8. Le rendez-vous

Par Elka

Lyz débarqua à l’aube chez Ismael, son grand corps tout grippé d’excuses pour le dérangement, serrant un sac de viennoiseries dans ses bras. Ismael avait lu son message une minute avant qu’il n’arrive, et essayait d’aplatir ses cheveux tout en s’écartant pour le laisser entrer.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’enquit-il à voix-basse.

Sa mère dormait encore. La matinée dormait encore, aurait-il dit. La lueur du ciel, d’un bleu pur strié de rose, rentrait tout juste dans son appartement pour en dessiner les contours.

— J’ai besoin de me vider la tête, murmura Lyz avec peine. Juste… juste…

Il serra les poings et Ismael vit la frustration monter le long de ses mâchoires crispées. Il avait l’air véritablement malade, ce matin, plus grisâtre que pâle, des hématomes au lieu de cernes, les joues creusées.

— On peut regarder des dessins-animés en buvant du café, proposa Ismael.

— Ce serait parfait.

— Va dans ma chambre, hésite pas à aérer, allume mon ordi. Je te rejoins.

Il alla dans la cuisine en se forçant à ne pas regarder Lyz remonter le couloir. Il remplit le filtre à café avec des gestes fébriles. Ça ne ressemblait pas à Lyz, cet appel au secours.

Égoïstement, il s’avouait touché. Ismael appréciait qu’on ait besoin de lui. Mais son inquiétude surnagea vite loin au-dessus de cette pensée. Lyz n’allait pas bien du tout. Devait-il joindre ses parents ? Non, ça, il pouvait lui demander directement. Le connaissant, même au plus mal ou fâché ou il-ne-savait quoi, il avait dû les prévenir.

À propos… Il trottina jusqu’à la chambre de sa mère ; mieux valait lui signaler la présence de son ami.

 

Lysander allait bientôt craquer. Son corps allait finir par se casser sous la tension, à moins qu’il ne se mette juste à hurler sans discontinuer en espérant que tout s’arrête.

Il s’était senti bien, la veille chez Ismael, à regarder tout et n’importe quoi à la télé en buvant du thé et en grignotant des cochonneries. Il s’était entièrement relaxé, il avait même réussi à sourire, puis à rire. Ses parents n’avaient pas essayé de l’appeler. La note qu’il leur avait laissé sur la table avait été si succin (« je vais chez Ismael, à ce soir ») qu’ils avaient dû deviner que leur fils avait entendu leur dispute. En rentrant, ils avaient été d’une politesse extrême l’un envers l’autre et force était de reconnaître que Lysander avait apprécié.

Mais ça, ça, c’était trop :

Une note de la proviseure comme quoi Isabel Baxter l’attendait pour un entretien, juste après manger.

— Quand est-ce que ça s’arrête ? avait-il gémit à demi-voix.

Ismael l’avait entendu, et son regard brûlant d’empathie et d’incompréhension mêlées avait été insupportable.

— Tu sais, Lucy aussi y a eu droit, lui glissa-t-il en cours de maths. Ça s’est bien passé.

— Je ne suis pas Lucy.

Ismael n’avait plus insisté.

 

On avait libéré un bureau pour que Baxter y tienne ses rendez-vous, une petite pièce sans attrait, aux meubles chargés de dossiers et de classeurs rangés par années, le tout veillé par un yucca malade. Quand Lysander s’approcha du battant entrouvert, il sentait le vent gonfler entre les murs.

— Entre, l’invita Baxter.

Elle referma la fenêtre, laissant un parfum écœurant prendre ses aises.

— Ferme la porte, je te prie, et viens t’asseoir.

Il obéit à contrecœur, la langue tapissée d’un goût sucré. Lysander avait un rapport particulier aux odeurs ; gamin, il avait dû ré-apprendre à goûter et sentir le monde autour de lui. Il avait adopté certaines routines à laquelle ses parents s’étaient pliés – même marque de lessive, de parfum, de mousse à raser – et s’était habitué au reste. Elles étaient rares, les odeurs qui le débecquetaient totalement, désormais. Les pièces fermées depuis trop longtemps, l’humidité d’une cave inondée, les hôpitaux… Et la violette. La violette qui le rendait nauséeux comme après un gâteau beaucoup trop crémeux.

