Durant les semaines qui suivirent, la perspective de protéger ses patients d’une trajectoire de vie prédéterminée passa un cap dans l’esprit de Lily : de la petite voix horripilante qui lui trottait constamment dans la tête, elle se mua en une évidence criarde. Répondant à un besoin devenu péremptoire, Lily en fit concrètement une priorité, à tel point qu’elle adapta considérablement son quotidien pour qu’il lui soit, au moins en partie, consacré.
Elle devint notamment l’une des plus acharnée visiteuses de la Banane, obstinée à consulter tous les écrits traitant de l’impact des phénomènes sur le développement des individus. Ecartant volontairement les articles du Donateur Pi, expert officiel en la matière, Lily chercha davantage des analyses critiques du modèle existant. Elle connaissait déjà tous les bienfaits de la formule intégrative du Donateur Pi, reprise par les Hautes Autorités. Ce qui l’intéressait désormais touchait plus précisément la question de l’épanouissement individuel au-delà de l’intégration au sein de la concitoyenneté.
En épluchant les rangées de la bibliothèque, Lily s’aperçut, avec un étonnement qu’elle qualifia de naïf, de la pauvreté des publications critiques depuis que la Noble Cause était venue tout chambouler. Dernièrement, elle avait néanmoins découvert un auteur qui faisait figure d’exception et qui lui était totalement inconnu, élément non négligeable quand on connaissait l’ampleur de sa mémoire.
Car Lily avait une mémoire atypique. Oh ! Elle ne devait son étendue ni à son labeur ni à une quelconque acuité intellectuelle : comme toutes les femmes de sa lignée, elle avait reçu, à sa naissance, l’ensemble de leurs savoirs. Ce phénomène propre à sa famille maternelle semblait isolé. A la connaissance de Lily, tout du moins. Sans en comprendre encore à ce jour la véritable raison, elle avait appris à garder le silence sur cette transmission innée des connaissances qui se perpétuait de mère en fille. Dans sa famille, on discourait volontiers sur les singularités des autres mais pas sur celles qui lui étaient propre. Surtout pas. Trop risqué. On en faisait quelque chose d’utile mais on n’en parlait pas. Compris ?!
Riches de cet héritage clandestin, ses ancêtres féminines avaient toutes suivi cette recommandation et étaient devenues des personnalités remarquables. Sa mère, par exemple, était un Ethnologue universellement reconnu qui voyageait constamment pour étudier les groupes humains ou donner des conférences à leur sujet. Sa grand-mère était un éminent Professeur des langues oubliées. Son arrière-grand-mère un Guérisseur à qui on adressait les causes perdues. La mère de cette dernière le Juge de la Cour Suprême des Droits de l’Enfant Prédisposé. Et ainsi de suite…
Se servant de leurs qualités mnésiques pour le bien de la communauté, toutes ces femmes avaient eu un parcours de vie philanthropique. Car, indépendamment de leur accès permanent à une quantité infinie de données en tous genres, elles partageaient également une forte inclinaison pour l’assistance à autrui, éprouvant chacune une sensibilité exacerbée à la souffrance humaine.
Lily n’avait pas échappé à ce second héritage qu’elle avait longtemps vécu comme un fardeau avant que Séraphin lui apprenne à l’apprivoiser. Pendant de nombreuses années, elle n’était pas parvenue à distinguer ses propres pensées et émotions de celles de ses vis-à-vis. Sentir les émotions des gens aussi profondément était épuisant et déroutant. Et toutes ces petites voix qu’elle entendait en continu dans sa tête ! Certaines fois, la sensation pouvait être si violente et envahissante que Lily en avait été elle-même meurtrie.
Progressivement, Séraphin l’avait initiée à l’art de se dégager des émotions et pensées d’autrui pour les observer puis, avec tact et bienveillance, en prendre soin. Encore aujourd’hui, ces mille et une voix peuplaient l’âme de Lily mais cette dernière pouvait maintenant choisir de leur ouvrir les portes de sa conscience.
