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Par Dan

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18 janvier 2020

 

— Nous ne pouvons pas donner suite à la plainte que vous avez déposée à la date du 15 janvier 2020, dit la voix contrite d’un secrétaire sous le crépitement incessant de la pluie. Les empreintes récoltées par nos agents sont… inconcluantes.

— Comment ça ? lance Frankie, tête et téléphone blottis sous sa capuche.

— Elles ne sont pas d’assez bonne qualité pour les analyser. C’est probablement dû à la méthode de relevé, ça arrive parfois.

— Mais ils en ont trouvé au moins quarante ! Ils ont pas pu toutes les foirer, si ?

— Les empreintes sont… brouillées. Impossible de les comparer à quoi que ce soit. En fait, on dirait qu’elles ont été dégradées, comme si elles appartenaient à… une vieille personne.

— Vous êtes en train de me dire qu’il y a un cambrioleur du troisième âge qui sévit à Grenoble ? Papi-le-casse-du-siècle ?

— Nous sommes bien embêtés, Mme McKenna. Mais l’un dans l’autre, puisque rien ne vous a été volé…

Elle raccroche. Elle est déjà en retard et elle n’a pas le temps pour ces conneries.

Pressant le pas sans se soucier des flaques d’eau qui minent son trajet, Frankie enfile deux rues supplémentaires, bifurque à un angle et enfonce la porte du pub, épaule en avant, comme un bélier. L’établissement est presque désert à cette heure et le barman observe son entrée fracassante d’un œil vaguement réprobateur, avec l’air de celui qui repère les clients déjà éméchés pour se souvenir de ne pas leur servir de dose fatale. Frankie l’ignore : elle a repéré Camille.

— Salut, souffle-t-elle en se débarrassant de son k-way, qu’elle accroche à une patère près de leur table.

Camille a esquissé un geste pour se lever, mais Frankie feint de ne rien remarquer. Beaucoup d’us et coutumes français lui paraissent absurdes ; la bise remporte la palme.

— Merci de sacrifier ton samedi aprèm pour ça, fait Frankie. Oh, et merci pour la bière.

C’est encore un peu tôt pour l’apéro, mais dès qu’elle pose les yeux sur la pinte de Guinness qui l’attend, écumante de mousse et luisante de condensation, Frankie se découvre une soif de Touareg. Elle en avale une première gorgée amère et vorace avant que la culpabilité lui noue la gorge : Camille sourit de toutes ses dents très blanches et très bien alignées.

— Je vais pas t’embêter longtemps, reprend Frankie en dégainant son ordinateur portable.

— Tu m’embêtes pas.

Elle a essayé d’être claire, honnête et polie dans son message, mais elle redoute que Camille ait mal interprété leur rendez-vous improvisé, maintenant. Rien que le choix du bar est suspect : on en recense des dizaines, peut-être des centaines, à Grenoble, mais les pseudo-pubs irlandais se comptent sur les doigts d’une main. Camille a sûrement pensé lui faire plaisir en l’invitant ici ; en vérité, Frankie lui en veut un peu, car elle met d’habitude un point d’honneur à éviter ce genre d’endroits.

Les plafonds bas et les lambris lui rappellent la maison sans y ressembler tout à fait, les photos encadrées des Dubliners la rendent mélancolique et, souvent, la bière n’aide pas.

Frankie extirpe son ordinateur de son sac et l’ouvre ; la lumière bleue se reflète sur le verre des portraits, le vernis de la table et le visage concentré de Camille.

— Tu t’y connais un peu en sociétés écran, hein ?

Elle croit savoir que Camille a eu affaire à quelques laboratoires pharmaceutiques douteux lors de ses missions d’apprentissage ; des compagnies enclines à cautionner certains guérisseurs et autres rebouteux en échange d’un bon coup de pub, pour la plupart. Camille boit une lampée de blonde et acquiesce.

— Je galère à fond, continue Frankie en déroulant ses notes. Ça fait des jours que j’essaye de contacter cette organisation, Common Science, mais je tombe dans des impasses à chaque fois. Par téléphone, c’est l’enfer : musique d’attente, interlocuteur incompétent, musique d’attente, interlocuteur désagréable, silence, puis « votre demande n’a pas pu aboutir », quelle que soit l’heure à laquelle j’essaie, le jour, le numéro que j’utilise pour appeler, l’identité que je donne ou le prétexte que je fournis. Pire que la CAF.

Camille pouffe en dérangeant sa crête de cheveux.

