9) Wolfmother

Améthyste semblait posséder une sorte de prédisposition naturelle à me faire culpabiliser dès que je me mettais un tant soit peu en colère contre elle. C’était à la fois frustrant et humiliant, mais définitivement efficace. Aussi, suivant le cours d’une oreille distraite en prenant de vagues notes sur mon calepin, je ne pouvais m’empêcher d’examiner le flyer qu’elle avait jeté à mes pieds un peu plus tôt. Rien que ce bout de papier glacé me torturait. Avait-elle noté ce petit message maladroit ainsi que son numéro de téléphone avant, ou après que l’on se soit disputé devant la cantine ? Si elle l’avait fait avant, elle aurait eu l’occasion de me le donner pendant qu’on était à table… alors elle l’avait fait après notre première dispute, pour que l’on puisse se réconcilier. Mais si tel était le cas, alors cela signifiait que je n’aurais pas dû prendre le débat que nous avons eu aussi sérieusement. Je me posais trop de questions auxquelles je ne pouvais pas répondre, même en réfléchissant profondément, cela me perturbait. Stressée, je tapotais le bout de mon stylo sur mon bloc-notes, produisant une petite pulsation tandis que je me mordais la lèvre.

tactac tactac tactac

Puis je captais du coin de l’oreille mon voisin de derrière, Evans, qui fredonnait une sorte de ligne de basse, qu’il devait certainement entendre dans les écouteurs qu’il tentait de cacher sous ses dreadlocks. Je calais alors semi-consciemment ma pulsation sur lui.

hum humhum hmm humhum hum

tactac tactac tactac

Je commençais alors à me détendre, tandis que je hochais doucement la tête. Lorsque j’étais dans un tel état, je souriais légèrement, un sourire fragile, que n’importe quelle perturbation aurait pu souffler comme la flamme d’une bougie, mais je continuais néanmoins à mener ce petit rituel afin de calmer mon esprit. Cherchant le son plutôt que de l’entendre par hasard, cette fois-ci, je perçus les sons de quelqu’un, sur ma droite, qui faisait doucement rebondir sa gomme sur son coin de pupitre. Cela faisait une excellente grosse caisse. Alors je fis défiler les marques rythmiques sur une portée qui se dessinait au fur et à mesure dans ma tête. Pas besoin de clef, juste du rythme…

hum humhum hmm humhum hum

tactac tactac tactac

domb domb domb

Je m’apaisais rapidement me laissait porter par cette petite rythmique improvisée. Il était fou de constater à quel point il était agréable de trouver, dans le désordre, quelques éléments qui concordaient entre eux. Régulier, inaltérable, bref, profondément rassurant, comme un nouveau-né qui se trouve rassuré en entendant les battements de cœur de sa mère.

Cependant, je me crispais légèrement lorsque le bruit de la gomme vint à se décaler. J’essayais donc de rattraper le tout, de me caser à un rythme qui me permettrait de concilier l’ensemble…

Cependant, je finis par tiquer de la langue, agacée par cette gomme qui produisait un si bon son, mais qui ne suivait aucun rythme régulier.

Par réflexe et par agacement, je frappais ma main sur le coin de mon pupitre et ouvrais les yeux afin de repérer la personne responsable de ce décalage.

Il s’agissait de la fille que j’avais vue tout à l’heure avant de rentrer dans l’amphithéâtre, avec son large chandail et ses lunettes rondes. Elle avait désormais cessé de faire rebondir sa gomme et m’observait étrangement.

Curieuse de ce regard, j’en cherchais la raison en tournant la tête et finis par croiser celui de monsieur Krasny.

— Lindermark, vous semblez vouloir participer, proposa-t-il en haussant un sourcil.

Je me retins de grimacer. Je devais bien avouer que je ne prêtais pas attention à ce qu’il venait de dire, trop perturbée que j’étais. Cependant, je n’étais pas prête à l’admettre devant tout le monde. Alors je jouais le jeu de notre professeur et hochais la tête en espérant m’en sortir avec une pirouette.