Le parfum de Baxter investissait à présent toute la pièce, à lui donner le tournis. Il tomba plus qu’il ne s’assit, et respira par la bouche.

— Tout va bien ? demanda-t-elle avec un sourire.

— Oui oui.

Ses mains nouées entre ses cuisses pouvaient passer pour un signe de stress. C’est d’ailleurs ce qu’elle pensa, puisqu’elle précisa :

— Si tu ne veux pas répondre ou que tu veux partir, tu en es parfaitement libre.

— D’accord.

L’autre lui réclamait de partir, de retrouver un air plus respirable, mais quelque chose dans le regard maquillé de Baxter le clouait sur son siège. Elle était pourtant bien inoffensive, avec sa petite taille, ses poignées d’amour et ses rides cachées par du fond de teint. Lysander pouvait lui briser le bras au moindre écart.

Il se mordit l’intérieur de la joue.

— Je voulais parler de tes migraines répétées.

Baxter le scrutait innocemment, agitant son stylo entre ses doigts, un carnet devant elle. Lysander pressa plus fermement ses paumes l’une contre l’autre.

— Qui vous a parlé de ça ?

Il se reproche immédiatement de ne pas avoir menti. Baxter prit un air surpris.

— Eh bien, toi, répondit-elle. Tu es passé à l’infirmerie après ton échauffourée en sport, si je me souviens bien.

— Ah, oui, se rappela-t-il en rougissant. Oui, d’accord.

Moins on lui parlerait de son altercation avec Billy, mieux il se porterait. Ismael l’avait accompagné à l’infirmerie, où Baxter se trouvait en observation. Il se souvenait qu’elle lui avait demandé s’il lui permettait de rester pendant sa discussion avec l’infirmière scolaire, et il avait accepté sans réfléchir. Avait-il réellement mentionné ses maux de tête ?

« Oui, se dit-il aussitôt, comment pourrait-elle savoir, sinon ? »

Il toussa à cause de l’odeur, se racla la gorge pour le dissimuler maladroitement, et reprit :

— Pardonnez-moi, madame, mais en quoi mes migraines intéressent votre entreprise ?

Si seulement elle pouvait rouvrir la fenêtre… Baxter croisa les bras sur le bureau. Elle lui faisait penser à un rapace surveillant sa proie, et Lysander n’aimait pas se sentir comme une proie.

— Akoniton cherche à renforcer sa gamme de soins à destination des adolescents. Tu n’es pas le premier à souffrir de maux de tête, avec tous les écrans qui nous entoure. Ressens-tu un manque au niveau des médicaments ?

Elle paraissait parfaitement consciente de la bizarrerie de sa question, mais son ton était demeuré posé et professionnel, son attitude décontractée. Lysander se faisait sûrement des idées, à cause de l’atmosphère saturée de violette, mais elle ne lui inspirait pas confiance.

— Non, ça va.

Mieux valait répondre de manière concise et filer au plus vite sans attirer l’attention. Il se força à baisser les épaules, décoinça ses mains d’entre ses jambes et respira le moins possible. Ce serait bientôt fini.

— Et ces migraines ne t’empêchent pas de dormir ? s’enquit-elle en notant sur son calepin.

— Rarement.

— Tu as l’air épuisé, pourtant.

Il sourit.

— C’est de ma faute, je veille tard. Vous savez, avec tous ces écrans qui nous entourent.

« Mais tais-toi ! se reprocha-t-il »

Il n’aimait pas du tout l’expression de Baxter.

— Et contre tes insomnies, tu prends quelque chose ?

— Des plantes.

— Tu n’as jamais rien essayé de plus fort ?

— Si, mais j’ai arrêté. Euh… madame ?

Elle fit un petit « hmm ? » qui l’agaça prodigieusement. Ce petit « hmm ? Je t’écoute mais ça ne va pas m’intéresser » qui avait de quoi faire grincer des dents.

— J’ai du travail à faire avant la reprise des cours. Est-ce que je peux y aller ?

