Devant la porte vitrée du secrétariat, Lily frappa trois brefs coups d’affilée puis attendit d’être invitée à entrer, comme il était indiqué de procéder pour accéder au bureau de la Secrétaire en chef de la consultation. Madeleine vivait dans un univers très réglementé et chacun devait s’y conformer, faute de quoi il prenait le risque de repartir bredouille. Le rituel de préambule ayant été exécuté dans les règles de l’art, Lily s’introduisit sans un bruit dans le bureau. S’apercevant que la Secrétaire était occupée, elle attendit en silence tout en observant la pièce avec intérêt.
Derrière le comptoir d’accueil transparent où Lily patientait s’ouvrait un grand espace octogonal dont l’une des parois était entièrement recouverte d’une silencieuse chute d’eau. Son flot fluide et continu s’achevait dans une vasque en marbre qui, par un mystère que Lily n’avait pas encore résolu, ne débordait jamais. Par intermittences, des gouttes jaillissaient de la cascade pour se déposer dans de minuscules récipients disposés en damier sur la cloison adjacente.
Une jeune fille, certainement une Oreille d’or, était affairée à récolter cette halieutique pour la déposer méthodiquement, goutte après goutte, dans une cruche diaphane qui, en guise de déversoir, se terminait en entonnoir qu’elle s’empressait de mettre à l’oreille avant de griffonner quelques mots sur un papier rose. Une fois cette opération terminée, elle essuyait consciencieusement la cruche, déposait son papier dans un des nombreux casiers alignés sur la paroi opposée de la pièce et répétait le même cérémonial d’un geste mécanique.
De son côté, Madeleine était installée à un poste de travail distinct, s’apparentant plus à un gigantesque aquarium dépeuplé qu’à un bureau. De forme octogonale, à l’image de la pièce dans laquelle il se trouvait, son centre était constitué d’un immense bassin d’eau cristalline alors que ses huit côtés étaient saturés de branchements tubulaires, tels les tentacules multicolores d’une pieuvre imaginaire.
D’une main contre son oreille, Madeleine tenait un long tube qui s’achevait, pareillement à la cruche, en forme d’entonnoir et, de l’autre main, un crayon occupé à inscrire une annotation sur un papier, jaune pour sa part. Une fois le communiqué achevé, Madeleine s’empara d’un conduit cylindrique différent du premier, percé de minuscules trous à son extrémité, et le plaça devant sa bouche en émettant des sons dignes du chant des baleines. Lily était envoutée. Elle ne quitta pas la Secrétaire des yeux lorsque cette dernière reposa le tube percé, épingla sa note sur un gigantesque clou translucide paré d’une multitude de papiers jaunes et s’adressa au jeune homme habillé en groom rencontré plus tôt dans la matinée. Ce dernier était donc bien un stagiaire, en communication. Lily comprenait mieux son désarroi lorsqu’il avait cru que l’hydrophone ne fonctionnait pas. En ce moment, il était assis aux côtés de Madeleine, répertoriant frénétiquement sur un calepin chacun des gestes qu’il observait avec avidité. Quand la Secrétaire en chef lui détailla les différentes lignes de communication, il buvait goulument ses paroles.
- Ces tubes-là, expliqua-t-elle en désignant d’un geste rapide une face de son bureau octogonal, sont ceux qui communiquent à l’interne, dans les différentes antennes de la consultation. Ce côté-là est réservé à la communication avec les Hautes Autorités. Celui-ci…
Lily était époustouflée face à l’aisance déconcertante de Madeleine pour classifier son imbroglio de connexions tubulaires. Elle n’était que très rarement venue dans cette pièce et la Secrétaire de son antenne bénéficiait, comme seul équipement, d’une banale fontaine et d’un couple de tubes reliés à une triste bombonne d’eau.
