Darion
La Lune éclaire de ses reflets bleuets mon salon plongé dans la pénombre. Depuis le décès de Père, je ne trouve plus le sommeil, si bien que je passe la plupart de mes nuits dans mon cabinet. Et même quand je veux me reposer, je me contente de m’allonger sur la banquette de cette pièce de vie. Je ne tiens pas à me retrouver entre les murs de ma chambre, à ressasser ce qu’il s’est passé, à fermer les paupières pour voir ressurgir l’image du visage violacé de Père. En restant dans mon salon, c’est comme si je fuyais un peu. J’attends que la fatigue me rattrape en me concentrant sur mes fonctions. L’arrestation du cuisinier, les récits concernant cette femme mystérieuse que nous arrachons sous la torture, Maeve dans une tenue de domestique qui mettait à nu ses épaules et son buste…
Non.
Maeve qui a tenu jusqu’ici le rôle de principale suspecte.
Je n’ai aucune preuve tangible de son absence de la Cité Royale au moment des faits, mais notre entrevue de cet après-midi me pousse à croire à sa version. Elle avait l’air si terrorisée d’avouer qu’elle avait vu Odrien avec une autre femme… Pour quelqu’un d’aussi fière et entêtée qu’elle, se dévoiler ainsi paraît être sincère. Sinon, elle aurait évité de me montrer son désarroi.
Si elle savait…
Et puis, il y a ce bruit, que Maeve a entendu dans les Jardins d’Ailleurs.
A-t-il un lien avec cette magie perdue dont me parlait Primo Darrell ? La soufflerie ?
Le prisonnier m’a parlé de la capacité que possèdent de rares personnes à déceler l’utilisation de cette magie.
Maeve aurait-elle l’oreille fine ?
Comment établir le lien entre ce qu’elle a perçu et la manipulation que les coupables des crimes de lèse-majesté ont relatée ?
Et si la femme qui accompagnait Odrien dans les Jardins d’Ailleurs ce jour-là était celle des différents témoignages ?
Les mêmes pensées tournent en boucle dans ma tête, se fracassent contre mon crâne sans y trouver de réponse, jusqu’à ce que la fatigue reprenne ses droits et que je somnole avant d’être assailli de nouveau.
Soudain, le cliquetis de la porte qui se referme me fait me redresser brusquement. Je n’ai pas le temps de me retourner vers celle-ci que des bruits de pas caressent déjà le sol.
Quelqu’un est entré chez moi pendant que je dormais.
Je relève mes poings, prêt à asséner un coup, quand la silhouette de Santon se dessine dans la pénombre.
Je lâche un soupir de soulagement.
— Eh bien ? Que me vaut cette visite ? grincé-je.
— Il faut partir, Messire. Et vite.
Je fronce les sourcils avant de balancer ma tête de part et d’autre pour mieux étirer mon cou.
Si je continue à dormir ici, cette banquette aura raison de mon dos.
— C’est Nirien, Messire, continue Santon dans un murmure tandis qu’il guette la Cité Interdite à travers la baie vitrée d’un œil alerte. Il a convoqué la Garde Royale dans le Palais Royal, il va…
— Quand ?
Nirien…
Qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête, à mon satané cousin ? Ma famille l’a accueilli à bras ouverts l’année passée, lorsque Monsieur était las de sa vie dans le Vieux Monde. Nous l’avons laissé vivre parmi nous, se pavaner au sein de notre cour, porter ses yeux parfois indiscrets sur notre petite sœur… Tout ça pour qu’il profite du décès de Père, son oncle, pour fomenter un complot contre sa propre famille ?
Et si…
L’idée qu’il puisse avoir quelque chose à voir avec l’assassinat me fait bouillir de rage.
J’ai été tellement obnubilé par la disparition de Maeve et la piste de cette femme encapuchonnée avec sa magie oubliée que je n’ai pas gardé un œil assez attentif sur ma propre famille.
S’il a quelque chose à voir avec tout ça, il le paiera.