— Par mail, c’est à peu près le même topo, reprend Frankie. Que je me fasse passer pour un client potentiel ou que j’annonce clairement que je cherche à savoir ce que leurs scientifiques faisaient sur mon rafiot disparu, on me parle de transfert vers d’autres services et de réponse ultérieure. J’ai fini par comprendre qu’ils me prenaient pour un jambon, alors je suis allée fouiner un peu.

Frankie déroule une liste d’institutions capables d’estimer la légitimité d’une entreprise ; elle en a consulté cinq parmi les plus réputées pour examiner Common Science.

— Et rien de louche d’après elles, à part le fait que la compagnie est immatriculée à Guam alors que ses fondateurs et ses cadres sont américains. Même si c’est discutable, l’évasion fiscale est pas illégale et…

— Attends.

Camille dégaine son propre ordinateur.

— Common Science, tu dis ?

— Yep.

Ses doigts fins entament un ballet de claquettes sur le clavier. Patiente, Frankie sirote sa stout en pillant le ramequin de fruits secs, les yeux plissés pour tenter de superposer les traits de Camille à ceux de son visiteur nocturne. Il y a quelque chose dans la couleur des cheveux et la pointe de la mâchoire, peut-être, mais…

— « Collectif Sanderson », lit Camille. Ça te dit quelque chose ?

Frankie doit se frapper le sternum du plat de la main pour remettre un éclat de cacahuète sur le bon chemin.

— Quoi ? lâche-t-elle, les larmes aux yeux.

— Common Science a un statut un peu bâtard, apparemment. Leurs activités ont l’air réglo, mais c’est une boîte fictive et les fonds sont reversés à une entreprise-mère à peine plus transparente. C’est contrôlé par une société nommée « Collectif Sanderson ». J’ai un peu de mal à déterminer quelle forme juridique elle a adopté, mais…

— Tu peux avoir des infos sur ce Collectif ? coupe Frankie en baissant la voix.

C’est certainement inutile : les buveurs commencent à affluer et le niveau sonore a nettement augmenté, noyant leur conversation dans les commentaires sportifs et les éclats de rire qui accompagnent la diffusion d’un match de football gaélique.

— Je peux essayer, fait Camille, mais ça a l’air sacrément fumeux, ton affaire. Laisse-moi cinq minutes.

Frankie s’adosse au mur de pierres sèches, rongeant son frein et ses ongles. « Sanderson » est un nom plutôt répandu, et si elle commence à voir des cabales partout, elle va bientôt motiver une enquête de l’Oz à son nom…

— Ça pue l’embrouille, ce machin, lâche Camille, et Frankie s’efforce de calmer son exaltation nerveuse en décryptant les premières lignes des articles qu’iel a compulsés. Officiellement, le Collectif est un projet de recherches initié à la fin des années 80 par quelques doctorants du MIT, basé sur les explorations d’un certain Ivan T. Sanderson et de sa Société pour l’Investigation de l’Inexplicable, qui était elle-même, je cite : « dédiée à l’acquisition, l’étude et la diffusion d’informations au sujet de tout élément tangible dans les domaines de la chimie, de l’astronomie, de la géologie, de la biologie et de l’anthropologie qui ne sont pas facilement explicables ».

« Ils sont financés aujourd’hui par une fondation et quelques bienfaiteurs anonymes. Apparemment, ils ont plusieurs vitrines du genre de Common Science un peu partout sur le globe.

Kas et Frankie ont longuement discuté des sandersoniens quand l’intérêt sectaire du premier a croisé la passion cryptogéoraphique de la seconde. Au même titre que les platistes, les sandersoniens rentrent dans la catégorie des illuminés inoffensifs pour lesquels Kas semble éprouver une affection un peu piteuse, comme un maître face à un jeune chien particulièrement stupide ; leurs croyances ne représentent aucun danger en-dehors de leur fausseté intrinsèque.

En l’occurrence, celles des sandersoniens reposent sur l’existence des vile vortices théorisés par leur prophète. Les plus modérés considèrent ces vortex comme des puits sans fond, les plus fanatiques comme des pièges tendus par Satan lui-même, et la majorité « raisonnable » y voit des portes dimensionnelles, à l’instar des premiers admirateurs des moaï.

Tout se met en place, désormais, et Frankie comprend que son intuition n’a rien de psychotique : il est logique d’imaginer que certains des héritiers de Sanderson aient cherché à étayer ses hypothèses en déployant des moyens techniques à la hauteur de l’enquête, ce que leurs succursales leur permettent de faire à travers le monde – ce que Common Science faisait très certainement à bord du Kahana.

Plutôt investis, les illuminés inoffensifs, et plutôt bien équipés ; les platistes, eux, en sont encore à lancer des fusées artisanales et à se renvoyer des faisceaux lumineux d’une rive à l’autre d’un lac pour prouver l’inexistence de la courbure terrestre.

