8) Clash

Il n’était pas loin de quatorze heures quand je me dirigeais vers le bâtiment G pour récupérer mon sac ainsi que quelques affaires. J’essayais de ne pas penser à ce qu’il venait de se passer. En fait, j’essayais même de ne pas penser à tout ce qui s’était produit depuis ce matin. Il me faudrait du temps pour digérer tout cela, et surtout pour pouvoir commencer à imaginer pardonner Améthyste pour s’être moquée de moi de la sorte. J’estimais avoir le droit d’être en colère, mais d’un autre côté, je n’avais pas envie de l’être. C’était un sentiment très bizarre. D’ailleurs, ce mot résumait assez bien la suite d’événements qui s’étaient produits pour que je me retrouve ici et dans cette situation.

Un rapide passage dans ma chambre et je récupérais mon sac à main dans lequel j’avais soigneusement fourré un large carnet de notes et quelques stylos, en plus des petites choses indispensables habituelles. L’avantage de la fac, c’était entre autres de ne pas avoir à se trimbaler moult manuels et autres outils obligatoires.

En sortant du bâtiment, je consultais mon téléphone sur lequel j’avais téléchargé les horaires de mes cours. Je trouvais cela un peu étrange d’avoir un cours de deux heures avant même la réunion d’intronisation. Mais cette excentricité était un détail si insignifiant par rapport au reste que j’étais presque heureuse de la constater. Enfin le genre de petite étrangeté que je pouvais me permettre de prendre avec le sourire, ce qui m’aida à dé-focaliser mes pensées de toute cette histoire d’expérience et d’Emprises.

À quatorze heures moins dix, l’amphithéâtre dans lequel devait se dérouler le cours de sciences sociales appliquées était en vue. Je ne savais plus trop pourquoi j’avais choisi ce supplément dans mon cursus musical. Je me souvenais vaguement avoir trouvé mon emploi du temps trop disparate et avoir choisi des cours qui viendraient combler les vides. Ceux-là convenaient parfaitement donc, puis je n’y allais pas non plus sans un certain intérêt.

À travers la large baie vitrée qui donnait sur l’extérieur, j’affichais un petit sourire amusé en voyant une demoiselle vêtue d’un large poncho bariolé et d’épaisses lunettes de vue, frapper sans retenue un pauvre jeune homme avec un magazine enroulé sur lui-même. Je notais soudainement, sans savoir pourquoi, que la scène m’aurait choquée si le jeune homme avait été l’agresseur et non la victime. Voir deux hommes mener ce genre de cirque aurait été amusant cela dit. Deux femmes, beaucoup moins. Mais après tout, j’allais bien en cours de sociologie pour étudier ce genre de questions. En savoir davantage sur la nature et l’origine des comportements profonds qui semblent nous faire agir presque malgré nous.

C’est donc avec un certain enthousiasme que j’entrais dans l’amphithéâtre 012 et que je m’installais, à l’une des places bordant le petit passage permettant d’accéder à l’estrade. Ainsi, toute droitière que j’étais, j’étais sûre de ne gêner personne et de ne pas être gênée.

Après m’être installée, je profitais des quelques minutes restantes avant le début du cours pour regarder autour de moi. En fait, il n’y avait pas grand monde. Que ce soit dû au fait que les cours n’avaient pas officiellement commencé ou à l’impopularité de la matière proposée, j’étais tout de même surprise de trouver une salle de deux-cents places seulement occupée par une douzaine de personnes.

C’est alors que j’entendis un léger bruit derrière moi, me faisant me retourner délicatement. Un étrange jeune homme était en train de s’installer à la place juste derrière la mienne. Il était très grand, très maigre, la peau pâle, et portait une sorte de baggy usé ainsi qu’un vieux débardeur. Une quantité impressionnante de dog tags et autres pendentifs pendaient à une unique chaîne, le tout cliquetant doucement au rythme de ses mouvements.