— Oui, évidemment, déclarais-je simplement, attendant la suite.

— Très bien, je suis toujours ravi quand de nouveaux élèves sont aussi volontaires ! m’encouragea-t-il en réponse, d’un ton qui laissait comprendre qu’il n’était pas dupe. Je vous prierais donc de vous lever, car vous allez tenter de tomber d’accord avec votre collègue… fit-il en faisant un léger geste de la main vers ma droite.

La fille à lunettes rondes et au chandail bariolé se leva alors avec un petit sourire enjoué.

C’était donc cela, j’allais devoir débattre de quelque chose avec elle, ça ne semblait pas être bien compliqué, du moment que l’on me donnait le sujet. Au moins, les choses ne risquaient pas de déraper comme tout à l’heure avec Amélie, j’avais retenu ma leçon.

Je me levais donc à mon tour le plus naturellement du monde, attendant que ma collègue se présente devant tout le monde, comme il semblait être de coutume dans cette classe.

— Hé bien bonjour à tous ! déclara-t-elle avec un accent parisien assez prononcé. Je m’appelle Sandra Miraud, je suis en troisième année après avoir été choisie par le programme de cette belle université et je me suis donc inscrite pour toutes les matières de sciences sociales et politiques. J’ai également pris part au club d’art contemporain, car je pense qu’il est normal d’être un peu artiste lorsque l’on est une femme digne de ce nom ! conclut-elle avant de s’incliner comme si elle venait de conclure un récital pour piano.

Elle fut applaudie poliment. Pas autant qu’Améthyste tout à l’heure, mais bien plus que moi lorsque j’avais fait ma présentation. Cela faisait au moins trois ans qu’elle suivait ces cours, mais elle ne semblait pas être si populaire que cela, étrange. En tous cas, quelque chose me dérangeait un peu dans son comportement, un je ne sais quoi qui m’empêchait de la trouver sympathique.

— Très bien très bien, conclut le professeur en hochant la tête. Et comme nous savons déjà tous qui est Emily Erina Elizabeth Lindermark, récita-t-il d’un souffle, taquin, arrachant quelques rires. Je vous propose de commencer tout de suite ! Votre sujet sera… fit-il en soulevant une feuille d’un de ses dossiers, comme s’il ne comptait pas le choisir lui-même. Le féminisme, déclara-t-il finalement avant de nous inviter d’un geste de la main. C’est à vous !

Par politesse, j’attendais quelques secondes afin de voir si ma collègue souhaitait prendre la parole la première. Cependant, son regard semblait plutôt m’encourager à commencer moi-même, j’acceptais donc l’invitation avec un sourire poli.

— Eh bien, je pense que nous serons d’accord toutes les deux sur le fait que le féminisme a fait progresser la condition des femmes jusqu’à aujourd’hui, et il reste encore beaucoup de progrès à faire, ne serait-ce qu’en Europe… n’est-ce pas ? invitais-je, anticipant étrangement la réponse de Sandra.

— Hoooo, tout à fait ! déclara-t-elle avec un large, trop large sourire. C’est vrai, oui, mais la méthode qui a été pratiquée jusqu’à aujourd’hui n’était certainement pas la bonne, il faut bien le dire, le féminisme a été étouffé par les hommes ! C’est pour ça qu’aujourd’hui, il n’est pas arrivé à ses fins comme il l’aurait pu bien avant ça ! annonça-t-elle avec franchise, un sourire particulièrement convaincu étiré sur son visage.

Cependant, je restais perplexe, un peu hagarde face à son phrasé vraiment particulier. Je me vantais de parler un français correct, et la grammaire employée par cette demoiselle me semblait étrange. Ajouté à cela le ton de sa voix un brin pédant, que j’associais à son accent parisien et son discours très étrange. J’étais plutôt mal à l’aise.