De cette manière, Lily avait acquis tout naturellement le pouvoir de changer la perception de ses semblables. Découvrant cette étrange capacité, visiblement non partagée par ses aïeules, sa mère lui avait formellement interdit d’en faire usage et, surtout, d’en parler à quiconque, soi-disant sous peine de devenir le prochain sujet d’étude des Hautes Autorités. C’était d’ailleurs à la suite d’une crise de colère particulièrement redoutable avec ses frères que son père lui avait offert sa fameuse boule à neige.
Le travail de maîtrise de ces réactions involontaires et proscrites avait pris des années à Lily. Encore aujourd’hui, elle n’était pas à l’abris d’induire, par inadvertance, des impressions à son interlocuteur, lorsqu’elle-même était débordée par ses propres émotions.
Était-ce la directive qu’elle avait reçu de sa mère de passer sous silence un aspect de sa personnalité ou l’humilité que son père, pour sa part, lui avait transmise qui l’avait rendue si peu confiante ? La question restait, à ce jour, encore en suspens. Il y avait certainement un peu de vrai dans les deux propositions… Dans tous les cas, Lily se percevait comme quelqu’un d’insuffisamment compétente, vraiment dénuée de charisme et mortellement banale. Une vraie incapable. Avec toutes les cartes qu’elle avait en main, elle n’arrivait pas à gagner la fierté de ses parents, absents.
Par-dessus tout, Lily craignait au fond d’elle-même de ne jamais être à la hauteur de ses brillants prédécesseurs et ne pas faire honneur au patrimoine qu’elle avait reçu à la naissance : une sensibilité démesurée et une mémoire ancestrale.
« Bon ! Arrête de te torturer, tu es encore jeune : ta carrière n’est pas finie, s’encouragea-t-elle. Déjà, concentre-toi sur ce qui te tient à cœur. Qui est ce Fantoche et comment se fait-il que je n’en aie aucun souvenir ? »
Lily avait beau creuser dans les tréfonds de sa mémoire, elle n’en trouva aucune trace. Cette méconnaissance supposait que cet écrivain fût particulièrement jeune pour ne pas avoir été lu par ses aïeules. « Ou prohibé. Oui, c’est ça ! » En découvrant plus sérieusement ses propos, elle découvrit qu’il avait été publié dans la plus grande discrétion et comprit rapidement les raisons de son impopularité.
Depuis la reconnaissance de la bénédiction que la Noble Cause avait été pour la société, l’optimisme et l’insouciance étaient prédominants depuis des générations, tant dans l’opinion publique que dans les écrits savants. L’esprit critique et le doute que Fantoche semait sans vergogne dans ses textes n’avaient rien d’habituel. Pour la première fois de sa vie, Lily sentait une incertitude planer. Bien loin de la dérouter, elle la rassurait. Elle n’était pas seule à se poser des questions.
« Dès que je le vois, j’en parle à Séraphin : je crois que j’ai une idée ! » claironna Lily à Sagesse.
A l’instar de la jeune femme, son colibri semblait récupérer sa vitalité et passait moins de temps campé à son baobab. Alors qu’il voletait sur place à côté de Lily, comme s’il lisait par-dessus son épaule, il émit tout-à-coup un cri strident et s’éleva dans les airs avant de retomber en flèche dans le chignon bien soigné de l’intruse qui était arrivée subrepticement derrière eux.
- Au secours ! Que se passe-t-il ?! Lâche-moi, sale bestiole !
Victorine s’agitait dans tous les sens en hurlant comme une forcenée pour se dégager des assauts de Sagesse qui, en l’occurrence, portait bien mal son nom.
Trop rapide pour elle, le colibri ne cessait de voltiger entre ses bras affolés, déballant mèche après mèche la coiffure exemplaire qui trônait habituellement sur sa tête. Quand il s’arrêta enfin pour rejoindre l’épaule de son acolyte dans un chant victorieux, Victorine ressemblait à un épouvantail avec ses épis de blés qui jaillissaient à tout azimut. Lily réprima un sourire.