— Hey… salua-t-il mollement. Ça fait plaiz' de voir une nouvelle, bien ou bien ? demanda-t-il avec flegme, mais avec le sourire.

— Oh, ravie de vous rencontrer je m’appelle Emily… dis-je en tendant poliment la main.

Le grand jeune homme tendit alors la sienne et décrivit un arc de cercle avant de taper délicatement dans la mienne, puis de la faire glisser vers lui avant de se frapper la poitrine. Je jouais le jeu, n’y voyant aucun inconvénient après tout ce que j’avais déjà vu. Son comportement très décontracté et son sourire me mettaient plutôt à l’aise malgré son allure et son attitude exotiques.

— C’est cool Emi', moi c’est Evans Doroski, se présenta-t-il. J’suis pas venu t’emmerder t’sais, j’m’assoie toujours là, c’est cool ? demanda-t-il sans changer de ton.

— Oh, bien sûr… c’est cool, concluais-je avec un sourire, à demi feint seulement.

Je devrais avoir honte de l’avouer, mais en venant dans cette université, c’était ce genre de personne différente que j’espérais rencontrer. Différente, mais abordable et en aucun cas dangereuse. Une pensée finalement bien égoïste, comme si un sportif cherchait à simplement tester ses limites sans jamais vouloir les dépasser.

Lorsque je me retournais vers l’estrade, après avoir entendu un bruit qui en provenait, je m’aperçus que le professeur venait d’arriver. Et il ne semblait pas être le seul, puisque plusieurs personnes étaient entrées en même temps que lui. D’une petite douzaine, nous passâmes alors à une grosse vingtaine. Ça n’était toujours pas assez pour justifier un amphithéâtre entier, mais c’était tout de même beaucoup plus acceptable.

C’est alors que, dans la petite foule qui venait d’entrer, j’aperçus Améthyste qui semblait râler après la demoiselle au poncho que j’avais vue avant d’entrer. Je soupirais immédiatement en détournant le regard vers mon coin de pupitre. Elle suivait également ces cours… Avec un peu de chance, elle jouerait le jeu et se contenterait de m’ignorer.

— Hey Emi', détends-toi, le prof est cool… souffla mon voisin de derrière, interprétant ma nervosité.

— Oui, je n’en doute pas, merci Evans, répondis-je poliment, ne réagissant pas au diminutif qu’il me donnait.

Un léger larsen résonna alors dans la salle, et tous se tournèrent en direction du professeur qui se tenait sur l’estrade, derrière le large pupitre équipé d’un élégant micro sur pied flexible.

Du coin de l’œil, j’en profitais pour chercher Améthyste du regard. Elle s’était assise assez loin de moi, mais sur la même latitude, pile sur le rang du milieu. Pour la première fois, je remarquais qu’elle n’enlevait décidément jamais ses lunettes. Il est vrai que les néons à la lumière blanche et crue qui éclairaient les lieux n’étaient pas très agréables pour la rétine, mais de là à ne pas les ôter par politesse… Je secouais la tête et me reprenais immédiatement. J’ouvris alors mon bloc-notes et pris un stylo en main, commençant à tapoter délicatement son capuchon comme pour me distraire de toute pensée parasite.

— Un deux, un deux… dit le professeur avant de tapoter doucement le micro. Hé ben, on dirait que tout le budget son est parti dans les salles de musique, déclara-t-il avec humour.

Évidemment, cela ne manqua pas de me faire sourire et de me mettre un peu plus à l’aise, ce qui n’était pas pour me déplaire. En y repensant, n’était-ce pas la base de la politesse et de la courtoisie que de mettre ses interlocuteurs à l’aise ? Je ne savais pas s’ils seraient aussi passionnants que mes cours de musique, mais j’appréhendais assez bien ceux de sciences sociales appliquées.

— Très bien, très bien, marmonna le professeur dans le micro, excusez-moi de me mettre à l’aise, mais tout le monde sait que les vrais cours ne commencent que demain, commenta-t-il.