Mais Frankie va un peu vite en besogne en déduisant que tous les sandersoniens se sont réunis sous la bannière du Collectif pour obtenir des financements et du matériel. Il s’agit peut-être seulement d’une branche d’acharnés, peut-être même de dissidents qui ne veulent pas qu’on les confonde avec leurs camarades les plus zinzins.

Frankie n’a jamais autant regretté l’absence de Kas : c’est lui, l’expert des dérives sectaires, lui qui sait détecter les véritables motivations des gourous et distinguer les innocents des dangereux manipulateurs.

— Je suppute à ton interminable silence que ça te dit effectivement quelque chose, glisse Camille.

Frankie papillonne des cils.

— Ah, heu… oui, pardon. Tu peux m’envoyer tout ça ? Et t’as trouvé un moyen de le contacter, ce Collectif ?

— Je te file toutes les infos.

— Merci.

— Par contre va falloir que j’y aille…, dit Camille, visiblement à contrecœur. La prochaine fois, on pourrait peut-être manger ensemble ? Ça nous laisserait plus de temps…

— Hm-hmm…

Le nez dans le mail de Camille, Frankie réalise un peu tard qu’elle vient de donner son accord pour une future réunion qui ressemble dangereusement à un rencard.

— Bon ben… bon courage, lance Camille en remballant ses affaires. Et bon week-end.

— À lundi.

L’excitation de Frankie est retombée comme un soufflé. Une partie au moins des sandersoniens travaille depuis des années à établir l’existence des vile vortices et une de ces équipes a récemment profité des circuits de Paracific Cruises pour mener des expériences de terrain, mais quelle importance, au fond ?

À moins que le Kahana ait bel et bien été aspiré par un vortex, le Collectif Sanderson ne pourra pas venir en aide à Frankie : ses agents mobilisés dans le Pacifique sont de simples victimes, au même titre que le reste des passagers, et la seule chose qu’elle peut espérer de la part de ses dirigeants, c’est davantage de moyens pour tenter de les retrouver, eux et leurs machines hors de prix.

Frankie en est là de ses réflexions quand le serveur lui met une deuxième pinte de Guinness sous le nez.

— J’ai rien repris, signale-t-elle en écartant un écouteur de son casque audio.

— C’est de la part du type, là-bas.

Assis au bar, l’homme n’adresse qu’un bref coup d’œil à Frankie avant de se détourner pour siffler son propre verre. Elle n’a même pas le temps de protester : le serveur est déjà parti distribuer d’autres consos.

Frankie continue à lorgner la bière et le gars, dont elle ne voit plus que les cheveux châtains mal peignés et le col d’un manteau de laine. Elle n’aime pas ça du tout. En Irlande, on peut vous payer un coup à boire par pure gentillesse, mais Frankie sait d’expérience que ce genre de beau geste sent toujours le traquenard, par ici.

D’un autre côté, gâcher une Guinness, c’est criminel, et elle a bien besoin d’un remontant.

Elle rédige un troisième brouillon à l’adresse du Collectif Sanderson quand le ping d’un message reçu la freine, et Frankie manque de s’étrangler en voyant le nom de l’envoyeur : Kasper Szymankiewicz revient d’entre les morts, et ça n’est même pas son anniversaire.

Elle ouvre le courrier en s’attendant à trouver un photomontage déplorable en guise d’excuse ou d’introduction, mais retient son souffle dès qu’elle a survolé les premiers mots :

 

Frankie, la piste que tu remontes depuis Common Science, tu devrais la laisser de côté. Si tu dois suivre un seul de mes conseils, s’il te plaît, suis celui-là. Pour ta propre sécurité.

 

Frankie prend une longue inspiration pour dompter les battements erratiques de son cœur et balayer ses pensées absurdes. Inutile de se mettre la rate au court-bouillon : Kas lui fait une mauvaise blague, tout simplement. Ce cambriolage l’a rendue aussi parano qu’une complotiste de bas étage, ça en devient ridicule.

Elle clique sur « Répondre ».

 

Ah bah tu parles d’un sursaut ! Combien, six mois de silence ponctué d’un seul gif de chatons ? et tu ressurgis pour lancer des vannes à peine dignes de la direction ?

Bon, j’espère quand même que tout va bien pour toi et que ta mystérieuse mission se passe bien. La mienne n’est pas trop mal engagée (mais si on t’a soufflé que je m’étais rapprochée de Common Science, tu dois déjà le savoir) et j’en profite pour te remercier de t’être porté garant auprès des grands chefs. Je vais m’efforcer de le mériter.

