Bien que Kalan ait appréhendé la traversée de Guinche, absolument rien ne s’y produisit. Personne n’accorda le moindre regard aux trois Elfes. Il s’étonna que deux villages aussi proches sur la carte que Castilla et Guinche puissent vivre dans des ambiances si différentes. Ici, les Sombres s’occupaient de leurs tâches et semblaient fatigués par la besogne, mais détendus. Personne ne paraissait craindre l’arrivée de la garde ni la possibilité de se faire rouer de coups. Le territoire libre le surprenait déjà par la diversité de ses modes de vie. D’après les différents marchands qu’il avait rencontrés et ses trajets effectués jusqu’à Verdeau, il n’y avait pas une telle disparité au sein de la Ceinture. S’il ne regrettait rien de sa rencontre avec le petit Naté, il fut soulagé que les villageois les laissent passer sans même un regard. En sortant du village, Kalan s’aperçut qu’aucune forêt ne les attendait à la suite des cultures de Guinche. Il en fit la remarque et Touma lui expliqua :
— C’est parce que nous entrons dans les steppes de Linone, une large bande de terre dépourvue de forêt. Nous allons souffrir de la chaleur à partir de maintenant. Notre marche va sembler extrêmement longue.
Elle sortit un foulard de son sac qu’elle noua autour de sa tête. Il était vrai qu’avec une paire de cornes, un chapeau était peu commode. Les premières heures du trajet furent supportables, en revanche, lorsque le soleil atteignit son zénith, la chaleur devint insoutenable. En plein après-midi, les trois Elfes prirent une pause et dressèrent la tente pour se faire de l’ombre. L’air était trop lourd pour réellement se reposer, mais il était impossible de continuer leur marche dans ces conditions. Les camarades n’avaient pas échangé d’autres paroles que « arrêtons-nous là » ou « je n’en peux plus ». Il leur fallait économiser au mieux leur salive. Lorsque le soleil commença à se cacher derrière l’horizon, Touma les encouragea à reprendre la route. Les trois Elfes plièrent bagage et continuèrent leur cheminement.
— Je vous propose de marcher une bonne partie de la nuit, avança la Cornide. Demain, nous dresserons la tente en milieu de matinée, ainsi nous garderons une partie du sol frais. Nous ne serons pas vraiment reposés, la chaleur sera pesante, mais c’est plus enviable que de fournir des efforts avec une telle température. J’ai assez d’eau pour qu’on s’humidifie le visage deux fois par jour, en faisant attention de ne pas en abuser.
Les frères approuvèrent sans commentaires, incapables de réfléchir. Les deux Sombres firent appel à leur Énergie pour encourager leurs muscles. Touma devait être entrainée pour si bien tenir le coup sans recourir à la Force. La marche nocturne était agréable, même si la clémence des températures leur donnait également envie de se reposer pour de bon. Hélas, la nuit leur parut bien trop courte et le soleil finit par pointer à nouveau le bout de son nez. Il offrit dans un premier temps une douce lumière puis la chaleur se joignit aux festivités.
Kalan ne savait pas si cette marche en extérieur était préférable à celle dans le tunnel. L’herbe aride craquait sous leur pas. À perte de vue, une plaine sans fin n’évoquant que sécheresse et pauvreté s’étendait. L’air semblait se brouiller sous l’effet de la chaleur. Leurs corps étaient moites, leurs bouches étaient sèches, la sueur leur piquait les yeux.
Lors de leur halte, Kalan retourna la terre sous le toit de la tente. Ainsi il put se coucher sur un sol relativement frais. Touma leur avait rapidement expliqué que l’herbe était verte et grasse la majeure partie de l’année. Mais en plein été, il ne pleuvait plus assez et l’herbe devenait courte, jaune et rachitique. Il était difficile de dormir en pleine journée, aussi Kalan somnola. Couché sur le dos, il profita de reconstruire ses barrières mentales. Il pensa au géant Ligoth et il se demanda s’ils les suivaient, Wakami et lui. L’Hypnotique avait paru épuisé, Kalan ne serait pas étonné qu’il ait profité d’une journée de repos en plus en arrivant chez Jamila, sachant que Touma avait pris les devants pour retrouver les leurs. À force de la côtoyer, il en était presque venu à oublier que la Cornide faisait partie d’un groupe dont il ignorait tout. D’un groupe ou d’autre chose. En tout cas, il y avait plusieurs Elfes qui traversaient la frontière et cherchaient la Terre-Mère-sait-quoi du côté de la Ceinture. À s’intéresser à Ahia aussi.