Nouveaux rires dans la salle, tandis qu’il en profitait pour retirer son large et élégant trench-coat sous lequel il portait un polo bleu marine par-dessus une chemise blanche. Ses cheveux et son visage, selon l’angle, lui donnaient de faux airs de Matt Smith, ce qui m’amusait. Il déposa une vieille mallette en cuir marron et usé sur le coin du pupitre, mais n’en sortit rien pour le moment. Puis il défit délicatement un bouton de son polo avant de s’éclaircir la gorge et de s’approcher de nouveau du micro.

— Bien, bonjour à tous et bienvenue dans mon cours de sciences sociales appliquées. Je me présente je suis le professeur Gilbert Krasny, déclara-t-il avant de regarder autour de lui. Apparemment pas le cours le plus populaire cette année non plus, commenta-t-il avec humour, qualité dont il ne manquait visiblement pas. Comme vous le savez tous, il est une petite tradition à laquelle je suis attaché afin que nous démarrions l’année sur de bonnes bases, continua-t-il en haussant légèrement les sourcils. C’est celle où je prends deux d’entre vous, que je les jette dans une arène avec un couteau, et qu’on parie sur le survivant…

Des rires secouèrent encore la salle. J’aimais bien ce type d’humour, dans une certaine mesure.

— Bien, plus sérieusement, aujourd’hui nous allons fêter notre nouvelle année d’étude en débattant entre nous de sujets de société divers et variés, expliqua-t-il en retrouvant son sérieux. Et pour ce faire, je vais choisir deux d’entre vous parfaitement au hasard, il toussota, faisant pouffer presque tout le monde. Et je leur demanderais de débattre d’un sujet que j’aurais choisi avec la même méthode de tirage au sort, conclut-il, se faisant poliment applaudir.

Je notais alors dans un coin de ma tête que ce professeur semblait être plutôt populaire, pour que ses élèves soient aussi réactifs à ses expressions et à ses traits d’esprit. Je pouvais comprendre pourquoi d’ailleurs.

— Donc, totalement au hasard ! déclara-t-il en nous tournant le dos. Siège D24 et D52, levez-vous, je vous prie !

Je pris une brève inspiration avant de souffler lorsque j’entendis le numéro de mon propre siège. Mener un débat ne me faisait pas peur, et j’avais hâte de commencer à faire mes preuves dans un contexte normal de cours normaux. Je cherchais alors du regard l’autre personne qui avait dû se lever, et je faillis sursauter de surprise en voyant Améthyste se mettre debout. Pendant une fraction de seconde, j’avais espéré qu’il s’agisse d’une erreur, mais ça n’était visiblement pas le cas. Je tournais donc le regard vers monsieur Krasny, attendant la suite de ses directives.

Il arborait un petit sourire, un peu satisfait et un peu taquin, mais résolument bienveillant. Il l’avait fait exprès évidemment, mais je me demandais bien comment. En admettant qu’il connaisse les numéros des sièges par cœur, pourquoi nous avait-il choisi toutes les deux en particulier ? Et mes interrogations semblaient se lire sur mon visage puisqu’il leva brièvement les yeux au ciel en croisant les mains derrière le dos.

— Hé oui, le hasard aura choisi la nouvelle venue parmi nous, ainsi que celle qui est allée s’asseoir à sa place habituelle sans rien dire, en faisant tout pour ne pas croiser son regard !

Et comme s’il l’avait fait exprès, c’est justement à ce moment que le regard d’Améthyste croisa le mien, tandis que moi, je ne croisais rien d’autre que les impénétrables verres bleutés de ses lunettes.

Ce drôle de professeur avait donc noté tout cela dans le comportement de l’autre demoiselle, c’est qu’il devait être au moins aussi intelligent qu’il en avait l’air. Il savait où elle s’asseyait, il avait saisi son changement de comportement, et il avait même noté qu’elle m’évitait spécifiquement du regard.

