Les deux fois de sa vie où Lysander s’était montré violent avec quelqu’un, ils avaient déménagé. Quand il commençait à s’emporter en public, ses parents lui faisaient les gros yeux et le cachaient aussitôt. Les meubles malmenés, les trous dans les murs, les assiettes brisées… tout ça s’était fait dans l’intimité.
Le dénominateur commun, c’était ses parents. Ils avaient toujours été au courant. Lysander se devait d’être transparent à ce sujet, il en allait de sa sécurité.
Pourtant, il ne leur dit rien de l’incident du cours de sport. Quand l’infirmière avait appelé chez lui, c’était pour une histoire de migraine à laquelle il s’était accrochée. Dans la voiture, sous l’inquisition oppressante de son père, il avait été facile d’insister là-dessus. Il avait mal, il se sentait nauséeux, dans le brouillard ; il avait besoin d’obscurité et de solitude. Il avait accusé l’autre sans vergogne et, honnêtement, n’était-ce pas un peu la vérité ?
Le soir, ce fut plus dur de tenir cette histoire face à sa mère, d’autant plus dur qu’une journée à confronter ses actes s’était écoulée. L’esprit de Lysander était redevenu clair, mais sa culpabilité et son malaise avaient atteint de nouveaux sommets.
— Je ne peux pas retourner à l’école demain, déclara-t-il, la gorge sèche. Je ne me sens pas encore bien.
— Pour une migraine, Lyz ? répliqua son père, suspicieux.
Margaret jeta un coup d’œil glacé à son mari, qui renchérit :
— Tu te sentiras mieux demain. Tu as déjà meilleure mine.
Lysander ravala un rire jaune. Il s’était vu dans le miroir, toujours d’une pâleur maladive, les cernes bien violets, les cheveux ternes… Si c’était ça, sa meilleure mine, il y avait de quoi pleurer.
— Je ne me sens pas bien, répéta-t-il en levant le nez de son assiette. Exceptionnellement, je peux me reposer, non ?
— Ce n’est pas si exceptionnel, contredit son père. Tu manques l’école une fois par mois.
Lysander ouvrit la bouche pour argumenter, puis la referma, les entrailles nouées. Ce qu’il voulait dire c’était qu’il avait peur. Son comportement n’avait pas été normal, même pour lui. Il avait vu l’inquiétude chez Ismael. Il se souvenait de la douleur sur la figure de Billy. Pire, il se rappelait son plaisir et son mépris à cet instant.
En fait, dire qu’il avait peur, c’était un euphémisme.
— M’man, essaya-t-il en se tournant vers elle, s’il te plaît. Juste pour cette fois.
Elle lui sourit gentiment, son joli visage fatigué par sa journée de travail et les tracas que lui causaient son fils. Sa mère avait toujours l’air chagrin.
— Juste cette fois, souffla-t-elle. Charles, ça me paraît…
Celui-ci se leva, la coupant dans sa phrase, et quitta la cuisine d’un pas lourd.
— Ça me paraît plus prudent, termina-t-elle dans un murmure épuisé.
— Lyz ? Où vas-tu ?
Son père venait de l’intercepter du haut des escaliers, alors qu’il enfilait ses chaussures. La veille, alors que Margaret venait de partir pour le travail, il était venu le trouver dans sa chambre pour s’excuser.
« Je m’inquiète » avait-il conclut gauchement.
Lysander aurait voulu répondre « moi aussi », mais il s’était contenté de lui promettre que c’était passager. Une baisse de régime.
Et si, durant tout ce vendredi passé vautré dans son lit, rongé par les remords, il avait effectivement ressenti comme une grande lassitude, ce n’était plus le cas ce samedi matin.
— Je sors, répondit-il bêtement.
Son corps avait frémi à la seule vue des rayons de soleil qui avaient fini par percer la chape de nuages. Ils rêvaient de sous-bois, de courses sans se réfréner et, qui sait, d’une visite du camp.
— Avec Ismael ?
— Il a une vie sans moi, tu sais, grommela Lysander.
Il fit ses lacets. Quand il se redressa, son père était à côté.
— Tu te sens mieux ?
— Bien mieux.
— Sois prudent, hein ?
L’agacement déborda de Lysander comme le lit d’une rivière un jour d’orage.
— Mais oui, p’pa ! Bon Dieu, je suis grand, ça va !