Une foule de questions assaillirent Kalan. Quelles étaient les intentions de Touma et de sa bande ? Pourquoi se rendre dans la Ceinture ? S’agissait-il de contestataires au régime du Roi ? Que s’était-il passé durant la guerre de la Zone ? Qu’est-ce que la Cornide avait réalisé d’important qui remettait tout son monde en question ? Quel était le rôle d’Ahia ? Quels secrets ne lui avait-elle pas avoués avant son départ ? Que voulait dire sa grand-mère avec ses phrases énigmatiques ? Que devenait sa famille ? Lusa était-elle heureuse sans ses grands frères ? La maladie de la Ligne gagnait-elle du terrain ? Que deviendrait sa sœur si Montet pourrissait ? Pourraient-ils la faire venir en territoire libre ? Auraient-ils remboursé leur dette à temps ? Trouveraient-ils un propriétaire terrien ? Ce malstrom d’inquiétudes, en plus de la chaleur, lui fit tourner la tête, éloignant d’autant plus les potentielles réponses qui auraient pu s’offrir à lui. Nessan lui serra gentiment l’épaule, l’ayant probablement surpris en train de se mordiller l’intérieur des joues. Il devait se douter que son agité de frère replongeait dans ses mauvaises habitudes. Il lui sourit et le rassura :
— Je suis avec toi, Kal. Quoiqu’il arrive, on est ensemble.
Cela ne fit pas disparaitre tous ses soucis comme par magie, mais Kalan dut reconnaitre que la compagnie de son jumeau était réconfortante. Il hocha la tête, remerciant muettement Nessan pour sa présence.
Derrière leur toile de tente, l’intraitable soleil finit par se coucher, les libérant de ses rayons brûlants. Bien que fatigués, les trois camarades reprirent leur chemin et ne s’accordèrent qu’une courte pause pour se reposer dans la fraicheur de la nuit avant de poursuivre.
— Je sais que c’est un calvaire, mais nous sommes bientôt au bout de nos peines, encouragea Touma. Arrivés à Geld, je vous promets de l’eau fraiche et des lits dans lesquels dormir.
Ces promesses leur paraissaient n’être que des mirages, mais les deux frères s’accrochèrent à cette perspective. Le trajet semblait interminable. Les Elfes avaient soif, leurs langues étaient pâteuses, leurs crânes les faisaient souffrir, leurs jambes suppliaient de prendre une pause, leurs pieds ne supportaient plus leur poids. Lorsque le soleil revint, Kalan désespéra de la vue : cette steppe paraissait sans fin. Au contraire des forêts, on ne pouvait même pas espérer voir un changement de décor au prochain détour. Rien que de l’herbe sèche, des buissons rachitiques et quelques rochers à perte de vue, d’une platitude et d’une immensité accablante. Avancer encore et encore, jusqu’à la prochaine pause étouffante. S’accrocher, ne pas perdre espoir, ne pas trop réfléchir et faire un pas après l’autre. Le temps s’étirait à l’infini. Kalan n’y croyait plus, pourtant, au loin, les contours d’une cité finirent par se dessiner peu à peu. Le jeune Sombre aurait crié victoire s’il n’avait pas la gorge aussi desséchée. Il ne put que lancer un regard plein d’espoir à ses camarades. Nessan sourit et Touma hocha la tête.
— Ce n’est pas tout près, mais nous toucherons au but aujourd’hui même. Allons-y, encouragea-t-elle.
Sa voix était rauque et elle dut boire de l’eau après cette déclaration. Touma n’avait pas menti : ce n’était pas tout près. La cité ne semblait jamais se rapprocher et Kalan devait encourager ses jambes de toute son Énergie pour le pousser en avant malgré la chaleur.
Pourtant, le moment arriva où les camarades franchirent les murailles du bourg. Les trois Elfes avaient envie de s’affaler à l’ombre d’un mur et de ne plus jamais bouger. Geld était une petite cité dont la périphérie était composée d’une poignée de maisons rustiques, probablement des habitations de Sombres agriculteurs et artisans. Puis venait une muraille de pierres qui protégeait des bâtisses de plusieurs étages. Épiceries, bijouteries, bibliothèques, tavernes, l’enceinte était remplie de vitrines variées. Les étages des constructions paraissaient réservés aux habitations.
