7. L'interrogatoire

Par Hylla

Maeve

 

Si ma vie depuis mon arrivée à Mirane me paraissait pénible, rien n’égale ce que je ressens aujourd’hui. Je suis enfermée du matin au soir dans mes quartiers, où l’on m’amène mes repas depuis quatre jours. Qui aurait cru que manger dans la Salle des Mets me manquerait ? Que je viendrais un jour à regretter la froide compagnie d’Odrien et les commérages de Cilia ?

Mon pavillon au sein de la Cité Interdite, qui était jusqu’alors le seul endroit où je pouvais être chez moi sans avoir à prétendre, est à présent devenu ma prison.

Je n’en peux plus de ces murs de briques rouges couverts de tapisseries dorées, de ces babioles en ornantille qui ornent à l’excès la moindre pièce, de ces fenêtres qui sont désormais mon seul aperçu du monde extérieur.

Il n’est plus question de sorties en douce, j’ai bien compris que dans mon malheur, mes moindres faits et gestes seraient retenus contre moi. S’ils me considèrent encore comme suspecte alors que rien ne m’incrimine d’autre que mon absence, il est hors de question que leur laisse croire de nouveau que j’ai quelque chose à voir avec tout cela.

Orman… Le seul qui m’a témoigné un tant soit peu de sympathie depuis que je suis arrivée ici.

Il a fallu que cela tombe sur lui.

Depuis son assassinat, tout a été chamboulé. Et puisque j’ai eu la mauvaise idée de prendre la poudre d’escampette au moment où le meurtre a été commis, j’ai été désignée comme la suspecte idéale.

Y en a-t-il d’autres ?

Personne ne me tient au courant de rien. Après avoir été déchue d’aspirante à promise, je suis passée de future princesse à paria.

Mon seul espoir, c’est que l’enquête aboutisse et que mon innocence soit enfin prouvée.

Est-ce seulement possible ?

Je suspecte Odrien de s’être déjà convaincu de ma culpabilité. Il n’y a qu’à voir comment il me dardait d’un regard assassin lorsqu’il est venu m’interroger avec son frère. Tout, dans sa voix jusqu’à ses bras croisés, m’accusait.

Et s’ils ne trouvent pas le coupable, me désignera-t-il arbitrairement comme tel ?

Rien que d’y penser, j’en frissonne.

Tout me semble si absurde que je me prépare au pire.

Au fond, je suis sûre que ça l’arrangerait, de m’accuser.

Odrien et moi n’avons pas tissé la moindre proximité depuis mon arrivée. Et même si je ne le trouve pas attirant, j’ai accepté malgré tout mon rôle de promise. C’est la seule façon pour préserver les intérêts du Norlande. En nous unissant, nos deux pays se promettent paix et soutien.

Mais aujourd’hui, la Dennes Occidentale voit en la fiancée venue du Norlande la meurtrière de leur Régent.

Je ferme mes paupières et régule ma respiration pour ne pas céder à la panique.

Si mon innocence n’est pas prouvée, j’aurai ruiné les efforts de mon pays. Pire, j’aurai attisé les foudres d’un second pays frontalier. Déjà que la guerre fait rage avec l’Argonie, nous avons besoin de tout sauf de ça…

Je me demande si mon grand-père est au courant de ma mise aux arrêts. L’ambassadeur du Norlande auprès de la Dennes Occidentale l’a-t-il déjà prévenu ?

Je ne sais même pas si mon arrestation a été rendue publique…

Après tout, je suis détenue ici, au milieu de la Cité Interdite, dans mes propres quartiers. Mon arrestation pourrait être tue avant que mes bourreaux aient davantage de certitudes.

Au fond, je l’espère.

Je n’ai jusqu’alors eu que faire des on-dit et des qu’en dira-t-on de la cour, mais cette fois, l’honneur de mon pays pourrait en être entaché.

Je fais les cent pas dans ma chambre en ruminant le cul de sac dans lequel je me suis embourbée quand Moera frappe à la porte.

— Madame, Son Excellence le Grand Ministre vous attend dans le salon.

Je soupire.

Sa présence n’augure rien de bon. Encore un nouvel interrogatoire, ou tout au mieux une discussion désagréable. Cet homme a le don d’être annonciateur de mauvaises nouvelles.