Et dans tous les cas, Nirien est en train de renverser Odrien, le nouveau Régent de la Dennes Occidentale. Mon frère. Cela aussi, il le paiera.
Mais l’heure n’est pas à la vengeance.
L’heure est à la fuite.
— Je viens d’être averti, explique Santon, mais je crains que nous n’ayons beaucoup de temps devant nous, Messire.
Je hoche la tête et suis Santon jusqu’à l’escalier de service des domestiques. Dans le souterrain, quatre gardes royaux sont postés en bas de l’escalier.
Santon baisse le menton à mon intention pour mieux m’assurer de leur loyauté.
Si Nirien a réellement convoqué la Garde Royale et en a convaincu le chef de se joindre à eux, alors nous ne pouvons compter que sur une poignée de personnes. Et surtout, nous ne pouvons pas rester ici.
Je préfèrerais m’assurer de ce complot de mes propres yeux, mais ce serait là perdre un temps précieux. Et le temps, nous en manquons, si nous voulons mettre notre famille en sécurité.
— Nous passerons par chez Odrien en premier, soufflé-je à Santon.
Cela va sans dire. Avec un tel coup d’Etat, mon frère est la première personne en danger. Je dois tout faire pour l’exfiltrer de la Cité Royale au plus vite.
Lorsque nous atteignons le souterrain menant à son pavillon, je me précipite dans l’escalier. Deux des gardes me rattrapent et insistent d’un mouvement de bras pour pénétrer dans ses quartiers en premier. Ils dégainent leurs épées, tournent sur eux-mêmes pour s’assurer que la salle de service est libre avant de renouveler l’opération dans les pièces suivantes.
Je fais voler la porte de la chambre d’Odrien pour y découvrir, à la faible lueur de la Lune Bleue, que son lit est vide.
Odrien…
Je remarque alors que ses draps ne sont pas défaits.
Il n’a pas passé la nuit ici.
Nirien aurait-il capturé mon frère dès son retour dans ses quartiers ?
Il y a encore une lueur d’espoir pour que les plans d’Odrien l’aient conduit ailleurs que dans la Cité Interdite pour la nuit. Ce ne serait pas la première fois.
Nous devrons faire une halte supplémentaire pour nous en assurer…
Et prendre plus de temps pour partir encore.
Je me mords les lèvres tandis que mon cœur bat la chamade.
J’espère avoir raison, et qu’Odrien ait décidé de passer la nuit en bonne compagnie. Si Santon a vraiment été informé de la convocation de la Garde Royale par Nirien suffisamment tôt, il y a encore un espoir pour que mon frère n’ait pas encore été victime du courroux de mon cousin.
— Il n’est pas ici, lancé-je à Santon en me dirigeant vers l’escalier de service.
De retour dans les souterrains, nous hâtons le pas jusqu’au pavillon de Cilia qui jouxte celui de mon frère.
Telles des souris, nous ne pouvons plus risquer de voir le jour. Nous n’avons qu’à prier les Cieux pour que Nirien n’ait pas encore lancé des gardes à notre recherche dans les tréfonds de la Cité Royale.
Dès ma prise de fonction en tant que Grand Ministre, j’ai fait en sorte d’étudier les plans de cette partie oubliée au plus vite. Utilisée uniquement par les domestiques, elle donne un accès de choix aux moindres recoins de la Cité Royale.
Il ne faudra pas longtemps au chef de la Garde Royale pour suggérer de patrouiller ici, lui aussi en détient les plans. Toutefois, je compte sur l’ignorance de Nirien. Le bougre s’intéresse si peu au quotidien de ceux qui n’ont pas de sang noble qu’il n’a probablement jamais entendu parler de ce réseau de tunnels, pas plus qu’il n’a dû se poser la question d’où fourmillent tous les gens qui s’occupent de ses quartiers. Mais peut-être que je fais là fausse route : après tout, Nirien m’a déjà étonné ce soir.
Etonné, ou plutôt, déçu. Je ne suis pas surpris que le fier benjamin du Roi de Dennes ait tenu à profiter d’une opportunité pour se hisser plus haut qu’il ne l’était déjà. Je suis déçu qu’il trahisse notre famille, qu’il trouve notre deuil propice à ses plans, et qu’il nous déconsidère au point de nous mettre en danger.