Il aurait dû se calmer, mais les sourcils froncés de son géniteur, à l’abri derrière le verre de ses lunettes, l’énerva encore plus.
— Quoi ?
— J’aimerais que tu me parles correctement, jeune homme. À moins de vouloir passer tout le week-end dans ta chambre.
— Essaye seulement, répliqua Lysander avec un sourire.
Il vit la main de son père se lever pour le retenir mais Lysander la chassa d’un revers de la sienne, zippa son gilet et dit :
— Je ne sais pas quand je rentrerai, ne m’attends pas pour manger.
Il ouvrit la porte, eut un moment d’hésitation dans le brouillard qui lui engourdissait les pensées, et marmonna :
— Ce sera pas tard, promis.
Il avait couru pour ne pas penser à la scène qui venait de se dérouler, pour oublier – peut-être – les mots qu’il avait prononcé. Une fois au parc, sa tête bourdonnait. S’il en avait déjà eu, il penserait avoir de la fièvre. Il envoya un message à Ismael, à la fois pour se donner bonne conscience et pour reprendre pied avec un élément stable de sa vie.
« Je vais à New Forest. »
Mais cela ne lui fit pas que du bien. Il avait le crâne comme étroitement cerclé de fer et l’angoisse giclait dans ses veines à chaque battement de cœur.
Était-il malade ? Un genre de maladie juste pour ceux de son espèce ?
N’était-ce pas une question parfaite à poser à Leeroy ?
Il entra dans le parc d’un pas nerveux et se détourna immédiatement du chemin de sable pour raser le grillage jusqu’aux haies rachitiques et son sol de déchets oubliés. Il shoota dans une cannette, vérifia que personne ne traînait à l’entour, et escalada.
L’ombre verte étouffa ses appréhensions, qui se noyèrent dans le brouillard et le soulagement. Ça sentait bon. L’autre était apaisé. Il s’enfonça paisiblement dans les sous-bois, le soleil sur sa nuque, les muscles relâchés et le délicat craquement des aiguilles sèches sous ses pieds. Il se sentait embrouillé, un peu ailleurs, mais ça n’avait rien de dérangeant. Au contraire, il avait le sentiment de lâcher les rênes, et ça faisait du bien.
Il entendit des pas à peu près au même moment où l’odeur de fumée du camp lui parvenait. Il ne devait donc pas être bien loin de sa destination quand Raffi surgit sur son chemin, un sourire plaqué sur son visage asymétrique.
— Lysander ! salua-t-il un peu fort. Qu’est-ce que tu fais là ?
Il avait très mal imité la surprise.
— Je dérange ?
Après la marche insouciante, il se prenait une douche froide.
— Mais non, pas du tout ! s’exclama-t-il. Ça me fait plaisir de te voir.
Il brisa la distance entre eux pour lui filer une accolade et ce contact bourru le rasséréna stupidement. Raffi était tel qu’il était la dernière fois, jovial et accessible.
— J’avais envie de vous voir, admit Lysander.
Mal à l’aise, il s’écarta de Raffi. Qu’ils viennent d’un loup-garou ou non, les contacts physiques, surtout prolongés, n’étaient pas son truc. Le sourire de Raffi fondit pour une expression compatissante.
— Quelque chose ne va pas ?
Son indubitable sincérité toucha Lysander, qui se sentit à un cheveu de confier ses malheurs et ses peurs des derniers jours.
— Rien de grave, assura-t-il en souriant. Leeroy est au camp ? J’avais une question.
— Ah je crois pas. Mais s’il y est pas, j’ai ma petite idée d’où le trouver. Viens.
Lysander manqua de lui dire que ça ne coûtait rien de vérifier d’abord au camp, mais il aurait eu l’air de supplier pour s’y rendre et suivit donc obligeamment Raffi. Le parfum de fumée s’éloigna, remplacé par celui de la terre mouillée et des végétaux.
— Ça va, toi ? finit par demander Lysander pour faire la conversation.
— Plutôt bien, oui.
Il lui sourit franchement. Un sourire aux canines bien pointues qui s’associait étrangement bien avec l’horrible cicatrice qui lui tenait lieu d’oreille. Un sourire sauvage.
— Je ne t’ai pas interrompu dans quelque chose ?
— Non, je me promenais juste.