— Très bien, de quel sujet s’agira-t-il ? demandais-je vaillamment, comme pour prouver que je n’avais pas peur.

En face de moi, Améthyste, qui n’avait strictement rien installé sur son coin de pupitre, se tenait debout, légèrement courbée vers l’avant, les deux mains dans les larges poches distendues de son sweat-shirt, observant désormais notre professeur plutôt que moi.

— Hé bien j’imagine que vous pouvez commencer par vous présenter devant toute la classe, histoire que l’on sache à qui l’on a à faire, proposa monsieur Krasny avant de s’accouder à son pupitre.

Je pris une brève inspiration et tâchais de me tenir bien droite et d’assurer ma voix tandis que je me présentais, ayant compris que le professeur m’y invitait moi spécifiquement.

— Je m’appelle Emily Erina Elizabeth Lindermark, j’ai dix-huit ans, je parle couramment français, je suis venue de Londres jusqu’ici pour suivre le cursus de musicologie et de perfectionnement au violoncelle, en plus de ce cours de sciences sociales appliquées, récitais-je avec aplomb. J’ai également monté un dossier afin d’être acceptée directement en deuxième année, concluais-je avec un brin de vantardise.

J’eus tout de même droit à quelques applaudissements polis, en plus de ceux du professeur, mais je n’obtins qu’une grimace de la part d’Améthyste, qui roula nonchalamment des épaules avant de se présenter à son tour.

— Mon blase c’est Amélie, pas de putain de deuxième prénom, Verreccia et j’ai dix-neuf ans, grogna-t-elle en arrachant quelques rires à la salle. Je suis en deuxième année dans c’trou pour suivre ce cours et celui de technologies musicales, et comme vous aurez deviné à mon nom d’famille, j’suis originaire du Congo ! plaisanta-t-elle avec mauvaise humeur. Mais pour les gens, je suis Améthyste, précisa-t-elle en changeant étrangement de ton, tout en remontant ses lunettes.

Elle obtint un peu plus d’applaudissements que moi. Je m’y attendais. Après tout, elle s’était déjà fait des amis en un an, elle avait eu le temps d’être populaire, avec son bagou. En tous cas, cette présentation qui parodiait satiriquement la mienne ne m’impressionnait pas. Je gardais un bras le long du corps, ma main libre légèrement appuyée sur ma hanche. Il ne fallait surtout pas que je croise les bras ou que je montre un quelconque signe qui me placerait sur la défensive. Je ne céderais pas un yard de terrain.

— Très bien, ça promet ! déclara monsieur Krasny en frappant dans ses mains. Hé bien puisque nous avons à faire à deux musiciennes, le sujet est tout trouvé. J’aimerais que vous nous définissiez ensemble en quoi consiste précisément la musique. Vaste sujet n’est-ce pas ? Mais vous n’avez que cinq minutes… et top ! annonça-t-il.

Voyant que mon adversaire était trop occupée à éviter ouvertement mon regard, je décidais de ne pas laisser un silence s’installer et je prenais la main, haussant légèrement les épaules.

— C’est très facile, commençais-je, la musique, c’est l’art d’accommoder les sons mélodiquement quant à leur hauteur, harmoniquement quant à leur superposition et rythmiquement quant à leur placement dans le temps, expliquais-je avec fierté.

Je pensais avoir donné une description parfaite, une à laquelle on ne pourrait rien ajouter qui ne serait redondant, une description qui était à l’épreuve de toute contestation. En bref, je pensais avoir ouvert le débat en plaçant immédiatement mon adversaire dans une impasse.

— Hah, évidemment ! gloussa Améthyste sans attendre. J’imagine que t’as appris ça par cœur, dit-elle, sarcastique. D’ailleurs, elle est pas pétée cette expression ? Pourquoi on parle de cœur pour désigner le fait d’apprendre comme une putain d’machine ? demanda-t-elle en relevant la tête dans ma direction. La musique, c’est fait pour parler aux gens ! affirma-t-elle. C’est pas fait pour qu’une élite puisse se gargariser d’ses certitudes sur un art qu’est censé être populaire ! accusa-t-elle carrément.