— Hum, comment cela ? demandais-je simplement.

— Eh bien, enfin ! s’exclama ma collègue en ouvrant les bras, comme si je passais à côté de l’évidence même. Regarde autour de toi : les postes à responsabilités, les hautes sphères de l’art, les métiers scientifiques… Il y a encore et toujours des hommes, que des hommes ! Et les rares fois où c’est une femme, boum ! fit-elle avec un geste de la main. Les médias, possédés par des hommes, s’exclament que c’est beau le féminisme et que c’est extraordinaire ! Mais c’est extraordinaire, alors que ça ne devrait pas ! Par justice, les femmes devraient créer une ère pendant laquelle les hommes seraient minoritaires là où ils sont majoritaires aujourd’hui ! ajouta-t-elle en écarquillant grand les yeux derrière ses épaisses lunettes. Comment pourraient-ils comprendre quoi que ce soit autrement ? Je pense que le féminisme soi-disant raisonnable est encore un coup inventé par le patriarcat par peur de ce que pourrait donner une véritable pensée matriarcale ! conclut-elle en levant le doigt sur son dernier mot, comme pour y mettre de l’emphase.

Je me retins d’afficher un air trop perplexe. J’avais tellement de choses à redire sur ses déclarations et la manière dont elles étaient formulées que je restais coite un petit moment.

Essayant d’y trouver une quelconque inspiration, je parcourais brièvement le reste de la salle du regard. Les autres élèves semblaient être au mieux habitués à ce genre de discours venant de la demoiselle, ou au pire légèrement amusés. Seules les filles assises directement autour de Sandra s’échangeaient de vifs hochements de tête.

Je retins un soupir en comprenant rapidement la situation. Cependant, je ne devais pas faire d’erreur, je devais rester courtoise et ouverte, laisser mes préjugés de côté pour cette fois-ci et partir du principe qu’elle pouvait avoir raison. Il ne me restait plus alors qu’à questionner son raisonnement pour éventuellement arriver à quelque chose de plus raisonnable.

— Je comprends ce que tu ressens, commençais-je. Mais le patriarcat oppressif n’est-il pas en train de reculer ? Comme il le fait depuis des décennies ? Si nous nous dirigeons vers le mieux, il convient de continuer nos efforts, je pense, et pas de transformer une volonté de progrès en vulgaire vendetta, proposais-je sur le ton le plus doux possible.

Je ne quittais pas Sandra des yeux afin d’observer sa réaction, ou plutôt son étrange manque de réaction. Cela dit, j’entendis plusieurs murmures autour de moi, les autres élèves y allaient de leurs petites remarques. La plupart semblaient soupirer en voyant déjà le débat comme sans issue, d’autres semblaient plutôt être exaspérés que je puisse espérer argumenter. Très peu de souffles étaient approbateurs autour de moi.

— Hahaha, allons, allons, reconsidère ta position ! lança la demoiselle qui me faisait face avec un large sourire. Tu laisses ton éducation patriarcale de gentille Anglaise parler à ta place ! Ce n’est pas de ta faute si tu as été manipulée, allons, ouvre un peu les yeux, pour une fois ! ricana-t-elle.

Sur le coup, je ne compris pas immédiatement pourquoi les autres élèves étouffèrent un rire en réaction. Même Evans, juste derrière moi, semblait se mordre les lèvres pour ne pas sourire.

Ça venait à peine de me venir à l’esprit, mon ascendance asiatique, mes yeux bridés, je venais de comprendre. Cependant, je n’allais pas relever la remarque.