Car si Nirien entend être le nouveau Régent de la Dennes Occidentale, alors ses cousins Fanese deviennent personae non gratae. Des menaces qu’il ne pourra se permettre de garder proches, avec qui il ne pourra pas en toute impunité partager ses repas et croiser comme si de rien n’était dans la Cité Interdite. Nous devenons des parasites qu’il faut éradiquer avant que ceux-ci ne gangrènent son pouvoir récemment acquis.
Nous n’avons plus beaucoup de temps.
Dans le pavillon de Cilia, les gardes m’indiquent que la voix est libre et je me faufile dans la chambre de ma sœur.
Celle-ci dort si profondément qu’elle ne se réveille pas tandis que j’avance dans sa direction. Ses cheveux dorés brillent sous les rais de la Lune Bleue, et il faut que je pose ma main sur son bras pour qu’elle se réveille enfin en lâchant un hoquet de surprise.
La situation est inédite, je lui accorde. Même si petits, elle venait parfois me trouver dans mon lit avec Odrien pour passer la nuit à parler et à jouer alors que nos parents nous intimaient de dormir tôt, je ne lui ai jamais rendu visite. Et aujourd’hui que nous sommes adultes, nos escapades nocturnes ont pris fin depuis bien longtemps.
— Qu’est-ce que… dit-elle trop fort.
— Chhhht, l’intimé-je en posant un doigt sur mes lèvres. Il y a eu un problème, Cil, on doit déguerpir.
Ses yeux ronds me toisent et m’intiment de m’expliquer. Elle ne se redresse pas, et je comprends que je ne la ferai pas partir d’ici sans davantage de détails. Je m’empresse de lui énoncer les faits, j’insiste sur l’urgence de la situation et le fait que nous avons encore le reste de la famille à récupérer quand elle me coupe la parole.
— Sans moi, Darion. Je reste ici.
— Tu… Quoi ?
Il me faut quelques instants pour assimiler ce que ma sœur vient de me dire. J’ai prévu de nombreux problèmes en cours de route : rencontrer des gardes dans les souterrains, nous faire arrêter en pleine fuite, être conduits aux cachots et y croupir pour le restant de nos vies, mais je n'ai pas anticipé qu’un des membres de ma famille refuserait de partir avec moi.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas un danger pour la Couronne, moi. Nirien ne me fera jamais de mal.
— Tu n’en sais rien !
— Ma vie est ici, Darion. Je ne suis pas née pour vivre comme un ermite.
— Ce n’est pas parce que notre cousin t’a courtisée ces derniers temps qu’il te considèrera encore comme un bon parti après ce qu’il vient de faire ce soir.
Cette fois, Cilia se redresse. Dans ses yeux azur, je décèle de la fureur.
Elle ne me croit pas.
Comment peut-elle lui faire confiance ?
— Tu l’aimes ? demandé-je d’un air ébahi.
— Il m’aime, Darion. Et moi, j’aime ma vie ici.
Je soupire en me relevant de son lit.
Cilia est têtue quand elle a une idée en tête, et je n’ai pas le temps de me battre.
— Si tu ne pars pas maintenant, tu ne pourras plus partir du tout, soufflé-je.
— Et toi aussi, si tu ne te dépêches pas. Alors laisse-moi tranquille et fais ce que tu as à faire. Je ferai de mon mieux pour le convaincre de ne pas s’en prendre à vous.
— Tu n’auras jamais ce pouvoir, grincé-je.
Sur le seuil de la porte, je me tourne vers elle une dernière fois. L’expression de ma sœur a changé. Ses yeux sont nostalgiques, elle tient sa couette contre son cœur, ses lèvres tremblent.
Et si c’était la dernière fois que je la voyais ?
Elle hoche la tête pour mieux me signifier une dernière fois que sa décision est prise, et je me dérobe pour regagner les souterrains.
