8. Castilla (2)

Les trois camarades n’échangèrent pas le moindre mot jusqu’à la sortie du village. Nessan, les lèvres pincées, avait même dû retenir son souffle, car il expira bruyamment en s’éloignant des dernières habitations avant de fulminer :

— J’ai bien cru que les Castillaques cachés dans l’ombre allaient nous sauter dessus ! Qu’est-ce qu’il t’a pris de t’énerver contre ce gamin ? Tu n’avais pas remarqué que les adultes nous regardaient d’un air mauvais, attendant de voir s’il fallait venir nous faire la peau ?

— En effet, je n’avais rien remarqué, j’étais concentré sur mon mal de crâne, admit Kalan, un peu embarrassé.

— Je suis content que la grand-mère soit intervenue à temps, imbécile !

— Si les villageois pensaient que je pouvais faire du mal à cet enfant, je les trouve bien lâches d’être restés planqués si longtemps. Imagine que j’aie vraiment décidé de le blesser !

— C’est tout ce qui t’inquiète ?

— C’est quand même aberrant !

— Ce que je trouve aberrant, c’est que tu n’as même pas remarqué tous ces regards meurtriers !

— Bon finalement, tout s’est bien passé. Enfin pour nous.

— Comment ça pour nous ?

— Tu n’as rien écouté ? Ses parents se sont fait frapper à mort par les gardes de Linone. Devant leur enfant, c’est terrible ! Tu imagines ? Ces Sombres ont reçu tellement de coups que ça les a tués, Ness !

La scène violente fit frissonner son frère. Le couple avait-il crié ? Supplié d’arrêter les coups ? Est-ce que les gardes avaient continué à frapper, une fois leurs victimes à terre ? Kalan ne pouvait imaginer qu’on puisse en arriver là.

— Pourquoi avoir fait une telle chose ? murmura Nessan.

— Probablement que ses parents n’ont pas pu payer les taxes du Roi ou bien des pensées dangereuses ont été surprises par un Hypnotique, expliqua Touma.

Son regard se perdit dans le vague avant de conclure d’une petite voix :

— La vie pour ces gens est loin d’être tranquille. Elle peut même s’avérer cauchemardesque.

— C’est horrible. J’espère que Naté saura être heureux, partagea Kalan.

Touma haussa les épaules en continuant d’avancer.

— Tu lui as montré qu’il y avait d’autres manières de penser, remarqua-t-elle.

Kalan fit la moue.

— Je ne sais pas, au fond, j’avais surtout envie qu’il nous pardonne, alors qu’on ne lui a rien fait…

Touma lui jeta un œil désolé avant de soupirer.

— Il attend probablement des adultes que nous fassions quelque chose pour éviter aux enfants de souffrir. En tout cas des Cornides. Vous êtes en effet plus innocents et je ne dis pas cela à cause de votre race. Vous êtes considérés comme des adultes, mais, à mes yeux, vous n’êtes que de grands enfants victimes des règles entourant la Zone.

— Tu nous vois vraiment comme des enfants ? s’indigna Kalan.

— En tout cas, vous n’êtes pas assez pourris pour être des adultes.

Kalan fut surpris de son ton amer, il ne l’avait jamais entendue s’exprimer de la sorte. Il la regarda avec plus d’attention. L’épisode avec Naté avait dû être difficile pour Touma. Les Cornides avaient été insultés et, quelque part, elle semblait s’en vouloir.

— Mais Touma, tu n’as rien de pourri toi ! s’écria-t-il. Tous les Cornides n’agissent peut-être pas comme il le faudrait, mais tu n’y peux rien.

— Tu oublies que j’ai vécu beaucoup d’expériences dans ma vie, tu ne me connais pas entièrement.

— Tu penses à la guerre de la Zone, intervint Nessan.

Touma ne dit rien, mais il était clair qu’il était dans le juste.

— Je n’ose pas imaginer ce que tu y as vu et vécu, poursuivit le jeune Sombre. Ça a l’air d’être impardonnable, mais pour Kalan et moi, tu es une Cornide gentille et éclairée. Quelques jours en ta compagnie nous ont déjà permis de voir le monde sous un nouvel angle. Tu n’es peut-être pas parfaite, mais tu nous apprends tellement de choses et être avec toi est une grande chance ! Même si la Zone a compliqué notre vie, on ne t’en veut pas. Tu es une personne fabuleuse.

— Merci, Nessan, souffla-t-elle.

Elle n’ajouta rien, perdue dans une introspection douloureuse. Kalan était peiné de voir son amie se torturer. À ses yeux, elle avait toujours agi du mieux qu’elle pouvait. Touma avait fait ce qu’elle croyait être juste par le passé, puis avait réalisé s’être lourdement trompée. Sans cette expérience dans la Zone, peut-être serait-elle aujourd’hui une Cornide bien insérée dans un sanctuaire qui ne se poserait aucune question, comme le regrettaient les Castillaques. Elle n’aurait alors jamais aidé Kalan et Nessan dans leur périple et ils seraient toujours aussi ignorants qu’en partant de Montet. Un silence s’était installé qui fut rompu par Nessan qui s’écria :

— Kalan ! Tu as du sang plein les cheveux !

L’intéressé passa sa main sur la bosse à l’arrière de son crâne. Il la retira humide et rouge. Il avait bien senti la douleur, mais les événements s’étaient enchainés trop vite pour qu’il pense à tâter la blessure.