Pourtant, je n’ai pas d’autre choix que d’aller à sa rencontre aussitôt. Je ne suis pas en position de force. Je ne suis même plus chez moi, depuis qu’il a fait de mon pavillon une prison.

Je demande à Moera de m’aider à passer une robe. Depuis que je suis détenue, je ne m’embarrasse plus de m’habiller et passe le plus clair de mon temps en tunique d’intérieur. Mais pour les rares fois où je reçois des visiteurs, ou plutôt, des enquêteurs, je tiens à apparaître plus dignement, même si je ne tiens pas mes robes en grande estime. Pour cette fois, je choisis la robe dorée doublée d’un fin voile blanc. C’est l’une des plus rapides à mettre, et c’est aussi une couleur qui, je l’espère, enverra un message favorable.

Ce n’est pas moi qui ai fait ça.

Je voudrais le hurler à Darion aussitôt que j’entre dans le salon, mais je me contiens. Je ne gagnerai rien à clamer mon innocence, sinon, je serais déjà sortie de ce pétrin depuis longtemps.

— Vous souhaitiez me voir ? commencé-je tandis que je pénètre dans le salon.

Darion est déjà installé dans une banquette, les bras étendus sur les coussins, et se relève brièvement pour me saluer avant de se rasseoir en me faisant signe de prendre place face à lui.

Je ne suis même plus chez moi.

D’un signe de tête, il commande à Moera de nous laisser seuls et attend que la porte soit refermée pour visser son regard dans le mien, que je détourne aussitôt.

— Je souhaiterais reprendre avec vous un à un les évènements qui se sont déroulés l’après-midi de votre fuite, explique-t-il d’un ton calme.

Mes doigts s’emmêlent tandis que mes yeux se posent sur lui furtivement, mais il me dévisage avec une telle intensité que je ne parviens pas à maintenir le contact.

— Je vous ai déjà tout dit…

— Je pense que nous ferions mieux d’étudier vos moindres faits et gestes pas à pas. Ne souhaitez-vous pas vous sortir d’affaire ?

Cette fois, je m’autorise à le regarder plus longuement. Mes yeux tremblent, tandis que les siens lâchent enfin leur prise pour se poser au sol. Il s’accoude sur ses genoux et passe ma main sur son visage avant de reprendre :

— Si vous n’avez vraiment rien à voir avec tout ça, alors vous ne devriez pas craindre de me parler.

— Vous me croyez capable d’une chose pareille ?

— Il n’est pas question de ce que je crois.

— Votre frère, lui, semble me croire coupable.

— Si votre innocente venait à être prouvée, alors ce que croit Odrien ne serait pas un problème.

— Donc, vous confirmez.

Darion inspire si fort que son souffle semble s’emparer de la moindre bouffée d’oxygène dans la pièce. Son dos s’affaisse contre la banquette et il fixe le plafond quelques instants.

— Tout est affaire de faits, Maeve.

Je me mords les lèvres.

Il voudrait tout recommencer, mais moi, je suis lasse de raconter toujours la même histoire. Je n’ai personne pour confirmer mes dires, mis à part Naouri qui m’a vu la dernière fois devant le porche dans le quartier des domestiques.

— Et Naouri ? Que lui avez-vous fait ? je reprends.

— Il va sans dire que vous mettre hors de cause irait dans son intérêt à elle aussi.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Disons que Naouri n’a pas comme vous le privilège d’être détenue ici.

— Elle n’a rien à voir avec tout ça ! je hausse le ton.

Mon corps, lui, s’est redressé. Je broie mes poings tandis que je toise Darion. Lui reste calme, et m’invite d’un geste de main à me rasseoir.

— Expliquez-moi.

— Je vous l’ai déjà dit. Je voulais sortir d’ici.

— Vous vouliez fuir ?

— Je voulais respirer. Je voulais faire quelques pas sans que vos sbires me suivent à la trace ! M’appartenir. Juste quelques instants.

Pour le coup, je ne suis pas prête de ressortir sans une ribambelle de gardes, maintenant.

— Donc vous avez décidé de fuir la Cité Royale et de disparaître des heures durant.

— Ce n’est pas ce que j’avais prévu !

— Et qu’est-ce que vous aviez prévu, justement ?

