse et épicée de la viande, l’onctueux mélange de mangue et de noix de coco tapissait son palais d’une fraîcheur sucrée et, bientôt, ses papilles crépitaient comme des feux d’artifice. Célestine s’aperçut qu’elle s’était réduite à une bouche vorace quand la voix de Levi s’éleva :
— Vous m’écoutez ?
Elle acquiesça en s’essuyant le menton tandis que Santiago déglutissait bruyamment.
— Donc, un résumé de la situation, comme je disais, reprit Levi. Vous connaissez peut-être la théorie des « vile vortices », énoncée par un certain Ivan Sanderson.
Il adressa un regard appuyé à Santiago qui se curait maintenant les dents avec un pic à brochette, l’air ingénu derrière ses lunettes fendues.
— Si j’en crois les premiers renseignements que nous avons rassemblés au sujet du Kahana, en tout cas, vous devez connaître l’histoire des douze vortex et les hypothèses concernant leur nature. J’espère sincèrement que ces prédispositions vous aideront à assimiler tout ça plus facilement.
Il y avait un peu de défi, dans sa voix, ou un peu d’impatience, et la lassitude des discours mille fois répétés lorsqu’il reprit :
— Votre navire a été emporté par l’un de ces tourbillons, en Nouvelle-Calédonie, et recraché ici, dans l’icosaèdre. On peut dire que vous avez passé une porte, même si c’est un peu réducteur, et quitté votre réalité d’origine.
Célestine manqua de s’étouffer en avalant précipitamment, mais Levi l’interrompait déjà, la main levée. Elle se demanda s’il avait fait exprès de les gaver pour leur occuper la bouche et les empêcher de perturber son laïus.
— Mr Sanderson disait donc vrai, continua-t-il, mais ne vous emballez pas, il n’existe ici ni dieux ni extra-terrestres. Vous n’avez pas changé de planète, ni vraiment de dimension au sens où la théorie des cordes l’entend. Certain appellent cet endroit « le non-lieu », d’autres « l’envers », ou encore « le monde dans le monde », qui se rapproche le plus de la vérité. L’icosaèdre est contenu dans la sphère, dont nous provenons tous.
Célestine avait cessé de mâcher, cessé de ciller, cessé de respirer. Ça n’était pas exactement une surprise, ça aurait même dû être une consécration : tous les passagers de cette croisière avaient cherché au moins ces vortex, au mieux le monde vers lequel ils menaient. Mais il y avait un gouffre entre la foi et la preuve, et Célestine supposait que n’importe quel croyant aurait souffert d’un instant d’incrédulité si Dieu leur était apparu en chair, en os et en lumière.
Elle comprenait pourquoi Amelia lui avait paru familière, soudainement : Mme Earhart figurait au palmarès des femmes célèbres, un exemple brillant d’indépendance et de détermination, une pionnière de l’aviation qui avait mystérieusement disparu à la fin des années 30 alors qu’elle survolait le Pacifique sud. Son nom était souvent cité dans les articles traitant des vortex – même la brochure de Paracific Cruises y faisait référence.
Les yeux secs de Célestine glissèrent sur chaque visage : Levi, Charles, Amelia, Oqruchi, Jamal, cette jeune femme au regard un peu blasé qui semblait dire « C’est reparti pour un tour » ; et cette adolescente dont le front s’ornait d’une tache de vin à l’endroit du bindi, comme un œil pourpre sur le brun doré de sa peau ; ce quadragénaire à la pâleur britannique dont les pommettes roussies s’étaient marquées de plis de sourire si clairs qu’ils ressemblaient à des soleils ; cette femme hâlée aux bras couverts de motifs floraux peints par un étrange vitiligo ; cette enfant, cette si belle enfant aux mains si noires, paumes et dos de charbon, dont les ongles brillaient comme des lunes pleines.
Fallait-il en déduire que tous les habitants de ce village avaient connu le même sort ? Pas seulement victimes d’accidents inexpliqués qui ne laissaient ni traces ni survivants, mais aspirés dans un lieu intangible, dissimulé dans l’ombre du leur ? Célestine devait-elle accepter cette idée sans sourciller sous prétexte qu’elle croyait aux forces de la terre, à la mémoire de l’eau et aux prédictions des étoiles ?
— Vous comprenez quelque chose, vous ? lâcha-t-elle.
Le regard que Santiago lui décocha avait un petit quelque chose de fanatique.