Deux pavillons, deux échecs. Et le temps, qui ne s’arrête pas de courir…
Dans la Cité Interdite, il ne me reste plus que Maeve à récupérer. Au moins, avec la surveillance rapprochée dont elle fait l’objet, je doute qu’elle ne soit partie bien loin.
Cieux… Faites qu’il ne soit pas trop tard.
* * *
Maeve
Une main timide toque à la porte de ma chambre et me tire de mon sommeil dans un sursaut.
— Moera, chuchoté-je d’une voix endormie, qu’est-ce que…
Je m’interromps aussitôt. Dans l’encadrement de la porte, ce n’est pas Moera, mais Darion qui se tient.
Je relève la couette sur ma poitrine. Bien que couverte par ma tunique de nuit, celle-ci est bien trop découverte pour une telle visite.
Les yeux de Darion parcourent furtivement mes épaules nues sur lesquelles tombent les fines bretelles en soie de ma tunique avant de croiser les miens. Je soulève aussitôt le drap que j’empoigne pour couvrir tant que possible ma peau nue.
— Vous n’avez pas à être ici.
Si c’est encore un interrogatoire, j’ai déjà donné aujourd’hui. Cet homme pourrait avoir au moins la décence d’attendre une heure correcte. Encore plus de ne pas pénétrer dans ma chambre, où je ne tolère guère que Moera, et avant elle, Naouri, même si je me passerais bien de cette intrusion dans la pièce qui m’est la plus personnelle. J’avais beau partager ma chambre au camp d’entraînement, ici, la présence d’une autre est différente. Les domestiques sont là pour m’habiller, pour me préparer mes tenues, une aide dont je me passerais bien au quotidien mais que j’ai appris à accepter plus par volonté de ne pas faire de vague que par réel désir d’être servie.
— Je m’excuse d’avoir à vous retrouver dans des circonstances aussi inappropriées, chuchote-t-il en esquissant quelques pas dans ma direction.
— Pas un geste ! l’intimé-je d’un ton sec, espérant avoir été assez volubile pour attirer l’attention de Moera et mettre un terme à cette intimité imposée.
Maintenant que j’y pense, pourquoi n’est-ce pas Moera qui m’a prévenue que…
Je déglutis.
A-t-il fait du mal à Moera ?
— Je dois vous parler, Maeve, c’est important.
— Vous pouvez très bien le faire de là où vous êtes, continué-je d’une voix affirmée.
Allez, Moera, viens dans ma chambre…
— Il va falloir que vous baissiez d’un ton, je ne tiens pas à ce que nous soyons entendus.
— La bonne affaire ! Et vous croyez que je vais me laisser faire sans me défendre ?
Je lâche la couette pour lever les poings au niveau de mon visage en guise d’avertissement.
Je sais me battre, il devrait le savoir.
Ses yeux dévient vers ma poitrine, que je m’empresse de recouvrir de drap, avant de le lâcher de nouveau pour maintenir ma position de défense.
— Ecoutez, Maeve, je ne suis pas là pour vous faire du mal, mais maintenant il va falloir m’écouter, soupire-t-il en se rapprochant de quelques pas.
Je me faufile hors de mon lit pour mieux lui faire face, sans relâcher mes poings. Le corps en appui sur ma jambe avant, je lui signifie qu’au prochain pas, je lui en décoche une.
— Nirien vient de faire un coup d’Etat, souffle-t-il. Nous ne sommes plus en sécurité ici.
Je relâche aussitôt la tension dans mes bras et le dévisage d’un regard interrogateur.
— Votre cousin ?
Darion hoche la tête et se tourne pour mieux me laisser de l’intimité. Je baisse alors la tête et réalise à quel point ma tenue est inconvenable : la tunique remonte le long de ma hanche gauche, laissant entrevoir bien plus que la décence et la pudeur ne devraient le permettre. Il s’approche du siège sur lequel j’ai négligemment laissé traîner mon saut-de-lit en soie bleu nuit et l’attrape, avant de le faire voler dans ma direction.
— Vous feriez mieux de vous habiller au plus vite. Nous partons.