Au lieu de cela, je m’apprêtais à ouvrir la bouche pour répondre que j’étais assez mature et cultivée pour prendre du recul, même sur ma propre éducation. Je m’apprêtais à lui dire que, justement, c’était parce que je remettais ces choses en question que j’étais venue jusqu’ici pour poursuivre mes études. Cependant, quelque chose me bloqua. Et mes yeux ne pouvaient plus se détacher de Sandra Miraud, il se dégageait soudainement d’elle une aura d’autorité que je ne m’expliquais pas. J’avais la sourde impression que tout le monde partageait son point de vue, que je me fourvoyais en essayant de la contredire, que ça serait bien plus sage de simplement adhérer à son point de vue sans protester. Je n’arrivais même plus à trouver mes mots pour formuler une phrase correcte, comme si j’étais une gamine face à un adulte trop impressionnant et trop autoritaire pour que j’ose lui répondre, ou même la regarder dans les yeux. Et cette pression ne faisait que gonfler, petit à petit, me poussant à simplement baisser la tête et acquiescer avant de m’asseoir bien sagement, afin d’éviter les problèmes. Ce que je ne fis pas.

C’est alors qu’un détail me frappa. Malgré ma terrible envie de mettre fin à la discussion en cédant le dernier mot à ma collègue, je n’en fis rien, car une sensation me tenaillait encore un peu l’esprit, comme un désagréable pressentiment. Cette situation n’était pas naturelle, je ne me souvenais pas avoir un jour cédé de la sorte face à quelqu’un, j’étais bien trop fière et bien trop têtue en temps normal. Alors, comment expliquer ce changement soudain ? Peut-être à cause du mal du pays, de ma contrariété par rapport à Améthyste ? Ces explications ne me convenaient pas. C’est pourquoi je serrais les dents et me dressais de toute ma hauteur.

Et rien que cela me demanda un effort considérable, comme d’oser se tenir au bord d’un précipice et d’avoir suffisamment confiance pour fermer les yeux. Sensation inhabituelle qui confirmait ce que je soupçonnais être derrière ce changement de comportement de ma part : une Emprise.

Ma détermination à ne pas céder gagna alors un peu plus de terrain lorsque je me fis cette réflexion. Il était hors de question que je perde contre ces moyens biaisés dont semblait abuser Sandra pour faire adhérer n’importe qui à sa cause. Il était vrai qu’une personne avec beaucoup de charisme et de confiance en elle pouvait faire plier la volonté d’autres personnes plus fragiles, comme un gourou de secte, un homme politique ou un homme d’affaires talentueux. Mais cette fois-ci, ça dépassait ce simple stade. Cette Miraud se dressait devant moi comme la louve alpha d’une meute à laquelle je n’avais pas d’autre choix que d’appartenir, à laquelle elle comptait me faire adhérer de force.

Je changeais alors complètement de stratégie. J’avais décidé de ne pas me mettre en position défensive afin de ne jamais laisser penser à mon interlocuteur que je me sentais agressée, mais cette fois-ci, les choses avaient pris une tout autre tournure. Elle était parfaitement consciente de son agression, et elle attendait simplement que j’y cède sans rien faire, car c’était toujours ainsi que se passaient les choses pour elle, vraisemblablement. Et mon but était de la décevoir.

Donc, sans trembler ou presque, je rassemblais la volonté de rester droite, de croiser les bras sous ma poitrine et de froncer légèrement les sourcils. Je n’en menais pas large en réalité, la défier de la sorte m’inquiétait, me faisait peur. J’avais l’impression qu’à cause de son influence, lui résister me retomberait dessus d’une manière ou d’une autre, j’avais l’impression que lutter contre elle, c’était lutter contre l’avis général. Cependant, l’idée d’être sous son Emprise, donc dans un état qui n’avait rien de naturel, gardait mon esprit en éveil, le tout fortement aidé par mon caractère particulier.

— Hein ? Alors, quoi ? Emily, ne sois pas vexée, avoue simplement que tu n’es pas objective face au patriarcat, par lequel tu t’es laissée aveugler, éduquée toute ta vie. Ça ne te semble pas évident ? ajouta Sandra sans vergogne, faisant de grands gestes avec ses mains, ce qui fit onduler son chandail.

