Comme il l’avait annoncé, Mabó était reparti de La Guazara après quelques nuits. Il se sentait détendu et ressourcé. Les nuits passées dans un confortable hamac, protégé par le toit du bohio, lui avaient permis de reposer son corps fatigué de tant de marches. L’abondance de nourriture plusieurs fois par jour lui avait redonné une énergie qu’il n’avait plus ressentie depuis fort longtemps : la cassave fraîche, encore chaude de la pierre, les nombreuses viandes — hutia, chien muet, iguane, perroquets — cuites sur les barbacoas et assaisonnées de piments, les fruits en abondance, le maïs, les patates douces, le manioc.
Mais surtout, c’était la paix et la joie de vivre des montagnards qui lui avaient permis de se ressourcer. Tous les jours au lever du soleil, les habitants partaient s’occuper de leurs tâches quotidiennes dans la bonne humeur. Puis, lorsque le grand astre s’élevait à la verticale et que ses rayons brûlaient la peau, ils se réfugiaient à l’ombre des arbres qui entouraient la place du batey, ou même dans les bohios. On passait alors le reste de la journée au village et chaque moment ressemblait à une fête.
Lorsque le jour déclinait, les villageois profitaient de la fraîcheur de la saison pour jouer au batú, se confectionner de nouvelles amulettes protectrices ou encore fabriquer des bijoux. Finalement le soleil retournait dans sa grotte et la lune sortait de la sienne. Les enfants allaient se coucher dans les cases, les adultes ne tardaient pas à les suivre, et tout reprenait au matin suivant.
Cette ambiance joyeuse et sereine confortait Mabó dans sa mission. Bientôt, les Taïnos de la côte vivraient dans la même insouciance, appréciant chaque instant du jour et de la nuit. La crainte d’un débarquement des Caraïbes n’existerait plus. Les visions de la grande cérémonie de Yaguana, qui avaient annoncé la destruction du peuple taïno, ne s’accompliraient pas. Et tout ça grâce à lui ! Une fois que le collier de feu aurait prouvé son efficacité, il deviendrait probablement l’un des nitaïnos les plus importants de l’île. Peut-être demanderait-il à un artiste de lui graver un médaillon en or avec un colibri aux ailes déployées. Jamais il n’oublierait que ce grand projet était né cette nuit où il avait été incapable de sauver sa femme.
Araman n’était pas revenu lui parler, tout juste s’étaient-ils croisés les jours suivants. Le petit cacique était intelligent et patient. Il savait que Mabó reviendrait pour Guanina et probablement s’y préparerait-il mieux. Après tout, Yabey n’avait pas encore participé à la cérémonie de passage à l’âge adulte, pas plus que Guanina. Il n’y avait donc pas de hâte. Mabó avait rassuré Guanina et lui avait répété sa promesse de l’amener à Nagua. Puis, par une fraîche matinée, il avait repris son chemin.
***
Cette fois, il repartit directement par l’intérieur des terres. Il souhaitait atteindre la côte de la grande eau à son extrémité, vers le couchant. De là, il la longerait vers le levant jusqu’à la pointe de Samana, à l’extrémité opposée. Ce long parcours lui prendrait probablement près de deux lunes, mais de cette manière il s’assurerait de la mise en place du système et de la visibilité des feux d’un village à l’autre.
Il avait ainsi suivi la rivière Macasía, descendant de la chaîne de Neyba jusqu’à la grande plaine du Marien. Les longues journées de marche avaient été difficiles, d’autant plus qu’en cette saison les nuits en montagne étaient froides. Le fleuve Atibonito l’avait ensuite conduit tout près de la baie des Gonaïves, où il terminait son long parcours et se mêlait aux eaux chaudes de la baie.
Une demi-lune était passée. Mabó changea alors de cap, tournant le dos au zénith, pour faire face au dernier obstacle avant la grande mer : la chaîne de montagnes qui longeait la côte, tout au long de laquelle les feux étaient prêts à être allumés. Arrivé au pied du relief, il se demanda si, pendant son absence, les villages sur la côte avaient déjà utilisé le système et s’ils avaient ainsi pu repousser des Caraïbes. Son cœur s’accéléra à cette pensée.