— Où m’emmenez-vous ? demandé-je en enfilant les manches du vêtement que je viens de réceptionner.
— Je ne peux pas vous le dévoiler pour l’instant.
J’ouvre mon placard à la recherche d’une tenue plus décente à enfiler rapidement. Manque de chance, je n’ai pas l’habitude de choisir moi-même les tenues, et le panel qui m’est offert tient davantage de la robe de cour que de la tenue incognito.
Si seulement j’avais pu garder la robe de Naouri…
Mais une fois rentrée après ma petite escapade, je n’avais jamais pu remettre la main sur cette tenue. Confisquée, sans doute, comme mes libertés.
— Vous ne me croyez donc pas coupable ?
— Je crois que le plus important, tout de suite, est de s’assurer que mon cousin ne porte pas la main sur vous. Je ne tiens pas à ce que le Norlande nous reproche notre manque de précaution.
Je hoche la tête.
Enfin des paroles raisonnables.
Je les dois à mon pays plus qu’à ma propre personne, néanmoins je préfère en tirer profit malgré tout.
— Combien d’hommes avez-vous ? continué-je en trouvant la tenue d’entraînement fournie par Naouri qui était dissimulée sous un monticule de robes drapées.
Darion s’abstient de répondre. Je renouvelle ma question, quand il me répond enfin :
— Tout porte à croire que Nirien a retourné la Garde Royale. Donc personne. Une fois en sécurité, nous nous assurerons de l’allégeance de maisons alliées.
Je laisse échapper un rictus qui ne manque pas de le surprendre.
— Vous n’avez pas de plan.
— Si. Et plus vous tardez à partir, plus nous le mettons en difficulté.
— Un plan pour vous échapper, peut-être, mais un plan pour reconquérir le pouvoir, vous n’en avez aucun.
— Je viens de vous dire que…
— Ce que vous venez de me dire ne repose que sur des hypothèses. Qui me dit que demain, des maisons viendront vraiment nous porter secours ? Nous devons agir, et vite. Nous devons regagner le Norlande et rassembler des hommes.
— C’est hors de question, souffle-t-il.
— Pardon ?
Je me retourne pour mieux lui faire face, mon trousseau et mon gilet à la main, tandis que je le provoque d’un coup de menton.
— C’est bien trop risqué, s’explique-t-il.
— Ce n’est pas à vous d’en décider, le coupé-je.
— Maeve, réfléchissez-y, où mon cousin enverra-t-il ses troupes en premier lorsqu’il réalisera que nous avons fui ?
Je pose mes vêtements sur le siège avant de lui balancer par-dessus mon épaule.
— Maintenant, si vous le voulez bien, j’aimerais me changer.
— Je vous attends devant la porte, précise-t-il avant de sortir.
J’attends que les gonds de la porte aient fini de grincer pour laisser tomber mon saut-de-lit à mes pieds et enfiler la tenue d’entraînement.
Nirien, un coup d’Etat ? Est-ce donc lui qui a tué Orman ? Pour mieux s’emparer du pouvoir ?
Je n’ai pas le temps de me noyer dans les hypothèses, nous devons partir au plus vite. À peine ai-je enfilé les sandales lacées avec lesquelles je me suis entraînée l’autre jour que je me précipite vers la porte. De l’autre côté du seuil, Darion est accoudé contre le mur, les bras croisés.
— Suivez-moi, murmure-t-il en prenant la direction de la salle de service où se trouve l’escalier qui permet d’accéder aux souterrains.
Je n’aurais pas cru les emprunter de nouveau de sitôt, ceux-là…
Dans le couloir, je croise un garde qui retient le bras de Moera et lui glisse à l’oreille de ne pas dire un mot nous concernant si elle tient à sa vie avant de m’emboîter le pas.
Sera-t-elle inquiétée par ma faute, elle aussi ?
Les pas pressés de mon escorte me poussent à ne pas m’attarder davantage sur son sort.
Nous n’avons plus le temps de penser aux autres, il nous faut nous sauver.