En tant que Secrétaire particulière de Lucien, Madeleine disposait d’une installation incomparable. Un de ses mandats les plus accaparants consistait à filtrer et coordonner l’ensemble des communications de la Consultation d’Enfants Prédisposés. Cette tâche astreignante exigeait des talents que seule une Eautiste pouvait acquérir, au prix d’un apprentissage ardu à l’expertise du maniement des ondes sonores en milieu liquide. Ces estimés virtuoses acquéraient, au terme de leur formation, le titre honorifique d’Oreille d’or et demeuraient les seuls à pouvoir traiter des données sonores transmissibles à travers l’eau. C’était sur eux que reposait la grande majorité de la communication et transmission d’informations à distance.
- Comme tu peux le voir, poursuivait-elle en approchant un tube perforé vers le visage ingénu de son stagiaire, j’encode les textes à transmettre grâce aux hydrophones. Le chant des baleines est la manière la plus fiable de traduire leurs contenus, c’est aussi la langue la plus facile à apprendre. Elle a été unanimement choisie par l’Ordre des Oreilles d’or bien que, personnellement, je préfère largement l’argot des dauphins. Il est tellement plus nuancé, conclût-elle d’un air connaisseur.
- Mais bien trop bruyant pour être utilisé dans le milieu professionnel, intervint la petite assistante d’un ton réprobateur.
- Bien malheureusement ! répondit Madeleine en secouant son épaisse chevelure poivre et sel.
Remontant ses fines lunettes sur son nez en trompette, elle reprit à l’encontre de son apprenti :
- Tu ne dois jamais oublier que nous avons non seulement des oreilles mais une langue en or et qu’il faut les traiter avec respect. Eviter les endroits assourdissants et ne parler qu’à toutes fins utiles, sermonna-t-elle. Notre spécialisation est l’unique moyen dont dispose la communauté pour communiquer à distance…
- Veuillez m’excuser heu… Madeleine mais les heu… Souffleurs utilisent aussi leurs heu… compétences pour les heu… correspondances…
- Uniquement manuscrites, balaya-t-elle d’un geste catégorique. Et les influences météorologiques endommagent trop souvent les documents durant leur vol… quand elles ne les égarent pas tout bonnement ! Ce moyen de communication est absolument insatisfaisant quant à sa fiabilité et je ne parle même pas de sa lenteur.
Lily sourit en entendant cette remarque condescendante. Les Eautises étaient des individus extrêmement droits et impartiaux. De ce fait, ils n’hésitaient pas à poser des jugements de valeur très sévères sur la société lorsqu’elle n’était pas assez rigoureuse à leur goût ou quand elle ne suivait pas les conventions qu’ils adjugeaient, avec un regard étonnamment neutre et objectif, comme les plus fonctionnelles. Leur sens de la justice les destinait bien souvent à des métiers de la Loi mais, depuis que la Grande Réforme avait banni les anciens modes de communication, jugés nocifs, ils étaient également devenus les principaux intervenants dans le milieu de la transmission d’informations. Ce qui n’avait rien d’étonnant étant données leurs aptitudes uniques à conduire le son de manière fidèle et rapide par le biais de l’eau.
Dans les premiers temps, les Souffleurs avaient eu la primeur sur ce secteur grâce à leurs air-mails mais, si ces derniers continuaient à œuvrer pour les communications personnelles, ils n’étaient plus employés par les fonctionnaires, les Hautes Autorités privilégiant les voies plus rapides et sûres des Eautistes. De ce fait, une cordiale rivalité s’était installée entre les Souffleurs et les Eautistes qui menait occasionnellement à des réponses tempétueuses des premiers, surtout face au ton maladroitement méprisant que pouvaient prendre les seconds à leur encontre, à l’image de l’inflexion des propos de Madeleine adressés à son stagiaire.
Déposant l’hydrophone à sa place, Madeleine s’empara de son autre extrémité en reprenant un ton professoral.
- Ici nous avons le récepteur. C’est par là que nous écoutons les messages qui nous sont adressés. Les signaux transportés dans l’eau se retransforment en ondes acoustiques lorsqu’ils rencontrent leur unique obstacle, expliqua Madeleine en tapotant l’entonnoir avec son ongle carmin. Nous retranscrivons l’écho qui nous parvient de l’impulsion sonore envoyée par l’émetteur à l’autre bout du tube sur ces papiers jaunes, ici, et les déposons ensuite dans le casier de la personne concernée par le message, là-bas. Cette tâche demande plus d’expérience, aussi m’est-elle attribuée. Ton travail sera d’assister Lisette, vers la Chute d’eau.