Je tiquais légèrement de l’œil gauche, et la main qui se cachait sous mes bras croisés se crispa légèrement. Chacun de ses mots faisait un petit peu plus peser la désagréable sensation de faiblesse qui appuyait sur ma nuque et mes épaules. Mais je restais droite, mon regard restait le plus perçant possible. Et même si je n’avais pas la force nécessaire pour prononcer une phrase correcte sans trembler, je restais tout de même sur la défensive en attendant une ouverture.

— Tu ne dis rien ? Bon, quoi ? Tu as perdu ta langue ? demanda Sandra d’un ton moqueur. Tu as honte de toi, c’est ça ? Il ne faut pas voyons ! C’est normal de se laisser tromper par ces salauds de phallocrates quand on ne sait pas la vérité, quand on est jeune, on pourrait devenir amies, et je t’expliquerai.

VLAM !

S’en était trop. Voilà qu’elle me posait en petite chose ignorante avant d’arriver en sauveuse et de prétendre être la plus raisonnable de nous deux. Cependant, son discours irréfléchi et unilatéral m’avait tellement mise en colère que j’avais trouvé un bref instant la force mentale de protester. Pas sous forme de mots, pas encore, mais je l’avais interrompue en frappant violemment mon coin de pupitre du plat de ma main, ce qui eut deux effets. Le premier fut de la déstabiliser, de la faire sursauter, et d’ainsi lui faire perdre un peu de son Emprise. Le deuxième fut une vive douleur dans toute ma main et une bonne partie de mon bras, ce qui me tint éveillée et en colère, aussi stupide que cela puisse paraître.

Je laissais alors flotter une ou deux secondes de silence afin de me ressaisir le plus rapidement possible de la torpeur dans laquelle elle m’avait plongé, avant de m’exclamer :

— Je suis restée muette face à tant d’inepties !

Un souffle d’étonnement parcourut l’amphithéâtre, je vis même, du coin de l’œil, monsieur Krasny hausser un sourcil. Vraisemblablement, j’avais surpris tout le monde par ce soudain retournement de situation. Mais pas de relâchement, je devais continuer au maximum, je n’aurais peut-être pas d’autres occasions de riposter. Et bien que mon accent londonien fût désormais hors de contrôle, j’enchaînais :

— Faire croire aux autres qu’ils sont manipulés avant de leur pointer un ennemi tout choisi du doigt, c’est encore plus bas que les plus basses méthodes de manipulation de masse des dictateurs patriarcaux les moins imaginatifs de l’histoire ! déclarais-je d’un souffle, surprenant davantage l’horrible demoiselle et me défaisant complètement de son Emprise. Les hommes qui ne seraient pas soumis aux femmes seraient donc nos ennemis ? Est-ce que tu as seulement essayé de dire ça à voix haute sans utiliser ton Emprise un jour ? Pour te rendre compte à quel point c’est stupide !

Une série de rires, de sifflements légers et de souffles d’approbation parcoururent alors les autres élèves, certains se mordant la lèvre en agitant leur main comme pour souligner la gravité de l’insulte que je venais de faire à Sandra. Mais je n’avais pas fini, je n’allais certainement pas lui laisser l’opportunité de répondre à une question. Je devais l’enterrer immédiatement afin qu’elle ne puisse pas revenir à la charge.

— Maintenant, laisse-moi deviner ton surnom, Sandra Miraud ! Si j’ai bien compris les règles tacites en vigueur sur ce campus, le tien doit être « Misandre » ! déclarais-je vivement, ayant simplement besoin de voir la réaction sur le visage de l’horrible demoiselle pour savoir que j’avais vu juste. Tu vois, tu as beau essayer de leurrer les gens, ils t’ont trouvé un surnom qui ne leur laissera jamais oublier que tu n’es qu’une fille haineuse à la pensée unilatérale ! accusais-je en la pointant du doigt avant de porter ma main à ma poitrine. Mon surnom est Lili, m’exclamais-je sur ma lancée. Et je vous préviens, tous, que je ne suis pas un sujet d’expérience pour vos Emprises ! Et que j’y riposterais comme à n’importe quelle agression ! concluais-je.