Alors que nous progressons dans les souterrains, entourés de quatre gardes et d’un autre homme en tenue de civil que je n’ai jamais vu, j’adresse un regard circonspect à Darion.
— Pourquoi sommes-nous seuls ?
Il n’y a aucune logique à cela. Nous avons tellement avancé que nous avons probablement quitté le périmètre sous la Cité Interdite. Pourquoi n’y aurait-il que Darion et moi qui devrions nous enfuir ?
— Cilia a refusé de partir. Quant à Odrien… continue-t-il avant de s’interrompre pour reprendre son souffle. Nous le récupèrerons en chemin.
En chemin ?
Odrien n’était-il pas dans ses quartiers, dans la Cité Interdite ?
— Il est avec elle, n’est-ce pas ?
Darion fronce les sourcils et fait comme s’il n’avait pas entendu ma question.
Il sait. Odrien est avec elle, et Darion le couvre encore.
Plus pour longtemps.
Je déglutis.
Nous bifurquons plusieurs fois à travers les tunnels traversants des souterrains. Chacun de nos pas pressés me paraît de plus en plus lourd à mesure que nous nous rapprochons de lui.
J’ai peur de ce que je vais découvrir. Et, en même temps, je n’ai aucune raison de l’appréhender. Je sais déjà. Ce n’est pas une surprise. J’ai déjà vu Odrien avec cette autre femme, j’en ai déjà tiré mes conclusions sur son infidélité, alors pourquoi je redoute de ce que je m’apprête à voir ? Ce ne sera rien de plus que la dernière fois, avec eux un peu plus dévêtus peut-être, sûrement.
Mon souffle s’emballe. Ma poitrine m’opprime. Je fais tout pour me concentrer sur ma respiration.
Inspirer, expirer. Inspirer…
Darion a pris la tête de l’escorte pour nous guider à travers les derniers tunnels.
Ainsi donc, il sait où Odrien se rend avec elle.
Inspire…
Il s’arrête enfin devant un escalier et se tourne vers moi avant de glisser à mon oreille :
— Attendez-moi ici.
Je suis soufflée par son culot. Je le laisse monter les escaliers, immobile, silencieuse, comme il souhaiterait que je le reste.
Il est bien loin de me connaître.
Je refuse de laisser à Odrien l’intimité que son frère essaie de lui réserver. Je refuse d’attendre sagement ici pendant que Monsieur fait ses adieux à cette femme. Je ne resterai pas ici les bras croisés à accueillir son retour comme si de rien n’était, comme si le fait d’être avec elle n'était pas un affront qui méritait au moins un peu d’embarras de sa part.
Il me regardera.
Sa considération ne m’est pas acquise, je l’ai maintes fois compris. Mais au moins, il ne pourra pas prétendre que je ne sais pas.
Alors, dès que les gardes ont remonté l’escalier, je m’élance sur leurs pas.
— Votre Excellence, vous ne pouvez pas…
Je ne laisse pas l’homme en civil que Darion a chargé de me protéger finir sa phrase, je suis déjà dans la salle de service de quartiers que je ne connais pas.
Ses quartiers…
Je serre les poings tandis que je pénètre dans le couloir.
Celui-ci est plus étroit que celui de mon pavillon.
Je n’ai pas le temps d’être curieuse, je repère Darion adossé à une porte, les bras croisés, le regard rivé au plafond. Il tourne la tête et visse son regard dans le mien. Dans ses yeux déferle une tempête, mais je ne le laisse pas m’impressionner. J’avance vers lui la tête relevée, l’air fier.
Il me regarde m’arrêter face à lui, où je m’adosse contre le mur. Silencieusement, je lui dis que je resterai là aussi, que je n’irai nulle part ailleurs. Il mordille sa lèvre mais ne réplique pas.
Le temps file comme des heures. Nous nous jaugeons dans cet instant interminable, dans l’attente de cette porte qui s’ouvre, de l’arrivée d’Odrien et de cette femme que je redoute tant de voir. Darion finit par toquer contre la porte et la voix de mon fiancé s’élève à travers le bois.