Un murmure parcourut la salle, le public ayant apparemment décidé que cette riposte était particulièrement douloureuse pour moi. Cependant, je ne changeais pas de posture ni d’attitude. Je devais faire comprendre que cette réponse ne m’avait en rien déstabilisée.

— Eh bien, je pensais qu’on parlerait de musique, mais tu préfères parler de lutte des classes, contrais-je en tournant légèrement la tête sur le côté. Et je peux savoir ce qui te met autant sur la défensive ? En quoi ma définition agresse-t-elle ta vision de la chose ?

De mon point de vue, je m’en étais admirablement bien sortie, et le reste des élèves semblait être surpris de la tournure que prenait la discussion. Si je devais me fier à mon instinct, je dirais qu’Améthyste avait l’habitude de remporter ce genre de débats avec ce petit manège. Mais je ne la laisserais pas faire.

— Tu veux rire ? Tu veux que j’te rappelle c’qui s’est passé la première fois qu’on s’est vues ? s’exclama-t-elle soudainement, réussissant à me prendre par surprise.

Mes deux bras étaient désormais le long de mon corps, légèrement relevés comme dans un début de posture défensive. Elle avait fait fort, allant même jusqu’à me déstabiliser. Cependant, elle allait droit dans le mur avec cette méthode. Je ne comprenais pas pourquoi elle m’attaquait ainsi de front. Elle alla même jusqu’à reprendre la parole sans me laisser répondre, comme pour souligner le fait qu’elle venait de me porter un coup.

— Laisse-moi deviner, miss bourge ! Tu as été émue par les grands auteurs classiques et papa t’a payé des cours au conservatoire ? Et là, on t’a appris qu’la vraie musique c’était Mozart et d’autres connards en perruque ? T’as récité des études par cœur ? Tu t’ennuyais en jouant, mais t’en tirais d’la fierté parce qu’y avait des cons pour te dire qu’ils étaient fiers de toi ? Et maint'nant quoi ? Tu joues pour qui ? Pour ceux qui connaissent déjà c’que tu sais jouer par cœur ? Tu composes peut-être ? Laisse-moi rire ! Je connais les gens comme toi ! déclara-t-elle en frappant du plat de sa main sur son coin de pupitre. Vas-y maintenant, oses dire le contraire !

Contenir ma colère n’avait jamais été aussi difficile, mais je n’étais pas en colère contre ce qu’elle disait, non. Ce discours, je l’avais entendu un millier de fois, et il ne menait nulle part. Non, mon chagrin, c’était de l’entendre de la part de cette personne en particulier. Même si je lui en voulais, même si j’étais fâchée avec elle, je n’admettais pas qu’elle tienne ce genre de discours. Je n’y faisais plus vraiment attention, mais le reste des élèves poussait des acclamations de surprise choquées, aspirant l’air entre leurs dents.

— Je refuse d’en faire une affaire personnelle, contrairement à toi, contrais-je en essayant de ne pas m’emporter, ce que je n’étais pas sûre de réussir. Alors, dis-nous clairement, que fais-tu, toi, pour prétendre que je ne suis qu’un singe à qui on a appris des partitions par cœur ? demandais-je en tapant de la main à mon tour sur mon pupitre. Qui es-tu pour remettre en question des noms comme celui de Mozart ?

Honnêtement, je n’avais pas réellement de réponse à ses accusations, alors tout ce que je pouvais faire, c’était l’obliger à répondre à la question qu’elle m’avait elle-même lancée. Au fond, c’était vrai, je n’étais qu’un petit singe savant qui pouvait répéter des partitions apprises par cœur, je n’avais aucune plus-value à apporter. Mais je voulais changer, je refusais de continuer d’être la fille à qui papa avait payé des cours au conservatoire. J’étais venue ici pour changer cela, elle n’avait donc pas le droit de me le jeter en plein visage.