Voyant Madeleine se lever, Lily se racla la gorge pour essayer d’attirer son attention. En vain. Il était inutile d’espérer l’interrompre une fois une séquence d’actions entamée. Lily devrait attendre la fin de son exposé.
- Comme tu as dû l’apprendre en cours, nous avons un deuxième moyen de communication…
- A travers l’humidité ambiante mais c’est moins précis, s’enthousiasma le stagiaire qui, pour la première fois depuis le début, s’exprima d’une traite.
- Il est tout-à-fait malpoli de me couper la parole jeune homme, le recadra Madeleine, outrée.
Après une cascade d’excuses du petit groom, suivie d’une courte pause chargée de tics nerveux de la part des deux interlocuteurs, Madeleine reprit, les lèvres pincées :
- Effectivement, le transport aérien à travers l’humidité ambiante crée une légère altération des messages causée par les impédances acoustiques. Ce moyen de communication est toutefois plus fidèle que les air-mails et indispensable pour les interlocuteurs dont nous n’avons pas de liaisons tubulaires. Ici, nous utilisons ce dispositif principalement pour la réception de messages, dont les nouvelles demandes de prise en charge d’enfants prédisposés. C’est la mission qui te sera assignée une fois ta formation pratique terminée.
- Impressionnant, s’ébahit le stagiaire en regardant fixement le plafond, à l’endroit où la Chute d’eau amorçait sa descente.
Ne saisissant pas la question implicite, Madeleine le regardait en tapotant impatiemment des doigts sur sa ceinture à boucle. Ne comprenant pas plus qu’elle le message sous-entendu derrière le geste, le jeune stagiaire posa la question qui le préoccupait sans avoir conscience que son interlocutrice était pressée :
- Mais heu… d’où vient heu… toute cette eau ?
- L’ensemble des messages aériens est collecté sur le toit dans le récupérateur d’eau. Les messages passent ensuite par la Chute d’eau pour venir se déposer dans les jattes attenantes. Lisette, montre-lui comment procéder pendant que je m’occupe de notre visiteuse, conclut Madeleine en se dirigeant vers Lily.
- Merci ! Et bien, c’est un sacré travail de former un stagiaire, lui adressa cette dernière avec un sourire bluffé.
Aucune relance. Oui bon. Badiner avec Madeleine était illusoire. Lily se ressaisit et en vint directement au but.
- J’aimerais organiser une rencontre avec Lucien dès que possible. Est-ce que tu pourrais me caser dans son emploi du temps ?
- Il lui reste une place le mois prochain, vendredi 17 à 13h45. Trente minutes. Pas plus, lui répondit-elle sans même consulter son calendrier.
- C’est noté, répliqua Lily.
Mais Madeleine ne lui prêtait déjà plus attention, trottinant affolée en direction de son stagiaire qui avait malencontreusement renversé le contenu d’un récipient. Le pauvre avait le visage pétrifié et battait frénétiquement des mains avec des mouvements stéréotypés prenant de plus en plus d’ampleur. Afin d’éviter que d’autres messages en pâtissent, Madeleine l’entoura posément de ses bras pour le calmer.
Constatant que la situation était sous contrôle, Lily quitta la pièce. Son ventre gargouillait, elle était affamée. En jetant un coup d’œil à l’heure, elle constata qu’il était déjà midi passé et qu’elle devait s’empresser de prendre le prochain Flotteur si elle voulait arriver à temps pour son premier rendez-vous de l’après-midi. Qu’importe, elle mangerait ce soir.