Ça, Lysander ne le croyait pas. Raffi n’avait même pas pris soin de bien mentir.
Bientôt, un bruit bizarre se fit entendre. C’était un chuintement sifflant et grattant. Une respiration appuyée l’accompagnait.
— J’étais sûr qu’il serait là, se rengorgea Raffi. Lysander est là, Lee !
Le chuintement – presque un grincement – cessa et le pas de Raffi s’allongea jusqu’à ce qu’ils voient Leeroy. Le géant était assis sur une souche, un bâton dénudé de son écorce sur ses genoux. Une main le tenait tandis que l’autre brandissait un couteau de belle facture. Des rouleaux de bois parsemaient l’herbe à ses pieds. Ses sourcils se froncèrent jusqu’à son nez, creusant une ravine curieuse dans sa peau.
— Quelle surprise. T’es venu au camp ?
— Je l’ai intercepté avant, répondit Raffi à sa place.
Les traits de Leeroy se relâchèrent quelque peu. Il hocha la tête, pressa la lame du couteau contre le bois presque blanc et la fit glisser pour en ôter un lambeau.
C’était ça, le bruit.
Le parfum du bois raclé délicatement était bas et doux.
Le regard profond de Leeroy se posa de nouveau sur Lysander, qui ne savait pas où se mettre ni quoi penser. « Intercepté » avant d’arriver au camp, il y avait de ça.
— Tu peux rester avec moi, Lysander. Ça me dérange pas. Merci de l’avoir amené, Raffi.
Les deux hommes se confrontèrent muettement. Raffi se guinda, narines pincées, mais Leeroy l’observait avec le calme d’une tempête à venir. Finalement, le plus jeune se fendit d’une grimace amusée et pivota sur ses talons.
— À la prochaine, Lysander, salua-t-il en cognant amicalement son poing contre son épaule.
— À la prochaine, souffla-t-il en réponse.
Le sous-bois avala rapidement la course de Raffi.
— Assieds-toi.
— J’ai l’impression de déranger.
— Je te jure que non. Pose tes fesses. C’est agréable, ici.
Lysander était bien forcé de le reconnaître. Il appuya son dos contre un arbre et observa le jeu de lumière et de vent dans les ramures, son cœur adoptant bientôt le rythme paisible du couteau sur le bois. Il ne savait pas ce que Leeroy sculptait, et peut-être l’ignorait-il lui-même, mais il comprenait que ça l’apaise.
— Tu n’as pas l’air bien, lança soudain le plus âgé.
Lysander redressa quelque peu les épaules. Leeroy le fixait, un coude planté dans la cuisse, jouant avec le couteau de sa main libre et son œuvre inachevée posée au sol. À chaque roulis du poignet, le fil du couteau volait un fragment de lumière. Un poignet musculeux et poilu, à ce qu’il en voyait, pas comme celui de Billy, blanc et maigre.
— Est-ce que tu es déjà tombé malade ? osa finalement demander Lysander.
— Depuis que je suis lycan, tu veux dire ?
— Oui.
Leeroy médita sa réponse. Son couteau fit trois tours.
— Non. On a tous un système immunitaire en béton armé, grâce au loup.
Lysander haussa une épaule ; ça, il le savait, ou en tout cas il en était arrivé à cette conclusion lui aussi. Il arracha un brin d’herbe et fit tomber dans le silence :
— Moi, je crois que je suis malade.
— Pourquoi ?
— Je me sens vaseux et j’ai… mon comportement n’est pas le même. Je parle mal à mes parents.
— T’as quoi, dix-sept ans ? Rien de bizarre là-dedans.
Lysander se crispa. Bien sûr que c’était bizarre ! Il en voulait à Leeroy de ne pas accorder plus de crédit à ses paroles. Ça lui coûtait de les prononcer. Il allait en ajouter une couche, hissant le menton pour capter son attention, mais Leeroy fixait les bois à sa gauche. Le couteau, soudain fixe et menaçant, piquait vers le bas.
Lysander prêta attention à l’entour et saisit à son tour le frottement d’un vêtement dans les branches. Il n’aurait pas trouvé ça inquiétant si Leeroy ne s’était pas tendu ainsi.
Et s’il s’agissait d’une des autres meutes ? Lysander posa un genou à terre, prêt à se relever, quand Leeroy lança d’une voix forte :
— Montre-toi !