Mabó entreprit l’ascension de la montagne le jour suivant. L’esprit léger, il se réjouissait de l’abondance des fruits de toutes formes et couleurs sur les arbres. Les rayons du soleil perçaient la canopée, mettant en lumière certaines plantes pendant que leurs voisines attendaient leur tour. Les chants variés des oiseaux remplissaient l’air, se répondant les uns aux autres, tantôt des sifflets courts et répétés, tantôt des mélodies plus longues, entrecoupées par les ricanements des piverts.
Il s’extasiait des merveilleuses créations du grand esprit Yaya lorsqu’il aperçut la colonne de fumée au sommet. Figé sur place, il observa le nuage noir qui se dissipait au gré du vent, puis il se mit à courir malgré la pente raide. La cime était encore loin lorsqu’il aperçut un groupe de villageois dévalant la pente en sens inverse et poussant des hurlements de terreur. Des femmes portant leur nouveau-né dans leurs bras, des enfants aux visages terrifiés, des hommes sortant des conucos avec leurs coas[1], tous fuyaient sans se retourner, dans un désordre absolu.
Mabó attrapa un homme par le bras, mais celui-ci se libéra de son étreinte et repartit de plus belle, ramassant au passage une petite fille hébétée. Il se mit en travers du chemin d’une ancienne qui semblait sur le point de s’écrouler dans la pente, mais celle-ci l’évita d’un geste étonnamment habile pour son âge et continua à courir autant que le permettaient ses vieilles jambes, manquant à chaque pas de s’écraser face contre terre. Constatant qu’il ne parviendrait à n'en arrêter aucun, il sortit la hache de sa ceinture et reprit son ascension, cherchant du regard le brasier qui avait donné l’alerte.
Le désespoir s’abattit sur lui. La ceinture de feu devait permettre aux Taïnos de s’organiser pour repousser les cannibales, pas de fuir comme des animaux pris en chasse. S’était-il trompé à ce point ? Avait-il surestimé les forces guerrières des peuplades de la côte ? Ou bien s’agissait-il d’une attaque de grande envergure des Caraïbes pour envahir Ayiti ? Les paroles du bohique lors de la cérémonie de Yaguana lui revinrent en mémoire : « Et cette fois, ils ne se contenteront pas de prendre nos femmes et nos filles. Ils nous extermineront. »
Juste avant d’arriver au sommet, il leva sa hache et poussa un cri de guerre, s’attendant à se trouver nez à nez avec les guerriers ennemis qui grimpaient l’autre versant. Cette mort au combat qu’il avait tant espérée, puis oubliée au fil du temps, l’attendait enfin. Probablement à cause du feu, les seuls bruits qu’il percevait étaient les cris des Taïnos qui détalaient dans son dos. La fumée du brasier le prenait à la gorge et l’empêchait de voir le rivage en contrebas. Ses yeux larmoyaient, limitant sa vue à quelques pas devant lui. Il franchit finalement le rideau de fumée et le spectacle au large lui coupa les jambes comme l’aurait fait une macana taillée de dents meurtrières. Il tomba à genoux, étourdi par la vision des monstres qui flottaient sur la grande eau.
Pendant un long moment, Mabó demeura immobile, le souffle court, regardant les deux sombres formes au large. Jamais il n’avait rien vu d’aussi gros flotter sur la mer. À cause de leur grande taille, il pensa d’abord à des animaux marins, comme les baleines qu’il avait déjà vues dans la baie de Samana et qui, lui avait dit un messager Cigüayo, venaient tous les ans pour donner naissance à leurs petits. Mais les deux formes se maintenaient en surface alors que les baleines restaient presque tout le temps immergées et ne remontaient que pour de brefs instants : il rejeta cette idée.