Promis, je n’oublie pas notre article. En fait, c’est plutôt bien tombé. Je pense que toute cette histoire avec le Kahana va pouvoir l’étoffer.

Donne-moi de tes nouvelles avant l’année prochaine,

Frankie.

 

Elle presse « Envoyer » sans se laisser le temps de regretter ses élans de sentimentalisme déguisé. Il y a neuf chances sur dix pour que Kas ne réponde pas, de toute façon, et…

Le carillon de la réception ramène ses yeux sur l’écran.

 

Le message que vous avez envoyé n’a pas pu être délivré. Motif : l’adresse du destinataire est invalide.

 

Frankie cille, relit son message, vérifie le champ, compare aux dizaines d’autres correspondances accumulées sur le fil et vérifie encore. Pas d’erreur sur l’émetteur. La boîte fonctionnait trois minutes plus tôt, puisqu’elle a diffusé le mail de Kas, mais Frankie a beau spammer le sien, le même rapport d’échec lui revient en canon.

Elle enchaîne les gestes suivants avec une brusquerie presque rageuse, parce qu’elle ne veut pas ralentir pour réfléchir, et parce qu’elle s’en veut de céder à cette pulsion nourrie de peur et d’ineptie. Le casque en collier, les doigts tremblants, Frankie déploie alors le carnet de contacts de son portable et, sans hésiter cette fois, sélectionne le nom de Kas.

« Le numéro que vous avez demandé n’est pas attribué. »

Frankie lâche son téléphone comme s’il l’avait brûlée.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Mais l’équipe d’Ennis vient de remporter le match, les Dropkick Murphys prennent le relai à grands renforts de guitares électriques, le mystérieux pourvoyeur de Guinness a disparu du comptoir, et personne ne l’entend jurer.

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Nanouchka
Posté le 03/10/2023
Salut Dan,

Chouette, ce chapitre, avec la tension qui monte, ça me fait de la peur dans l’estomac, je me dis bon bon bon des menaces de tout côté : le cambriolage du troisième âge, le monsieur au comptoir, le collectif. Tout ça étant peut-être une et même chose, ou beaucoup de problèmes superposés.

Dans le détail :
→ J’ai trouvé ça bizarre que Camille ait le déclic d’une solution en répétant « Common Science, tu dis ? », parce que cette information avait déjà été établie. Je me doute que son déclic était probablement plus lié à Guam par conséquent, et peut-être qu’ajouter « Guam… Attends, Common Science, tu dis ? » rendrait plus fluide son processus de pensée ?

→ « Ça pue l’embrouille, ce machin, lâche Camille, et Frankie s’efforce de calmer son exaltation nerveuse en décryptant les premières lignes des articles qu’iel a compulsés. » Camille tourne l’écran vers Frankie, qui lit l’article en même temps que Camille lui parle ?

→ "« Ils sont financés aujourd’hui par une fondation et quelques bienfaiteurs anonymes. Apparemment, ils ont plusieurs vitrines du genre de Common Science un peu partout sur le globe. » Je crois qu’il manque le guillement de fin du dialogue, et j’étais étonnée par le fait de sauter une ligne avec un guillemet pour prolonger la tirade de Camille mais peut-être que ça existe et que c’est juste moi pour le coup.
Rachael
Posté le 13/06/2021
Ça s’agite du côté de Franckie, avec ces recherches et surtout le message de Kas.
L’enquête est bien menée, avec la société écran, le lien découvert avec le collectif Sanderson et les vortices. Est-ce que ce serait kas, le mystérieux client qui lui offre une bière, sans qu’elle le voit vraiment ? En tout cas, il est bien fuyant, le Kas !
Tout ça remet vraiment du rythme du côté de cet arc, il y a des choses qui n’ont pas l’air de sentir bon et, avec le message de Kas, on dirait que le danger rôde.
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
Ah, je suis soulagée si la partie Frankie te semble décoller un peu ! Je me suis bien amusée à poser tous ces petits jalons. Concernant Kas, évidemment, je ne peux rien dire, mais il y a effectivement des choses louches qui se trament...
Kevin GALLOT
Posté le 17/12/2020
Hey Dan ! Toujours aussi génial ! Encore plus de mystères à chaque fois, on dirait de la science : Plus tu trouves, plus tu te poses de questions :D

J'ai repéré une petite coquille :
"cryptogéoraphique"
je crois qu'il manque un G mais c'est peut être voulu, on ne sait jamais avec toi :D
A+
Dan Administratrice
Posté le 18/12/2020
Hey ! Merci beaucoup, contente que ça continue à te plaire ! Je me suis bien amuser à tisser mon petit complot, j'avoue :p Et merci pour la coquille, effectivement, il manquait une lettre ^^'
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