— Je suis désolée, je n’avais pas vu, s’excusa Touma. Je vais t’arranger ça. Tiens, assieds-toi sur cette souche d’arbre.

Kalan s’exécuta. Il était curieux, jamais il ne s’était fait Soigner par une Cornide. Elle passa la main dans ses cheveux et explora la zone avec douceur. Elle finit par s’immobiliser puis une douce chaleur se diffusa sur la peau de Kalan. Cela ne dura que quelques secondes.

— Voilà, déclara Touma. Le trou était petit, ça n’a pas beaucoup saigné.

Kalan passa sa main et sentit sa peau lisse, sans plaie. Cependant, une légère enflure persistait, là où la pierre l’avait frappé.

— Tu aurais pu enlever la bosse ? questionna-t-il.

— Évidemment.

— Est-ce que tu aurais employé trop d’Énergie pour le faire ?

La Cornide lui répondit en souriant :

— Je peux te rendre une tête toute neuve, mais j’ai bien entendu ce que tu as dit à Naté. Je pensais te laisser ce souvenir.

Kalan lui rendit un large sourire. C’était exactement ce qu’il espérait, son amie était vraiment attentive aux autres. Il se releva et les camarades continuèrent leur route en direction de Guinche. Touma proposa de camper à proximité des habitations, mais assez loin pour éviter d’inquiéter les villageois. Alors que le soleil se couchait, les abords du village leur apparurent. À première vue, il était plus grand que Castilla. Les trois Elfes mirent un moment pour trouver un coin en forêt où se cacher des regards sans être envahi par une végétation inhospitalière.

Ce soir-là, Touma se coucha tôt. Les jumeaux respectèrent son besoin de silence et de tranquillité. Ils ne tardèrent d’ailleurs pas non plus à la rejoindre, les émotions de la journée les ayant fatigués. Kalan sentit sa bosse lorsqu’il posa la tête sur sa couche. Malgré cette histoire lugubre, l’image de l’intrépide Naté le fit sourire. Il lui envoya toutes ses pensées positives pour son avenir et s’endormit, le crâne douloureux et le sourire aux lèvres.

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Phémie
Posté le 06/11/2024
Coucou !

J'ai lu ce chapitre dans la foulée du précédent et je pensais ne pas avoir trop de remarque dessus jusqu'à ce que j'y repenses, ce soir, et que je réalise un truc. J'ai jamais pensé à te le dire parce que ça me semblait évident... : ton récit fonctionne super bien aussi pour ouvrir sur divers niveaux de lecture, et la dimension plus philosophique et sociale, est vraiment très intéressante (j'adore justement la littérature fantastique pour sa capacité à traiter de manière nouvelle et inattendue des problématiques sociales).

Comme dans ce chapitre (mais tu le fait à pleins de moments), j'aime bien que tu prennes le temps après un évènement fort de laisser tes personnages exprimer leurs doutes, leurs pensées, leurs interrogations, avant de les plonger à nouveau dans l'action (c'est quelque chose que j'oublie souvent de faire ). Ça permet de voir l'évolution psychique, philosophique même, des personnages, et ça laisse aussi le temps au lecteur d'explorer différents niveaux de lectures et de faire eux-mêmes un peu d'introspection (repenser à la ségrégation, au sentiment de culpabilité vis-à-vis des actes de nos ancêtres ou de notre communauté, et autres sujets légers... ;) ).

Les deux trois remarques que j'avais, plus sur la forme :
"- Probablement que ses parents n’ont pas pu payer les taxes du Roi ou bien des pensées dangereuses ont été surprises par un Hypnotique, expliqua Touma." -> couper la phrase en deux, pour plus de spontanéité dans le discours de Touma ?

"— Tu ne peux que refermer la blessure ou bien tu aurais pu également enlever la bosse ? questionna-t-il." -> j'ai pas compris la phrase tout de suite

"— C’est horrible. J’espère que Naté saura être heureux, partagea Kalan." -> Long dialogue qui s'enchaîne avec peu de narration ; je vois bien cette phrase suivie d'un petit temps de silence, réflexion ou autre.

Voilà, hâte de découvrir la suite !
ANABarbouille
Posté le 07/11/2024
Coucou ! Tout d'abord, tes remarques sont de suite copiées collées dans mon document des choses à revoir (j'attends l'inspi pour refaire mon texte avec ces éléments en tête), c'est génial d'avoir ton regard :)

Ensuite... je suis sans mot tellement ton retour me touche :') (j'ai vraiment eu la larmichette à l'oeil ^^) ; d'autant plus que je n'ai pas vraiment fait exprès mais en te lisant je réalise à quel point c'est important pour moi de faire passer ce ressenti. Découvrir cet aspect en même temps que j'apprends que ça marche et bien ça me fait une sensation toute drôle (j'en perd ma plume !)
Mon sentiment d'imposteur qui en prend une claque, peut-être?

Pour tout ça, vraiment merci ! Toutes tes remarques font évoluer mon texte mais aussi mon regard.

À bientôt
Phémie
Posté le 08/11/2024
Comme quoi fallait que je te le dises :) J'espère que ton arrivée sur le forum t'emmèneront d'autres commentateurs avec d'autres regards sur cette histoire, elle en vaut la peine !
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