ding ding

Ce bruit singulier me fit tourner la tête dans sa direction. Et à ma grande surprise, il s’agissait de monsieur Krasny qui venait de frapper une petite cloche, certainement sortie de son sac, comme s’il s’agissait du signal de la fin d’un round de boxe. Cet homme faisait vraiment de l’humour dans toutes les situations. Mais sur le coup, je le remerciais intérieurement d’avoir mis fin à un moment qui aurait pu être un peu gênant pour moi. Dans mon élan, j’avais tacitement menacé tout le monde de représailles s’ils essayaient de m’entourlouper avec leurs Emprises, et je le pensais. Mais ça n’avait peut-être pas été une bonne idée de le dire à voix haute.

— Très bien, très bien, c’est terminé ! déclara le professeur avec un petit sourire en coin. Et le vainqueur est...! dit-il en faisant tambouriner ses doigts sur le coin de son bureau, singeant un roulement de tambour. Personne ! déclara-t-il finalement.

Un murmure de stupeur parcourut le reste des élèves tandis que je me contentais de pincer les lèvres le plus discrètement possible.

— Eh bien oui, continua le professeur en haussant les sourcils. Le but était de vous mettre d’accord sur le féminisme et… vous avez échoué, constata-t-il en haussant les épaules. Cependant, cela m’évoque tout de même un sujet d’étude intéressant ! enchaîna-t-il comme si de rien n’était. En effet, nous pouvons voir que Miraud a tenté de mettre Lindermark d’accord de gré ou de force, tandis que cette dernière a préféré sauver ce qu’elle considère être juste, quitte à laisser de côté l’objectif du débat. C’est une attitude très intéressante qui nous conduira à faire cours sur la pression sociale et ses effets sur la soumission ou la rébellion…

Je soupirais profondément en posant mes deux mains sur le coin de mon pupitre, reprenant mon souffle, ne m’étant même pas aperçu que j’en manquais. Les autres élèves avaient retourné leur attention sur monsieur Krasny et Sandra Miraud semblait être en train d’essayer de tirer des rayons laser avec ses yeux dans ma direction. C’était donc parfaitement naturel ici, on m’avait bel et bien raconté toute la vérité. Ces étranges pouvoirs, dont j’étais la seule à être dépourvue, étaient une norme. Cependant, plutôt que de me décourager, cette pensée renforça ma détermination. Je m’en étais très bien tirée jusqu’ici, j’avais toujours réussi à me sortir des situations dans lesquelles me mettaient ces manieurs d’Emprise. Sans compter ma curiosité et ma fierté. J’avais envie de voir en quoi consistait vraiment toute cette expérience, et jusqu’à quel point je pouvais continuer de refroidir les ardeurs de ceux qui pensaient avoir un ascendant sur moi à cause de leurs stupides aptitudes. Cette dernière pensée était certes égocentrique, peut-être même prétentieuse, mais j’avais besoin de me prouver que je pouvais vaincre, je ressentais le besoin de montrer que j’étais forte, afin de dissuader quiconque de s’en prendre à moi.

Je jetais un coup d’œil rapide à l’horloge accrochée sur le mur au-dessus de l’estrade du professeur et constatait que quinze heures sonneraient d’une seconde à l’autre. J’avais très envie de partir, mais je restais assise par politesse, jusqu’à ce que monsieur Krasny lui-même déclare que le cours était terminé.

Mes affaires étant déjà rangées dans mon sac, je n’avais qu’à enfiler mon veston beige avant de me lever et de tourner les talons vers la sortie. Je n’avais pas d’autre cours pour aujourd’hui. Le premier jour démarrait lentement, semblait-il.