— Tout de suite ce ton agressif, répondit une voix amusée.
Les épaules de Leeroy descendirent de cinq bons centimètres.
— Tu joues avec ta vie, Caleb, prononça-t-il plus calmement.
— Tu es toujours aussi dramatique.
Le dénommé Caleb écarta une branche pour les rejoindre, délogeant une feuille de ses cheveux bruns. Il avait les tempes rasées et une boucle argentée sur le haut d’une oreille. Son nez cassé surmontait un sourire goguenard et de travers. Son regard noisette était jeune – pas encore trente ans, aurait dit Lysander – mais son visage aux pommettes saillantes était déjà bien marqué. Quand il s’avança dans une tache de lumière, Lysander remarqua les notes de blancs mêlées à ses mèches brunes.
Leeroy planta son couteau dans le sol, et Lysander se détendit tout à fait. C’était donc lui, le frère de cœur de Lara. Son visage ne lui était pas inconnu.
— Tu es Lysander Lancaster ? lança le nouveau venu en s’approchant de lui. Enchanté, je m’appelle Caleb.
Lysander se leva pour lui serrer la main, et demanda :
— On ne s’est pas déjà vu ?
— Déjà vu ? répéta l’autre avec surprise. Je ne pense pas, non. On me dit toujours que j’ai un physique banal.
— À d’autres, releva Leeroy avec circonspection.
L’attention de Caleb s’appuya sur Lysander avec un fond d’avertissement qui lui glaça le sang. Il l’avait déjà vu. Au café. Il était attablé avec Lara et il le surveillait avec elle. Il ne voulait pas que Leeroy l’apprenne ?
— Ça doit être ça, conclut Lysander en reculant pour s’adosser à l’arbre.
Son regard passait de l’un à l’autre, d’un Leeroy méfiant à un Caleb intrigué.
— Qu’est-ce que vous faîtes là ?
— On discute, répondit laconiquement Leeroy.
— Si loin du camp ?
— Je me trouvais là.
C’était un étrange échange. Il lui manquait clairement une pièce de puzzle pour en saisir l’essentiel. Leeroy, qui les dominait tous deux en taille, semblait vouloir impressionner Caleb par son expression sombre et ses énormes bras croisés sur sa poitrine. C’était peine perdue, pour ce que Lysander pouvait en juger. Caleb se contenta de retirer sa veste militaire, qu’il jeta sur son épaule, et lui sourit.
— J’allais au camp, mais Raffi m’a vu et m’a emmené à Leeroy.
L’audace de Lysander le surprit lui-même.
— Deneric l’a chargé de répondre à mes questions, précisa-t-il innocemment.
On l’écartait volontairement du camp, on n’allait pas non plus le prendre pour une poire et croire qu’il n’en avait rien remarqué. Caleb lui offrit un sourire aussi tordu que son nez.
— Quel genre de questions ?
— Ça te regarde pas, intervint Leeroy.
— Quoi, c’est secret défense les questions d’un nouveau, maintenant ?
Lysander se tendit. Le ton de Caleb était devenu métallique, son visage menaçant.
— On sait jamais. Tu connais les ordres.
— Pas si bien, manifestement, si on en est à écarter l’un des nôtres comme ça.
Les doigts de Leeroy se refermèrent vivement sur le col de Caleb, qui laissa tomber sa veste et passa une main dans son dos. Sous son t-shirt se trouvait la gaine d’un couteau, dont il tenait le manche.
— Tu devrais partir, Caleb.
L’interpelé se contenta de le fixer, les traits tirés, la lèvre supérieure retroussée. Lysander l’entendait parfaitement, le grondement bas qui s’échappait de la gorge de Caleb.
— Je sais que Lara est dans le coin, ajouta Leeroy à voix-basse, je sais qu’elle nous a suivi et est venu te chercher. Ça m’embêterait de le dire à Deneric.
Lysander se redressa sur un battement de cœur, au moment où les muscles de Caleb se relâchaient. Il abandonna son couteau et s’écarta de Leeroy d’une bourrade.
— Ne menace plus jamais ma sœur.
— Alors reste à ta place.
Le corps de Lysander vibrait au diapason de la tension dans l’air. Sa tête cognait. Lara risquait-elle quelque chose ?
— Sache que je me rendais chez vous, mon cher Lee, dit Caleb avec dédain.