- Toutes mes excuses Victorine mais il faut vous annoncer quand vous êtes là ! Je pensais que vous aviez compris que Sagesse goûte peu les visites surprises…
- Et vous n’arrivez pas à maîtriser votre animal ?
- C’est un oiseau, répondit Lily en haussant les épaules.
- C’en est assez, je vais m’en référer à votre supérieur ! Vous allez avoir de mes nouvelles, je vous le promets.
Sur cette menace, Victorine se retourna fissa et s’éloigna en claquant rageusement des talons, oubliant, sous le coup de l’émotion, son précieux bloc note, ce qui n’échappa pas à Lily. Après une brève hésitation, elle décida néanmoins de l’y laisser tel quel. De toute manière, il ne contenait rien qu’elle ne sût déjà.
Cela faisait maintenant plusieurs jours que Lily mettait tout en œuvre pour éviter Victorine. Cette tâche, au début plutôt simple – l’agenda de Lily était tellement rempli qu’elle ne pouvait objectivement consacrer plus d’une minute de son temps à ce parasite – devint graduellement plus ardue.
Tout d’abord, Victorine était arrivée telle une bienfaitrice, s’attendant à un accueil aussi enthousiaste que celui dont elle avait eu droit dans les autres antennes de la consultation. Face à la distance et au manque d’intérêt affichés par l’équipe de Lily, qu’elle avait pourtant briefé avec un maximum de neutralité pour les laisser ensuite libres de se faire leur propre opinion, Victorine s’était alors mise à suivre les différents Thérapeutes à distance, gribouillant mystérieusement des annotations sur son calepin en émettant des petits sons entendus, récoltant ainsi que plus de méfiance et d’aversion de la part des collègues de Lily. Pour sa part, elle y était restée totalement insensible. Si elle n’était pas autorisée à chasser cette persona non grata de son antenne, elle pouvait en revanche l’ignorer. Ce qu’elle faisait. Copieusement.
Victorine ne s’était pas découragée pour autant, se montrant particulièrement pugnace et plus intéressée par Lily que prévu. Sans plus aucune ruse, elle s’était alors mise à la poursuivre ostensiblement pour l’encombrer de sa présence et de ses remarques indésirables concernant le manque de rentabilité de son équipe et les moyens de l’améliorer.
Face à l’absence de réaction de Lily, Victorine était alors passée à l’offensive. Dernièrement, elle avait même commencé à se montrer intimidante. A partir de ce moment-là, Sagesse s’était révélé lui-aussi belliqueux tandis que Lily continuait à jouer le rôle de l’innocente cruche parfaitement imperméable.
Tout-de-même, c’était la première fois qu’elle menaçait d’alerter Lucien. Lily sermonna son colibri.
- Il faut que tu arrêtes de la contrarier… Même si ça m’amuse, gare aux représailles !
Lily s’inquiétait. L’expérience lui avait appris que nul n’est plus menaçant que l’ambitieux humilié.
En guise de réponse, Sagesse entonna une triste litanie.
- Je sais, je sais, admit Lily en caressant tendrement les plumes de son fidèle ami, je préfère aussi la voir en colère qu’en pleine possession de ses moyens. Elle est terrifiante et ses conseils déprimants. Mais on ne fait que gagner du temps, là… A un moment donné, elle exigera que je l’écoute et imposera son modèle ici aussi. Toutes les autres équipes l’ont déjà adopté… Et Lucien qui la laisse faire, je ne comprends pas !
En prononçant le nom de son chef, Lily se souvint de l’avertissement de Victorine.
- J’espère qu’elle ne lui dira rien…
Sagesse caqueta un gazouillis narquois. En souriant, Lily lui gratouilla le dessus du bec.