Je me recroqueville, les yeux rivés au sol.

Ridicule. Mon comportement a été ridicule. Une satanée soif de liberté qui m’a tout coûté. Pourquoi n’ai-je pas obéi, comme je l’avais toujours fait avant ?

Parce que depuis que je suis ici, je n’ai pas choisi de suivre les ordres. Je ne les considère pas légitimes. J’ai juste accepté ma situation, sans réaliser tout ce que cela impliquait derrière. Et quand j’ai commencé à le comprendre, j’ai pris peur, et j’ai tenté de fuir, à ma façon. Pas déserter, je ne l’aurais jamais accepté. Juste disparaître quelques instants seulement.

— Maeve, si vous êtes vraiment innocente, alors je ne suis pas votre ennemi.

Sa voix est plus douce. Tiraillée. Je fronce les sourcils tandis que je relève la tête. Il reprend :

— J’ai besoin que vous m’aidiez à mieux comprendre. Sinon, je ne pourrai pas vous aider.

Bouche bée, je le jauge.

Essaie-t-il de m’amadouer pour gagner ma confiance ? Peu m’importe, après tout, mon seul objectif est de sortir de cette situation critique. Quelles que soient les raisons qui poussent Darion à vouloir m’aider, je dois les utiliser à mon avantage.

— Je n’ai rien à cacher.

— Bien. Donc vous disiez. Fuir le Palais ne faisait pas partie de vos plans initiaux. Pourquoi êtes-vous partie alors ?

J’ai beau vouloir me confier, la honte m’envahit. Ce sentiment que j’ai ressenti lorsque j’ai vu Odrien avec une autre me prend à la gorge.

— Je voulais juste me promener dans la Cité Royale sans être vue. Mais…

J’avale ma salive. On y vient. Mais ton frère m’a trahie, même s’il ne m’a jamais promis son amour et que je ne désire pas le sien.

Les noisettes de mon inquisiteur m’intimident. Je préférerais taire ce que je m’apprête à révéler, mais je n’ai pas le choix. Même si j’ai été blessée dans mon ego l’autre jour, même si je voudrais oublier ce que j’ai vu et ne pas lui donner d’existence en le mentionnant à quelqu’un d’autre, encore moins au frère d’Odrien, je dois parler. Je dois faire ce que je peux pour convaincre Darion de mon innocence, pour ne plus être à ses yeux la personne qui a asséné un coup fatal à son père et à sa patrie. Je dois faire tout mon possible pour disculper mon pays d’un incident diplomatique qui n’a pas lieu d’être. Je dois faire ce qui est attendu de moi, même si cela implique de me mettre à nue sur des évènements que je voudrais taire.

— Je me me promenais dans les Jardins d’Ailleurs quand je l’ai vu.

Aussitôt, les sourcils de Darion se froncent. Je serre mes poings sur mes genoux et, la mâchoire crispée, je continue :

— J’ai vu votre frère, Odrien, avec une autre femme.

Les yeux de Darion s’écarquillent puis me fixent avec insistance. Ils trahissent mille mots, mais je n’ai aucun moyen de les déchiffrer. Je ne connais pas assez mon bourreau pour cela.

Sait-il qu’Odrien a quelqu’un d’autre ? Sûrement. S’il y a bien quelqu’un qui sait tout ici, c’est lui.

Darion ne nie point, pas plus qu’il ne commente la situation.

— C’était un tel choc que je me suis enfuie, sans réfléchir. J’étais bien loin de m’imaginer ce que tout cela impliquerait par la suite. Ni que…

Je me perds dans mes mots. Je ne tiens pas à énoncer la vérité brute. Ni que le Régent se ferait assassiner. C’est encore trop récent pour l’énoncer de façon si factuelle. Après tout, Darion vient de perdre son père.

— Je suis désolée pour votre père, finis-je par dire.

Darion s’humecte les lèvres tandis que ses noisettes se perdent quelques instants dans le vide.

— Vous avez quitté Naouri dans le quartier des domestiques, et de là, vous avez été aux Jardins d’Ailleurs. Directement ?

— Ce n’est pas loin, et il me semblait que ce coin était moins fréquenté que d’autres jardins de la Cité Royale.

— Et durant tout ce trajet, personne ne vous a reconnue ?