D’après ce que Kalan observait des rues et des balcons, la majorité des Elfes étaient des Hypnotiques. Il n’en avait jamais vu autant, surtout qui ne soient pas de la garde, mais du peuple. Il les observait furtivement, intrigué. Rouge, bleu, jaune, vert, violet… de vrais arcs-en-ciel ambulants ! Bien que sa fierté de Sombre l’encourageât à préférer la noblesse et la sobriété du noir, doré, argenté et cuivré, Kalan trouvait toutes ces couleurs vivifiantes lorsqu’elles n’étaient pas assombries par les uniformes de l’armée. Il nota également que la plupart d’entre eux avaient des marques frontales d’une taille équivalente à celle de Jamila, bien loin de celles des gardes de Verdeau. Et pratiquement ridicule en comparaison du bleu de Wakami qui semblait hors pair ! Le jeune Sombre se surprit à opiner pour lui-même, certain que cet Hypnotique agaçant avait quelque chose d’unique.
Les jumeaux suivaient machinalement Touma quand Kalan réalisa qu’il n’avait pas la moindre idée d’où elle les emmenait.
— Touma, demanda-t-il d’une petite voix. Où est-ce qu’on va ?
— J’ai de quoi vous accueillir au centre, près du sanctuaire. Désolée, je n’ai pas donné beaucoup d’explications. Je vous propose d’attendre d’être confortablement installés dans un lieu frais pour discuter.
Kalan ne put qu’approuver et les frères la suivirent jusqu’au sanctuaire. Au centre de la cité, le lieu dédié au soin et à la Terre-Mère était immense. Il était bien plus grand que celui de Verdeau, richement sculpté et entouré d’un jardin empli de fleurs. Touma le contourna et tenta d’ouvrir une petite porte située entre une boutique de bougies et une autre de vêtements, mais elle était fermée à clé et la Cornide y cogna énergiquement. Kalan entendit plusieurs bruits de pas se précipiter dans des escaliers. Lorsque la porte s’ouvrit, leur amie se retrouva assaillie avant que les jumeaux ne puissent réagir.
— Maman ! s’écrièrent deux petites Cornides.
J'ai beaucoup aimé aussi le passage qui fait référence aux variétés de couleur de peau des Cornides, et cette phrase :
"Bien que sa fierté de Sombre l’encourageât à préférer la noblesse et la sobriété du noir, doré, argenté et cuivré, Kalan trouvait toutes ces couleurs vivifiantes lorsqu’elles n’étaient pas assombries par les uniformes de l’armée."
Tu fais référence à pas mal de trucs que j'avais un peu oublié, donc c'était bien de faire des piqures de rappel (il faut dire que je ne suis pas habituée à lire "lentement", d'une semaine sur l'autre, ça demande un effort de mémoire supplémentaire !) :
- j'avais oublié la petite soeur (la pauvre elle est trop mignonne en plus avec ses refuges pour animaux)
- un peu oublié aussi la mystérieuse Énergie qui a l'air d'être un peu le pouvoir "racial" des Sombres mais dont on ne sait pas grand chose je crois ?
- pareil pour cette croyance ou religion et l'existence des sanctuaires (je suis allé relire le passage de Verdeau : le sanctuaire est assez vite décrit et je pense que je n'y avait pas accordé trop d'importance)
J'ai bloqué sur la phrase : "En tout cas, il y avait plusieurs Elfes qui traversaient la frontière et cherchaient la-Terre-Mère-savait-quoi du côté de la Ceinture.".
J'aime beaucoup les expressions détournées mais ici il m'a fallu du temps pour comprendre. Je me demande s'il ne faut pas laisser le verbe sans l'accorder puisqu'il s'agit d'une expression figée ; et peut-être alléger la fin aussi pour faciliter la compréhension des cerveaux-lents ;) : "En tout cas, il y avait plusieurs Elfes qui traversaient la frontière en direction de la Ceinture pour rechercher Terre-Mère-sait-quoi"
Deux détails :
- répétition de "Bien que", "bien qu'il" dans le premier paragraphe
- "des lits dans lesquels dormir." -> "de vrais lits" ou "des lits confortables" plutôt ? sauf s'il y a un effet d'insistance ou comique (vu qu'ils n'ont pas fermé l'oeil depuis un moment), dans ce cas peut-être utiliser l'italique sur "dormir" ?
Voilà ! Et ce petit twist de fin est super mignon <3. Hâte de rencontrer la petite famille de Touma !
L'Energie en gros c'est ce qui parcourt les êtres vivants, et les Elfes en ont dédiée à leur pouvoir (c'est un peu mystérieux, mais cela échappe aussi à la plupart des Elfes, sauf une personne qui détaille le tout mais en fin de saga XD)
C'est vrai que les sanctuaires sont pas souvent sur leur chemin, c'est un peu la problématique de l'accès limité au soin haha
Et Carcassonne j'y suis jamais allé, mais mon partenaire m'en a souvent parlé et ça a l'air super chou donc je suis ravi que ça évoque cette petite ville :D