— Moi, je travaille sur les sons, répondit Améthyste en retrouvant son calme. Je prends tous tes vieux auteurs, même les nouveaux, et j’y ajoute ce que je veux. Je les tords, je les plie, et je les arrange pour que les gens dansent, qu’ils kiffent d’être là où ils sont et de m’écouter. Tu vois, reprit-elle en se tournant complètement vers moi et en sortant ses mains de ses poches. Parfois, j’arrange mes propres sons sur mon clavier, au feeling, puis je les mixe, je les améliore, je les étudie avec mes tripes pour en faire ce qu’ils sont, tout à l’instinct. C’est ce qu’on appelle la créativité, asséna-t-elle finalement.

Je n’avais jamais rien entendu de tel. Notre public semblait retenir son souffle. J’avais l’impression qu’elle en faisait une affaire politique, une affaire personnelle, mais en réalité, elle parlait bel et bien de musique. Elle avait une vision tellement unique, et une aversion tellement franche pour le formatage et la conformité, qu’il était largement compréhensible qu’elle réagisse de la sorte. Mais malheureusement, de mon point de vue, nous n’étions pas deux amies partageant leurs expériences et leurs opinions à cœur ouvert, nous étions deux adversaires dans un débat. Et à travers ma rancune, je ne voulais pas la laisser s’en sortir avec une pirouette.

— Ah, je vois. Moi qui me demandais pourquoi tu tardais à expliquer ce que tu faisais, mais en fait tu n’es même pas vraiment une musicienne, comme tu viens de nous le dire, contrais-je avec acidité. Appelons les choses par leur nom, tu es une ingénieure du son c’est ça ? Tu ne sais pas jouer d’un instrument, je me trompe ? Tu appuies sur les touches de ton clavier en attendant que ça sonne bien, tu enregistres le tout et tu le modifies par ordinateur, c’est ce que tu viens de dire, assénais-je sans pitié. Et tu arranges également des auteurs classiques dans tes compositions pour plaire à ton public ? Donc tu es une ingénieure du son et une pilleuse de tombe, mais qui se prétend musicienne… ose dire le contraire ! concluais-je en imitant sciemment le ton qu’elle avait employé en me lançant la même réplique.

Il y eut un long silence pendant lequel Améthyste m’apparut figée, son expression était indéchiffrable à travers ses lunettes de soleil. Pourtant je voulais qu’elle me réponde, je voulais que cette dispute continue. Mais je n’entendis que des raclements de gorges et de maigres bruits provenant du reste de la salle. Puis le désagréable crépitement du micro de monsieur Krasny.

— Très bien mesdemoiselles, ça suffit pour aujourd’hui. C’était très intéressant, dit simplement le professeur.

— Rah c’est bon, j’me tire, souffla alors la voix éraillée mais parfaitement audible d’Améthyste.

Je la vis alors prendre son vieux sac bandoulière sans aucune délicatesse et tourner les talons, pour sortir de la salle, passant devant moi sans m’accorder un regard. Mais je ne fis rien pour la retenir. Pas parce que je ne le voulais pas, mais parce que je n’arrivais pas à me convaincre que je le voulais. Je ne la connaissais que depuis très peu de temps après tout.

— Verreccia ! interpella le professeur, réussissant à la faire se figer sur place. Si vous ne finissez pas toutes les deux par trouver un terrain d’entente, je vous mettrais un zéro pour le semestre, conclut-il avec un sourire en coin.

— Quoi ?

— Quoi !

Améthyste et moi échangeâmes un regard en nous apercevant que nous nous étions exclamés la même chose au même moment.

— Je suis très sérieux, ajouta le professeur sur un ton étrangement léger. En plus, ce ne sera pas difficile, vous êtes faites pour vous entendre, déclara-t-il avec un petit rire qui anima ensuite toute la salle.