— J’arrive, j’arrive ! Laisse-moi un instant, par les Cieux !
Darion lève les yeux au ciel.
Est-ce si long, de sortir des bras de la femme qu’on aime ?
Je lâche un soupir quand la porte s’ouvre enfin. Mais ce n’est pas Odrien qui s’y tient. Ce n’est pas elle, non plus. Non. C’est un autre. C’est un homme. Un homme aux cheveux noirs qui tombent sous les oreilles, entremêlés de quelques mèches rebelles. Un homme que j’ai déjà rencontré pour avoir passé de longues heures à poser pendant qu’il esquissait mon portrait.
Notre portrait.
Lazare Tissaud.
Je hoquète de surprise en réalisant ma méprise.
J’étais tellement obnubilée par cette scène que j’ai surprise entre Odrien et cette femme que je suis totalement passée à côté de l’essentiel.
Odrien aime les hommes.
Peut-être aime-t-il les femmes aussi, mais si cela n’est pas le cas, alors il m’offre là un œil nouveau sur son désintérêt prononcé envers ma personne.
Je ne pouvais pas lui plaire.
Pas plus qu’il ne me plaît, mais au moins à présent puis-je avancer en comprenant davantage les raisons de son rejet.
— Votre Excellence, adresse Lazare Tissaud à l’intention de Darion, avant de courber la tête dans ma direction.
Darion attend que le peintre ait disparu dans une salle voisine avant de s’engouffrer dans la chambre et de refermer la porte derrière lui. J’interpose mon pied dans l’encadrement afin de la retenir puis me fraye un chemin à l’intérieur.
Lorsqu’il me voit entrer dans la chambre, Odrien sursaute.
— Qu’est-ce que vous…
Mais Darion ne laisse pas à son frère le temps de répondre. Il lui énonce méthodiquement les faits et le besoin de fuir.
— Lazare… souffle Odrien.
— Ne peut pas venir avec nous. Plus nous sommes, et plus c’est dangereux.
Odrien m’adresse alors un regard furieux, et je devine ce qu’il pense. Pourquoi son amant ne pourrait pas venir alors qu’il devrait s’embarrasser de celle qu’il suspecte avoir tué son père ?
Darion aussi doit penser ainsi, car il souffle aussitôt :
— J’ai fait mes recherches. Elle n’a probablement rien à voir avec ce qu’il s’est passé.
— Probablement, reprend Odrien.
— Nous n’avons plus le temps pour tout ça, Odrien, tranché-je.
Je suis moi-même étonnée de ma voix déterminée. Mon fiancé me dévisage tandis que son frère me fait de gros yeux. Il sait ce que je m’apprête à faire, et il n’est pas d’accord avec cela. Mais je m’en fiche. Sur ce terrain miné, je dois à présent jouer mes propres cartes.
— Vous aurez besoin de soutien. D’une armée. Venez avec moi au Norlande, nous trouverons du renfort.
— Impossible, coupe-t-il, mettant à bas mon espoir de trouver une issue moins défavorable à notre situation critique.
— C’est ce que je lui ai dit, commente Darion en m’adressant un regard noir.
— Un Régent ne doit pas quitter son peuple, surtout quand son pouvoir est menacé, continue Odrien. Mais vous… Votre soutien serait d’une précieuse aide.
Cette fois, c’est au Grand Ministre d’être surpris. Ses yeux s’écarquillent, sa bouche s’entrouvre avant de se refermer si durement que sa mâchoire claque.
— Odrien, c’est beaucoup trop dangereux !
— Je sais. Tout comme je ne donne pas cher de nos personnes si nous n’avons aucun allié…
— Mais les familles… reprend Darion.
— Suivront peut-être le vent, comme la Garde Royale. Les nobles sont fidèles à la Couronne. Pas aux Fanese. Et qui dit que le Roi désapprouvera la prise de pouvoir de son propre fils ?
Darion grince des dents, tandis qu’un sourire se loge timidement au coin de mes lèvres.