Il ramassa sa veste et la renfila. Lysander pouvait voir ses mains trembler de colère contenue. Lara lui avait dit qu’il habitait chez Marika.
— Je dois prévenir Deneric de l’arrivée d’un guérisseur.
Il lui accorda une dernière œillade glacée et passa devant Lysander, marquant un temps d’arrêt en posant une main sur son épaule. Au fond de ses prunelles mordorées, l’ombre de son autre paraissait se mouvoir nerveusement.
— Je te dirais bien de le consulter, mais je ne crois pas que tu sois malade, Lysander.
Et sur un sourire, il les laissa là.
— Tu devrais partir, grommela Leeroy. Je vais te ramener.
Trop hébété pour protester, et une nouvelle migraine remontant derrière ses orbites comme une araignée, Lysander acquiesça et le suivit.
Il n’était pas treize heures quand il remonta sa rue au radar, pressant ses tempes entre les index, traînant les talons. Le soleil s’était levé tout à fait et, après une marche rapide, il suait sous son gilet. Malgré les petits jardins cossus de son quartier, l’air sentait surtout le macadam. Levant le nez, il avisa le porche de chez lui au loin, et ralentit encore son rythme. C’était la tempête dans son corps. Il se sentait nauséeux et frémissant. Ahuri et alerte. Le cerveau criblé d’épingles et baignant dans une douce torpeur.
Il n’aurait pas été surpris de se mettre à vomir sur le trottoir.
Soupirant pour tenter de lâcher tout ça – la peur, la douleur, l’incertitude – Lysander s’arrêta près d’un muret où il posa une fesse. Il songea à Caleb. Caleb qui lui avait dit qu’il n’était pas malade.
— Mais quel con, chuchota-t-il pour lui-même.
Il aurait dû attendre et retourner dans New Forest une fois Leeroy au loin. Il aurait dû y chercher Lara. Il aurait dû rester et pas repartir comme un bon petit chien.
Il hésita mais son téléphone vibra contre sa cuisse, se rappelant à son bon souvenir. C’était Ismael qui l’appelait.
— Enfin ! s’exclama son ami.
Il rapprocha le combiné de son oreille.
— « Enfin » quoi ?
— Tu me réponds. J’étais inquiet, Lyz. J’ai essayé de t’appeler quarante-deux fois, au moins !
Sceptique, Lysander vérifia son historique.
— Six fois, tempéra-t-il. Désolé, je n’y ai pas prêté attention.
Il s’était remis en route pour sa maison.
— T’es encore là-bas ?
— Non, répondit-il avec amertume.
Il lui raconta sa matinée à mi-voix. Pendant que les mots tombaient de ses lèvres, son estomac se contractait et sa migraine le rendait nerveux. Il conclut en crachant qu’il n’aurait pas dû partir.
— Je sais pas, lui souffla Ismael avec hésitation, ç’aurait pu être dangereux. Tant que tu n’en sais pas plus, ça me paraît plus sage de leur obéir. Lara, y a sûrement moyen de la voir en dehors.
— En effet…
— T’as une petite voix. Tu veux qu’on se voit ?
— Non, je crois pas. Je vais m’allonger, je me sens vaseux. Je peux te rappeler si jamais je change d’avis ?
— Naturellement.
Il raccrocha, à moitié convaincu, mais trop dans les vapes pour une nouvelle expédition. Son père coupa le son de la télé quand il claqua le battant.
— Lyz ? Je pensais que tu rentrerais plus tard.
Ça sentait la bolognaise dans tout le rez-de-chaussée. Lysander se mit à saliver.
— Je pensais aussi, dit-il en se dirigeant vers la cuisine.
— Quoi ?
— Je pensais aussi ! répéta-t-il plus fort, agacé.
Il prit une assiette et se servait de grosses louches de pâtes quand son père le rejoignit.
— Ça va pas, fiston ?
— Si, génial.
— Pas la peine de me répondre sur ce ton.
— Mais quel ton ? s’emporta Lysander, excédé. Je suis rentré plus tôt, fin de l’histoire. Je vais manger dans ma chambre.
Il bouscula son père pour passer entre le chambranle et lui, et monta les escaliers quatre à quatre, enfournant une boulette de viande avant d’avoir atteint sa chambre. Il en avait assez qu’on lui pose des questions, qu’on lui reproche ses mots, son ton, ses remarques, ses sorties… Son père toqua à sa porte et Lysander l’ignora soigneusement, plantant une fourchette rageuse dans son repas.