— Personne.

À cette confession, j’esquisse un sourire. Si mon plan n’a pas fonctionné comme prévu, au moins la partie qui consistait à disparaître aux yeux de tous, elle, avait bien marché.

— Ecoutez, Maeve, il n’y a pas de détail futil dans une affaire comme celle-ci. S’il y a quoi que ce soit que vous pouvez me dire d’autre, vous seriez bienvenue de le partager.

Je m’affaisse à mon tour contre la banquette et expire lentement en fermant les paupières.

Je viens de me décharger d’un poids.

Je doute que cela ne suffise à convaincre le Grand Ministre de mon innocence, mais je me sens plus légère à présent. J’en profite pour me remémorer le trajet jusqu’aux Jardins d’Ailleurs. Cet homme qui nous avait bousculé à la sortie du porche. Ces premiers courtisans que j’ai fixés hors du quartier des domestiques. Les serres désertes dont je me suis approchée. Ce bruit…

— Maintenant que j’y pense, il s’est passé quelque chose ce jour-là, m’empressé-je de dire en me redressant.

Je raconte alors à Darion comment, en m’approchant des Jardins d’Ailleurs, ce bruit m’a interpelée, même si je lui avoue aussitôt ne plus lui avoir porté attention lorsque mes yeux se sont posés sur Odrien et l’autre.

— Ce bruit, me reprend-il, comment il était ?

— Indescriptible… Je n’avais jamais entendu ça, ni rien de ce genre.

Je l’entends encore grincer dans mes oreilles. Il était strident, pénétrant, nouveau.

— Très aigu. Comme s’il ne pouvait sortir d’aucun vivant.

— Était-il continu ? Fort ?

Darion a rapproché ses épaules dans ma direction, penché sur ses genoux, comme s’il s’apprêtait à anéantir la distance qui nous sépare.

— C’était sans fin. C’était de plus en plus fort, à mesure que je me rapprochais… Et là, dans la serre…

— Y avait-il d’autres personnes dans cette serre ?

D’un hochement de tête, je réponds par la négative.

— Il n’y avait qu’eux.

Darion se lève brusquement et fais les cent pas dans la pièce, tandis que je le dévisage d’un air interrogateur.

— Et cette femme ? À quoi ressemble-t-elle ?

— Je ne l’ai pas vue de près mais elle semblait… Très proche d’Odrien. A-t-il tant de maîtresses pour que vous n’ayez pas vous-même la réponse ?

— Soyez plus précise, je vous prie.

Je hausse les épaules en tentant de me remémorer autant que possible cette scène, si douloureuse soit-elle.

— Brune. Elle avait de longs cheveux. Ondulés, je dirais. Je ne l’ai vue que de loin. Et je suis partie aussitôt. Vous pensez vraiment qu’il y a un lien avec l’enquête ?

Mais Darion ne répond pas à ma question. Il foule le sol d’un pas de plus en plus incisif, avant de se diriger vers le seuil. Par-dessus son épaule, il me lance :

— Il va sans dire que cette discussion reste pour l’heure strictement confidentielle.

— Et Naouri ? Pouvez-vous faire quelque chose pour elle ?

— Pour l’instant, rien ne change. Ni pour vous, ni pour elle. Je vous tiendrai informée.

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romeolaura
Posté le 28/06/2024
Ta plume est toujours aussi agréable à lire. tes personnages sont riches complexes et c'est un plaisir d'en apprendre d'avantage sur eux à chaque chapitre. J'aime bien la façon dont tu clos tes chapitres sur une espèce de suspens, ça donne tout de suite envie de lire la suite.
Hylla
Posté le 28/06/2024
Merci beaucoup :) Il est d'ailleurs temps que je me mette à écrire mon nouveau chapitre si je veux poster le nouveau ce week-end :D
Makara
Posté le 22/06/2024
Bon les choses avancent bien ! Je suis contente que Maeve se soit confiée sur le moment où elle a aperçu Odrien !
Hâte de lire la suite car Daerion va vite faire le lien avec la magie dont il a entendu parlé !
Allez hop hop à l'écriture :p
Hylla
Posté le 22/06/2024
Petite évolution en effet dans cette relation minée ^^ allez, y'a plus qu'à s'y mettre ><
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