— J’arrive pas à m’y faire, répondit-il avec un sourire du même acabit. J’arrive pas à encaisser qu’on y soit enfin arrivés.
Levi et sa seconde échangèrent un coup d’œil furtif.
— Et les autres…, commença Célestine, qui avait peur de se laisser engloutir par le vertige si elle ne se raccrochait pas à la réalité – à ce qui semblait l’être, en tout cas. Les gens qui étaient à bord du Kahana ?
— Les traversées sont imprévisibles et souvent très violentes, répondit Levi. Sans parler des dégâts matériels, il semblerait que le passage d’une dimension à l’autre n’affecte pas tout le monde de la même façon. Certains basculent, d’autres non ; certains meurent là-bas, d’autres agonisent ici.
— Alors il n’y a que nous qui…
Célestine s’essouffla avant de terminer sa phrase. Elle songeait à la dépouille de Laurence affalée sur la plage ; elle songeait à Alain, aux Japonais hilares, au barman paresseux, au mécanicien dépassé et au capitaine démuni. Elle avait trop mangé, trop vite, et elle avait de nouveau la nausée.
— Notre médecin se trouve actuellement auprès d’un blessé grave retrouvé dans l’épave, fit Levi. Son dernier contact par talkie-walkie remonte à quinze minutes, je n’en sais pas plus pour le moment.
Trois. Trois personnes sur près de cent trente. Trois innocents absorbés dans un univers impossible dont la simple mention continuait à malmener les convictions pourtant flexibles de Célestine. Pouvait-elle espérer qu’il s’agisse d’un canular ? D’une machination orchestrée par un groupe de sectaires marginaux profitant de la détresse des naufragés pour grossir leurs rangs ? Santiago était-il de mèche, ou jouait-il le jeu ?
Levi carra légèrement les épaules et se racla la gorge.
— Petits points techniques pour terminer, et je suis navré pour cet afflux d’informations, mais il vaut mieux que vous ayez toutes les cartes en main. L’espace ici est beaucoup plus réduit que dans la sphère. D’après nos cartographes, l’icosaèdre représente un territoire qui ne dépasse pas la taille de l’Égypte, océans et continents confondus. Nous nous trouvons sur le continent principal.
« Concernant notre camp, c’est assez simple. Le complexe est entouré d’une barrière gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’ensemble des structures nécessaires à notre fonctionnement se trouvent à l’intérieur de ce périmètre – vous avez dû traverser la zone des ateliers et quelques cultures, si Oqruchi, Amelia et Charles vous ont ramenés par le sud-ouest. Pour votre propre sécurité, il vous est formellement interdit de quitter l’enceinte du village. J’insiste, mais c’est crucial : ne sortez sous aucun prétexte.
« Et enfin… vous devez savoir que si le temps s’écoule normalement, ici, vous n’en constaterez pas les effets.
Santiago fut pris d’un sursaut et retira ses lunettes pour le dévisager. Il n’avait plus l’air ni désinvolte ni ravi, et le ballet poussif de l’hélice ne suffisait plus à sécher la sueur de son front. Dehors, des voix enjouées avaient éclos, accompagnées par le tintement de la vaisselle et le crépitement d’un feu ; on préparait déjà le repas suivant, peut-être en parlant des nouveaux arrivants comme de drôles d’attractions ou de fameux pigeons.
— Vous devez avoir beaucoup de questions, ajouta Levi, dont l’expression fermée signifiait : « Et je préférerais que vous les gardiez pour vous ».
Célestine s’humecta les lèvres. Elle n’en avait qu’une, en réalité :
— Comment on part d’ici ?
Le chapitre marche du tonnerre.
Beaucoup d'informations sont données sans que ça fasse une impression de trop-plein, grâce aux réactions de Célestine, qui évoluent au fil des révélations. Ses émotions m'ont semblé justes et appropriées à chaque fois.
Le principe est posé, ainsi que la carte, et la question majeure : comment on sort ? Avec la réponse qui semble toute installée de : pour le moment, personne n'a trouvé de solution, mais peut-être que Célestine et Frankie vont y arriver de concert. Hâte de la suite.