- Tu as raison : Lucien est bien trop accaparé pour se préoccuper de notre petite rébellion…
Pourtant, Lily fronçait les sourcils en poursuivant pour elle-même : « Ou c’est déjà chose faite… »
En début de semaine, elle avait trouvé, sur son bureau, un message aussi concis que directif : « Séance avec Lucien avancée à lundi prochain 7h dans son bureau (signé : Madeleine) »
Depuis cette missive, Lily avait déplacé l’entièreté de ses rendez-vous et s’était réfugiée dans un coin de la bibliothèque que Victorine ne connaissait pas encore. Du moins, jusqu’à ce jour. Craignant que Lucien lui impose de coopérer, Lily cherchait absolument à ce que son idée, de prime abord trop idéaliste, pût se muer en projet pragmatique pour la lui présenter lors de leur rencontre. Les écrits de Fantoche consistaient, à cet égard, de sérieux appuis dont elle comptait bien se servir. Et sa dernière trouvaille était réjouissante.
Ayant quitté la bibliothèque pour se rendre au bureau de Séraphin, Lily frappa à la porte en murmurant pleine d’espoir :
- Voyons ce qu’il pensera de mon idée, c’est peut-être LA solution, on ne sait jamais. Il n’y a pas de problème sans solution, n’est-ce pas maman ?!
Séraphin lui ouvrit la porte avec un sourire chaleureux et, après un coup d’œil en direction de l’épaule de Lily, déplaça une immense pile de feuilles désordonnées pour atteindre un petit pot d’insectes qu’il offrit à Sagesse. Pendant que ce dernier se régalait, Lily prit la parole avant d’y être invitée.
- Tu sais que Victorine me met de plus en plus la pression pour que j’adopte son plan de rentabilité ?
- Mouais ! En quoi consiste-t-il déjà ?
Avachi sur le divan, Séraphin regardait paresseusement Sagesse dévorer un appétissant mélange de mites, pucerons et coléoptères.
- Je dois appliquer une équation conçue par notre cher Donateur Pi pour chaque patient afin de déterminer le plus efficacement possible le métier auquel l’assigner en fonction de ses prédispositions.
- Un bon rapport qualité – prix en somme, ironisa Séraphin.
- Alors justement non ! se fâcha Lily bien que consciente que son point de vue était largement partagé dans le cas présent. Ou plutôt : injustement ! le prix à payer pour les enfants me semble bien élevé par rapport au bénéfice, qui reste avant tout en faveur de la communauté. Mais personne ne daigne le voir !
- Personne ?
Cette petite question en apparence bien innocente de la part de Séraphin arracha un éclat de rire à Lily. Evidemment ! Elle cherchait à vendre l’importance des libertés individuelles au plus affranchi des citoyens. Retrouvant son sérieux, elle reprit :
- Bref ! J’ai eu une idée et je crois qu’elle pourrait faire changer les choses mais je ne sais pas si j’ose vraiment la soumettre à Lucien…
- Je t’écoute.
De même que lorsqu’elle lui avait parlé à cœur ouvert lors de leur rencontre quelques mois plus tôt, Lily vit Séraphin se redresser et rassembler ses mains devant son visage en prenant un air grave. Rassasié, Sagesse vint se poser sur l’épaule de Lily, sa place fétiche, et se mit à somnoler. Calme, cette dernière entreprit d’expliquer son projet.
- J’ai pensé à utiliser le potentiel de ma mémoire pour réaliser une étude longitudinale qui prouvera que la communauté se porte mieux si les individus sont libres d’exercer l’emploi auquel ils aspirent. Et j’aimerais ajouter que ce choix ne peut se faire avant un âge minimal de maturation des phénomènes.
Et voilà ! Elle avait réussi à concilier ses loyautés familiales – avoir un usage philanthropique de sa mémoire – et professionnelles – aider les enfants prédisposés à s’intégrer dans la société – avec ses convictions personnelles – travailler au respect des libertés individuelles. Fière d’elle, Lily attendit nerveusement la réponse de son mentor.
Elle ne fût pas déçue.
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