Je laissais donc derrière moi les autres élèves qui semblaient vouloir rester pour discuter du cours entre eux, ou avec le professeur qui semblait se faire une joie de parler avec eux. Pour ma part, je n’étais pas d’humeur, et je n’avais pas envie de leur imposer ma mauvaise humeur comme première impression persistante.

Aussi, une fois hors de l’amphithéâtre, je soupirais profondément en remontant le couloir. Améthyste était une personne avec laquelle je ne voulais pas être fâchée, avec laquelle je ferais de mon mieux pour me faire pardonner. Mais cette Misandre, elle était bien trop toxique pour que je m’en fasse autre chose qu’une ennemie. Tout dans son attitude, dans sa façon de parler et dans son discours me dégoûtait. J’étais la première à lutter contre le patriarcat, de la manière la plus littérale possible, j’étais la première à ne pas me laisser faire par les hommes, et aucune de mes actions n’était entravée par ma condition de femme. Alors j’estimais qu’elle n’avait tout bonnement pas le droit de me parler de la sorte, et surtout pas en abusant de son Emprise pour me faire céder.

De rage, je frappais du poing le plus fort possible sur l’objet le plus proche, une porte en fer blanc qui se trouvait juste derrière moi.

Le coup fit grand bruit et résonna longuement, ce qui me calma étrangement, lorsque je me demandais si je n’avais pas fait trop de bruit.

Je me tournais alors pour observer la porte en question : il s’agissait simplement d’un accès technique, à la chaudière sans doute, ou à des fournitures entreposées. La porte n’avait rien, évidemment, et le bruit n’avait pas non plus l’air d’avoir dérangé quelqu’un.

Je haussais donc les épaules et m’apprêtais à partir, lorsqu’un léger son me retint, comme un sanglot.

Je me retournais donc et plaquais l’oreille contre la porte, intriguée… Quelqu’un était bel et bien en train de pleurer là derrière. C’était vraiment étrange.

Sans y réfléchir davantage, je posais la main sur la poignée et ouvrit la porte.

— Il y a quelqu’un ? appelais-je d’une voix qui se voulait rassurante. J’ai entendu pleurer, est-ce que ça va ?

Pour toute réponse, les sanglots devinrent un peu plus audibles tandis que je passais la porte. Une lumière très vive m’obligea à me protéger les yeux. Je me trouvais en haut d’un petit escalier, et l’ampoule chargée d’illuminer la sorte de cave en contrebas se trouvait pile à hauteur de mon regard. Une bonne vieille ampoule à incandescence particulièrement irritante pour la rétine. Je descendis donc les quelques marches en plissant les yeux et cherchais l’origine des sanglots. Pendant ce temps, j’entendis le son de la porte qui se refermait sous l’effet du vieux groom grinçant.

— Est-ce que ça va ? demandais-je en apercevant une silhouette, mes yeux s’habituant petit à petit à la luminosité.

— V... va-t’en ! pleurnicha une petite voix au timbre inhabituel. Va-t’en, je te connais pas ! Tu es pas ma sœur, c’est ma sœur qui vient me chercher, va-t’en ! s’écria la voix qui semblait être empreinte de plus en plus de panique.

Devant moi, assis sur un petit tas de cartons parmi d’autres piles plus hautes et tenant un paquet de bandes dessinées contre lui, se tenait un enfant d’environ dix ans.

Je m’apprêtais à répondre, à essayer d’apaiser ses craintes, lorsqu’une terrible vague de froid me tétanisa soudainement, comme un violent courant d’air malgré le fait que la pièce soit fermée. Même le cuir de mon sac à main me semblait beaucoup plus chaud que la normale. Je tremblais soudainement de froid, comme si je me trouvais sous la neige. Pourtant, mon souffle ne formait aucune buée.

Et la sensation ne fit que s’intensifier lorsque le jeune garçon se recroquevilla un peu plus sur lui-même en criant de nouveau :

— Va-t’en ! Tu me fais peur ! Va-t’en !

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