J’ai du mal à y croire. Odrien me ferait-il… Confiance ?
— Pourquoi voudriez-vous nous aider ?
Cette fois, c’est à moi que mon fiancé s’adresse. Ses yeux me toisent avec une intensité telle qu’ils m’auraient jusqu’alors mise mal à l’aise. Mais à présent, je dois lui faire face. Je dois lui prouver qu’avec mon aide, nous avancerons tous les deux dans la direction que nous souhaitons.
— Le Gouverneur du Norlande ne vous a pas donné sa petite-fille en mariage pour qu’elle passe sa vie à se cacher dans un recoin de la Dennes Occidentale. Vous devez reprendre le pouvoir. Sinon…
Sinon, tout ce que j’aurais fait aura été vain. Sinon, j’aurais sacrifié ma vie pour me retrouver collée à un homme qui ne m’aimera jamais et qui n’aura plus aucune influence sur la Dennes Occidentale. Sinon, je ne serais plus d’aucune utilité pour le Norlande, et j’aurais sacrifié ma vie pour rien.
Odrien acquiesce. Il ne me lâche pas du regard, mais ses traits se décrispent. Son frère doit le sentir plus favorable à ma cause que lui, car il s’empresse d’ajouter :
— C’est beaucoup trop dangereux, Odrien. Imagine qu’ils bloquent les frontières, qu’ils la démasquent ! J’ai juré de protéger la famille Fanese. Et par extension, elle.
— J’en ai conscience. C’est pourquoi tu l’accompagneras. Elle sera plus en sécurité avec toi, qui est plus à même qu’elle d’appréhender les risques de notre territoire.
Darion et moi restons tous les deux bouche bée.
Partir avec lui ?
J’ai accepté de fuir la Cité Royale, certes, et il est vrai qu’il ne m’avait pas encore dévoilé tout son plan, mais l’idée de partir seule avec lui ne m’avait pas traversé l’esprit. Avec ses précautions extrêmes, il va avoir à redire de mes moindres faits et gestes…
— C’est insensé, Odrien, ma place est…
— Ta place est là où je le décide, coupe son frère. Ou tu comptes toi aussi remettre en cause mon autorité ?
L’espace d’un instant, je me revois à la Citadelle, lutter pour mon avenir contre mon grand-père. Vouloir être quelque part et être envoyée ailleurs. Aspirer à servir, et se voir rappeler que l’on se doit d’être utile d’autres façons.
Je jette un coup d’œil en biais à Darion qui fixe le mur, les dents serrées, avant de s’adresser à son frère de nouveau :
— Bien. Nous n’avons plus beaucoup de temps.
Quel chapitre ! Mais quel chapitre ! J’étais à fond dedans de À à Z ! Franchement chapeau car ça donne vraiment envie de lire la suite ! J’ai adoré les deux points de vue ! Tout s’enchaîne bien et tout est cohérent ! Je suis trop contente que Darion et Maeve partent ensemble, ça va vraiment être drôle à lire 😝.
Juste une petite remarque : est-ce que tu mentionnais le cousin dans les chapitres d’avant ? Si oui, ce serait bien de plus appuyer sur lui, qu’on le voit un peu plus, ça rendrait encore plus crédible la machination.
En ce qui concerne Odrien, je m’attendais à ce que tu le tues 😅, mais ça me va s’il reste en vie 🤣. En tout cas, l’écriture est très fluide et je trouve que la caractérisation des personnages est de mieux en mieux ! Bravo pour ça :p
Bref, un chapitre captivant ! A quand la suite ?
Le cousin était bien mentionné dans les précédents chapitres mais sans trop d'éclairage. En effet, il gagnerait à être plus visible en amont, d'autant que j'ai introduit ici le fait qu'il tourne autour de Cilia alors que pour le coup je l'ai totalement occulté à l'écriture des précédents chapitres... Pareil, ça pourrait être un peu plus montré en amont, histoire que cette info et le choix de Cilia ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe.
Quant à la suite... Très vite j'espère ! Il est temps que Maeve et Darion reprennent leur place dans mon quotidien :)