À bord du Flotteur, Lily repensait à sa remarque idiote concernant la besogne de former les stagiaires. Pourquoi lui avait-elle dit ça ? C’était une réflexion en pur écho avec son propre vécu qui ne concernait en rien Madeleine. Pour sa part, la Secrétaire en chef semblait être bien tombée. Tous les Eautistes n’avaient pas le même degré de spécificité que Madeleine, tous non plus n’avaient pas le même talent. A en voir l’attitude en reflet de son stagiaire, tout portait à croire qu’elle s’attelait à former une future Oreille d’Or d’exception. Et qui semblait attirée par cette voie, ce qui était le plus important aux yeux de Lily. « A l’encontre d’Eulalie » se désola-t-elle en pensant à la patiente avec laquelle elle avait rendez-vous sur le champ. Elle rêvait de devenir Graphiste mais ne suivrait certainement jamais cette carrière.
Lily s’était prise d’affection pour cette jeune fille qui avait aujourd’hui presque 18 ans mais en paraissait tout au plus 13. Fan inconditionnelle des jeux pour enfant, elle en tenait une collection stupéfiante et arborait régulièrement des t-shirts à leur effigie. Trop petits pour son âge, ils avaient de plus en plus tendance à laisser apparaître une partie de son ventre et le haut de ses culottes, généralement roses à dentelles, sujet de nombreuses moqueries de la part de ses camarades de classe. Pendant des années, ces railleries et leur impact chez leur destinataire remplissaient les heures de consultation d’Eulalie. Car, contrairement à Madeleine, l’adolescente était loquace et très demandeuse de relations sociales. Et si elle était appréciée par les plus petits, elle se faisait régulièrement rejeter par ses pairs. Il faut dire que ses vêtements et sa collection n’étaient qu’un aspect de sa personnalité immature et pourtant si attachante pour quiconque se donnait la peine de s’y intéresser au-delà des apparences.
Comme beaucoup d’Eautistes, Eulalie portait un regard curieux sur son environnement, tentant de comprendre le monde étrange dans lequel elle évoluait. En bonne enquêtrice, elle avait accumulé de nombreuses observations, dont la majorité portait sur les interactions sociales. Malheureusement, les conclusions qu’elle en tirait étaient souvent maladroites et entretenaient le décalage omniprésent entre elle et ses camarades. Lily avait passé de nombreuses séances à lui expliciter les ficelles du sens commun, comme la fois où Eulalie ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait pas dire à Martine que sa coupe de cheveux était infecte ou, beaucoup plus compliqué à expliquer, quand son voisin de palier l’avait embrassée à la suite d’un gage – non, ce n’était pas un signe d’affection pour le coup… au contraire !
Dernièrement, Eulalie avait néanmoins grandi, dans tous les sens du terme. Après une poussée de croissance l’ayant propulsée à plus d’1m80, elle avait définitivement rangé ses vieux t-shirts dans le fond de son armoire, commençait à se faire respecter par les autres malgré ses différences et se montrait plus pertinente dans ses interactions. Elle avait même appris plusieurs combines à Lily sur le langage des adolescents de son âge. Pourtant, la question du choix professionnel restait sans réponse. De nombreux obstacles se dressaient entre la jeune fille et son métier de rêve, ce dernier n’offrant généralement que peu de possibilités d’ajustement à ses propres particularités.
Alors qu’elle trottinait en direction de son bureau pour rattraper son retard, Lily se souvint que ce jour était précisément décisif pour Eulalie. Juste à l’heure pour son rendez-vous, elle découvrit sa patiente très agitée sur sa chaise dans la salle d’attente. Son impatience la rendit aveugle à l’essoufflement de sa Thérapeute. Elle lui sauta dessus sans ménagement.
- Ah ! Vous êtes là, j’ai cru que je m’étais trompé d’heure ou de jour.
- C’est tout bon Eulalie, je suis là, tu ne t’es pas trompée. Tu vas bien ?
- Non, pas tellement…
Elle avait adopté un air penaud.
- Raconte-moi, lui proposa Lily en refermant la porte derrière elles avant de s’installer face à sa patiente, encore rouge de l’effort fourni.
- J’ai encore reçu un refus pour ma demande de stage en graphisme…