— Je suis contre ! Vous avez très bien vu qu’il y avait quelque chose de personnel dans ce débat, si on peut appeler ça comme ça ! protestais-je vivement.

— Justement, répondit monsieur Krasny en haussant les sourcils. Nous sommes dans un cours de sciences sociales, pas de musicologie.

Une vague de rire parcourut la salle. Ce bonhomme savait très exactement comment faire réagir les autres et comment changer l’ambiance d’une audience. Il venait de tourner notre violent règlement de compte public en une sorte de plaisanterie, comme si nous ne jouions que des rôles.

— Très bien, grogna Améthyste vers qui je tournais la tête. Mais j’espère que vous m’apporterez des oranges quand j’serai en prison !

Sa tentative d’humour amer fit effet sur les autres élèves, mais ne fit par sourciller le professeur qui hocha la tête, satisfait qu’elle ait accepté ses étranges travaux pratiques.

— Très bien, vous aurez tout le temps de discuter de la manière de se débarrasser d’un corps, quand vous prendrez un café en ville toutes les deux, conclut monsieur Krasny.

— Quoi !

— Quoi ?

Un fou rire secoua la salle lorsque, pour la deuxième fois, Améthyste et moi nous exclamâmes la même chose au même moment.

— Très bien ! intervins-je à mon tour. Mais si ça ne marche pas comme vous voulez, vous devrez admettre que vous avez manqué de flair ! défiais-je, insolente.

— Pari tenu, Lindermak, déclara le professeur avec un nouveau sourire.

Un autre moment de silence s’installa dans l’assemblée. Le genre de silence qui laisse deviner que les gens sont attentifs et attendent quelque chose, une sorte de dénouement. J’observais alors Améthyste, comme si j’espérais, sans trop savoir pourquoi, qu’elle me vienne en aide. Sa silhouette se découpait parfaitement en contraste avec le mur éclairé aux néons blanc juste derrière elle. Le noir de son sweat-shirt semblait plus sombre, et les imprimés violets présents sur ses vêtements semblaient plus brillants.

— OK, mais c’est toi qui paies, conclut-elle en détournant le regard et en jetant un papier sur le sol, avant de prendre immédiatement la sortie.

— Très bien, c’est décidé ! J’ai hâte de voir ce que cette expérience donnera, annonça monsieur Krasny. Nous aurons tout le loisir d’étudier la question en classe, c’est d’ailleurs une opportunité de vous parler de la confrontation systématique qui a toujours existé entre conservateurs et progressistes, depuis l’aube de l’humanité…

Sa voix se fit alors plus lointaine, comme un bruit de fond, tandis que les autres élèves se remettaient à parler entre eux tout en prêtant attention aux propos du professeur. Pour ma part, j’avais les pieds entre deux marches, dans le petit escalier des gradins de l’amphithéâtre, les bras ballants légèrement, le regard braqué sur la sortie par laquelle Améthyste venait de disparaître. Je regardais alors à mes pieds et ramassais le papier chiffonné qu’elle avait jeté…

Il s’agissait un petit flyer du genre de ceux que l’on retrouvait sous les essuie-glaces des voitures. Les couleurs imprimées sur le papier glacé étaient sombres, les noirs très profonds. Mais les couleurs criardes avaient été traitées avec un effet de brillance afin de ressortir davantage. Ce flyer vantait un night-club pour sa musique et ses invités de marque. Une certaine DJ-Améthyste figurait en tête de liste. Fronçant légèrement les sourcils, je retournais le papier et découvrais un numéro de téléphone qui avait été griffonné à la va-vite, mais pas assez rapidement pour qu’elle ait pu le faire après être entrée dans l’amphithéâtre. Il y avait même un petit mot qui disait «  on s’envoie des textos ? », comme une invitation amicale…

— Oh, Améthyste… tu es la meilleure à ce petit jeu…

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