Durant un instant, il crut qu’elle allait refuser. Mais Baxter lui fit un grand sourire, se leva et lui tendit la main.

— Merci d’avoir pris le temps de me répondre.

— C’est rien, répondit-il un peu sèchement.

Il lui tardait de sortir. Il prit son sac en sautant sur ses pieds, serra sa main un peu plus fort que prévu et quitta la salle d’un pas rapide.

Un peu plus loin, appuyé au mur avec le téléphone en main pour feindre l’occupation, Ismael l’attendait. Lysander aurait pu s’agacer de le trouver là, mais sa présence le rassura.

— Ça va pas ? interrogea Ismael, inquiet.

Son stress devait se lire sur son visage. Dans son dos, Lysander entendit la porte du bureau s’ouvrir, et un filet de parfum de violette sinua jusqu’à lui. Baxter l’observait, il le savait. Il le voyait sur le regard qu’Ismael jetait par-dessus son épaule.

— Viens, exigea Lysander en le tirant par le coude.

Son ami adopta son rythme nerveux sans protester, et eut le bon sens d’attendre qu’ils se soient bien éloignés pour demander :

— Tu m’expliques ?

La nervosité de l’autre commençait à le lâcher, et Lysander pressa l’arrière de son crâne contre une vitre du couloir. La nausée persistait au fond de sa gorge, mais ils respiraient bien mieux ici. Comme Ismael l’étudiait en se retenant à grand peine de répéter sa question, Lysander lui résuma l’entretien. Plutôt, il insista sur les sentiments de l’autre, qu’il partageait.

— Juste à cause du parfum ? s’étonna Ismael.

Son scepticisme mit Lysander sur les nerfs.

— Pas que, s’agaça-t-il sans trop savoir pourquoi. Il y avait aussi son attention, sa façon de parler… Tu n’étais pas là !

— Calme-toi, j’ai pas dit que je ne te croyais pas ! C’est comme tu dis, j’étais pas là.

Lysander se mordit l’intérieur de la joue, hocha la tête et s’excusa pour son emportement. Ismael ne le croyait pas vraiment, tout bêtement parce qu’il ne pouvait pas imaginer qu’on puisse se méfier aussi vite et viscéralement de quelqu’un.

— On la croise pas trop dans les couloirs, ajouta Ismael d’un ton qu’il voulait rassurant, et si tu évites l’infirmerie, ça va aller. C’est bientôt les vacances, tout ira bien.

— Tu as sûrement raison, convint Lysander à contrecœur.

Il aurait aimé qu’Ismael comprenne et approuve sa méfiance sans une hésitation, sans pouvoir lui en vouloir de ne pas le faire.

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DraikoPinpix
Posté le 12/11/2020
Re-coucou !
Juste deux remarques : Je trouve que l'entretien est assez court. A moins que ce soit vraiment voulu et qu'il y ait un indice dedans. Mais c'est vrai, que je ne vois pas trop où tu voulais en venir. Ensuite, je te conseille d'alléger ton style en évitant au max les adverbes en -ment (dans un des derniers paragraphes, surtout).
Sinon, j'aime toujours autant ! J'aime tellement la relation de ces deux-là, j'ai toujours peur que ça parte en grosse engueulade et que ça boude. Lyz a des soucis de comportement et Ismaël est trop mignon. Je veux tellement pas que ça pète entre les deux XD Mais en tout cas, ce qui leur arrive montre la force de leur amitié.
Elka
Posté le 14/11/2020
Merci pour tes remarques ! Je le voulais court, mais ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait rien à reprendre ; je m'y replongerai (je ne m'en sortirais jamais de ce premier tome xD)
Et un autre merci pour la remarque sur les adverbes ! C'est vrai que j'ai tendance à en abuser !
Tant mieux si ça ne t'a pas empêché d'aimer ; ton enthousiasme me fait chaud au ♥. Lyz est carrément sur la brèche, les engueulades ne sont pas loin, mais... ça fait aussi partie d'une relation, même si c'est difficile. C'est en se disputant qu'on apprend à moins se disputant, je pense è_é (je fais la fille très relax vis à vis de ça, mais j'ai tendance à me morfondre comme Ismael xD)

A bientôt, Draiko !
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