Il était déçu. Il valait mieux qu’on lui fiche la paix.
Son père n’essaya pas d’entrer. L’escalier couina quand il redescendit, et la fureur de Lysander avec lui. Il termina son repas sans plus d’appétit, ferma les volets et se roula en boule sur son lit en enfonçant les ongles dans la paume de ses mains.
— Il dort ?
— On dirait bien.
Non. Quand sa mère avait doucement fait basculer le battant de sa chambre, Lysander s’était assuré de maintenir les yeux clos et la respiration profonde. C’était la première fois qu’il feignait le sommeil avec ses parents. Il l’avait fait sans trop y réfléchir.
— Il avait l’air épuisé au repas, reprit sa mère de sa voix feutrée. J’espère que ce sera une nuit sans cauchemar, qu’il puisse récupérer.
Son père marmonna un assentiment. Il entendit le froissement des draps et couvertures, alors que sa mère se glissait dans son lit. Une chambre parentale avec des lits jumeaux, comme deux camarades de classe en colonie de vacances.
— Quelque chose ne va pas, Margaret.
Dans son lit, Lysander se crispa. Il fixait sans la voir sa bibliothèque.
— Tu te fais des films.
Le soupir las de sa mère. L’interrupteur de sa lampe de chevet cliqueta.
— C’est toi qui te voiles la face. Il ne va pas bien. Il me parle mal, je le trouve violent…
— Violent ? répéta-t-elle.
— Disons brusque, si tu préfères. Il n’a jamais…
— Bien sûr qu’il n’a jamais été comme ça, il a dix-sept ans ! Pour la première fois de sa vie, il a une scolarité qui tient et un ami pour grandir normalement. Il fait sa crise d’adolescence, c’est tout.
— Tu minimises la situation.
— Tu exagères, Charles. Il faut toujours que tu exagères.
Les ressorts grincèrent. Lysander enfonça le nez sous l’édredon, le cœur battant mais incapable de ne pas écouter la suite.
— J’exagère ? C’est moi qui le voit le plus en journée, non ? Toi, tu as le beau rôle, à rentrer tard et à lui accorder tout ce qu’il veut ! Il me traite mal et tu trouve ça normal ?
— Change de ton, répondit-elle, glaciale.
— Je ne sais pas comment te faire réagir, Margaret ! Ouvre les yeux, accepte la réalité.
— Tu dois toujours dramatiser ! explosa-t-elle sans plus s’inquiéter d’être discrète. Il te faut toujours un problème pour déménager, comme si le monde était à nos trousses ! On est bien ici, on veut y rester, Lyz et moi.
— Tu dis vraiment ça pour le bien de notre fils, ou on te fait les yeux doux au boulot ?
Froissement de draps, pas nus dans la chambre, hors de la chambre, porte qui se ferme. Margaret aurait pu l’insulter – c’était déjà arrivé – et Lysander aurait trouvé ça moins dur, moins définitif, que ce départ silencieux jusqu’au salon.
Nettement moins dur que les pleurs étouffés qui suivirent.
Ça m'a fait du bien de replonger dans ton histoire. C'est intriguant, tout ça. Les pauvres parents, quand même ! (Une remarque : le mot "géniteur", j'y ai toujours vu une connotation péjorative. Du moins, pas mal de gens qui parlaient de leurs parents utilisaient ce mot comme une forme rejet)
De même, ces histoires de meute, je me demande si Lyz devrait leur faire confiance, il n'est pas du tout aider. Heureusement qu'il y a Ismaël :3
(J'ai lu aussi "il fixait", puis la phrase suivante : "couteau fixe". C'est un peu répétitif :))
A tout de suite !
Je suis très contente si tu viens te replonger avec plaisir ! Je suis touchée ♥
Je suis d'accord avec ce que tu dis sur le mot "géniteur", faudra que je le retrouve pour mener l'enquête, et peut-être que je le change. Mais oui, les pauvres parents ; adolescence + lycanthropie = ouch.
Confiance, pas confiance ? Là est toute la question ! (mais oui, Ismael est un point fixe. Je te confirme qu'il est bien intentionné ahaha)
Merci pour ta lecture Draiko ! ♥