On commence dans ce chapitre à avoir un début de réponse sur le lieu où ils se trouvent. Explications très courtes, mais cela suffit pour le moment pour saisir ce qui les entoure, même si on ne sait toujours pas qui sont Eux. Santiago devait se douter depuis un petit moment où il avait dû atterrir en voyant son comportement. J'ai bien aimé la présentation des différents personnages qui sont présents à la réunion. On comprend que beaucoup dont Amélia semble déjà là depuis pas mal d'année. La petite fille est particulièrement déstabilisante qui semble une doyenne dans un corps d'enfant.
En ce qui concerne Celestine, même si à la fin elle demande comment faire pour repartir, j'ai parfois l'impression que la curiosité prévale pour l'instant davantage que la peur de ne jamais pouvoir rentrer. Mais c'est surtout cette incompréhension qui semble dominer. Je peux clairement me tromper.
Quoi qu'il en soit, j'ai pris plaisir dans ma lecture ! Hâte de découvrir la suite ! :-)
Santiago avait une bonne idée de là où ils se trouvaient, oui. Et tant mieux si la présentation fonctionne ! Effectivement, beaucoup de survivants sont là depuis longtemps...
Tu as raison pour Célestine, et j'espère que ça se "justifiera" quand on apprendra davantage à la connaître. Contrairement à Frankie, elle est plus du genre à s'émerveiller de ce qu'elle voit qu'à se poser des tas de questions sur le pourquoi du comment ^^
Pour le coup, les explications sont sommaires, mais on comprend qu’il ne faut pas non plus noyer les arrivants sous les informations. Je me suis demandé si Célestine et Santiago sont vraiment censés savoir ce qu’est un isocaèdre. Parce que bon, à part en sortant du cours de géométrie qui en traite, ce n’est pas trop le genre de chose qu’on garde à l’esprit… Pour ma part, j’aurais glissé un petit machin (une phrase ou deux) expliquant aux pauvres naufragés la structure de leur nouveau monde (sachant que ça peut aider le lecteur aussi).
Sinon, il est chouette ce chapitre, avec l’interdiction de sortir à la fin et le non-passage du temps. De quoi nous mettre en appétit pour la suite !
Bah, elle veut déjà repartir, Célestine ?
C'est juste pour l'icosaèdre, je pourrais repréciser ce que ça représente (je pense que je voulais éviter de faire répétition avec la définition de Frankie, mais c'est pas très cohérent que Célestine se fasse pas la réflexion). Santiago par contre sait très exactement ce que c'est...
Merci pour tes remarques toujours très constructives !
Je te dis donc à tantôt.
Moult love.
Merci pour ta lecture et surtout pour ton commentaire ♥ Ça me fait ultra plaisir ! Oui clairement j'ai retrouvé le feu pour cette histoire et ça fait moult bien v.v Je suis très contente que ça t'ait plu et j'espère que la suite ne te décevra pas (maintenant que les HO sont passées et que je rattrape mon retard de réponses, elle devrait plus trop tarder !)
Du love sur tes pieds ♥
Ces quelques chapitres étaient juste incroyables, magistraux et j'ai vraiment hâte de découvrir la suite. Ta plume est toujours aussi belle et je me suis plongée dans l'histoire avec des étoiles dans les yeux. De plus, tu abordes des sujets avec précision et tu expliques très bien de quoi il en retourne, tu explores un champ nouveau
Bref, gros coup de coeur pour moi je dois dire hahaha ! Merci beaucoup pour ces chapitres et je lirai la suite avec beaucoup de plaisir
Baaah heu merci beaucoup T.T Je suis vraiment très heureuse que ça t'ait plu et je ne sais point où me ranger face à tous ces compliments ♥ Que dire à part moult mercis ? Si tu reviens pour la suite, j'espère fort qu'elle te plaira tout autant !
encore un excellent chapitre, j'adore, je lis la suite, mais je suis triste, ce sera le dernier avant de crever d'impatience pour le suivant
j'adore cette idée de temps figé rendant immortels (presque) les rescapés. J'ai hâte de découvrir la "geopolitique" de l'icosaedre, je suppose qu'il y a d'autres villages ou d'autres dangers. peut-être "Eux"
Mon rythme de publication a un peu pâti de tous les problèmes que j'ai eus à gérer ces derniers temps, je vais essayer de reprendre une parution tous les mercredis (mais bon là, avec les Histoires d'Or, on va tous avoir de quoi faire !)
En tout cas, merci encore pour ta lecture et tes retours, c'est hyper précieux, et je suis vraiment contente que tu apprécies le voyage !