Poursuivant son observation, il remarqua que ces formes se mouvaient ensemble, tantôt se rapprochant du rivage, tantôt s’en éloignant. Ces mouvements expliquaient l’effroi de ses semblables : il ne s’agissait pas de monstres marins, mais de deux immenses canoés, plus longs, plus larges et plus hauts qu’il n’en avait jamais vus ! Comment se déplaçaient-ils alors qu’aucun rameur n’était en vue ? Qui les guidait ? Il n’en avait aucune idée. Pourtant il était certain que leurs trajectoires ne devaient rien au hasard ; quelqu’un les dirigeait et cherchait probablement le meilleur endroit pour aborder l’île.
Il lui sembla distinguer des formes humaines, mais il n’en était pas certain. D’immenses carrés de tissus blancs marqués d’une croix rouge flottaient au vent, accrochés à des poteaux qui avaient la taille des plus grands arbres. On aurait dit des hamacs géants qui se seraient décrochés. Ces hamacs étaient si grands que certainement plusieurs douzaines de cannibales pourraient dormir sur chacun d’eux. Combien d’ennemis transportait chacune des embarcations ? Comment résister à une telle invasion ?
Tout le long de la côte, les feux brûlaient de colline en colline. Mabó les observa, dépité : le collier de feu, censé les protéger tous, les avertissait finalement de leur destruction prochaine. Les canoés géants continuèrent leur danse, s’éloignant par moments pour finalement se rapprocher à nouveau. Comme l’avaient prédit les caciques et les bohiques, ils avaient contourné l’île pour les anéantir en débarquant sur le Marien, à l’extrémité du soleil couchant. Le symbole lui parut évident : pour les Taïnos venait l’obscurité, cette obscurité durant laquelle les esprits des morts sortaient des grottes pour jouer de mauvais tours aux vivants.
Finalement, les deux masses sombres s’immobilisèrent au milieu de la baie. Les étranges hamacs furent enroulés aux poteaux, lugubres comme des arbres sans branche ni feuille, et cessèrent de flotter au vent. Horrifié, Mabó aperçut alors d’étranges canoés, presque ronds, se diriger vers le rivage. Il était trop loin pour les distinguer clairement et, lorsqu’il parvint à se rapprocher d’un petit sommet qui dominait la plage en contrebas, ils étaient déjà repartis.
Les grands hamacs furent de nouveaux décrochés et les gigantesques canoés se remirent en mouvement vers le large. À leur bord, Mabó observa de nombreuses silhouettes allant et venant, d’autres grimpant aux poteaux jusqu’aux grandes pièces de tissu blanc, certaines regardant la terre depuis le bord de l’embarcation. Leurs corps eux-mêmes étaient inquiétants, leurs membres étaient mal définis et colorés, leurs visages sombres. Allongé au sol pour ne pas se faire repérer, les yeux plissés, Mabó essayait de comprendre pourquoi ces silhouettes semblaient si étranges lorsque le soleil se refléta sur le torse de l’une d’elles, l’aveuglant un court instant. Il se plaqua contre terre et implora Yocahú, seigneur du feu, du ciel et de la terre, pour qu’il le protège.
Durant le reste de l’après-midi, les sombres embarcations longèrent la côte, tournant le dos au soleil. Elles s’éloignèrent assez loin du rivage pour qu’on ne distingue plus aucune forme à bord. Mabó voulut se réjouir, croyant à leur départ, mais l’angoisse qui le tenaillait ne disparut pas pour autant. Il suivit leur parcours, s’inquiétant de les voir maintenir leur distance au lieu de continuer à s’éloigner. Plusieurs fois, un rayon de soleil renvoya son éclat depuis l’une ou l’autre embarcation, et alors il restait à couvert dans la jungle, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
Il priait sans interruption, invoquait la protection de Yocahú, implorait Guabancex de lever des vents afin d’emporter à jamais les deux embarcations, suppliait Guataubá de les frapper de sa foudre et de les faire éclater comme un vieux tronc d’arbre. Mais le temps restait clair, une légère brise lui caressait le visage, la journée était magnifique et contrastait avec la terreur qui avait pénétré au plus profond de son être.
Levant les bras vers le ciel et maintenant la tête basse en signe de soumission, il proposa un pacte à Maquetaurie Guayaba, le seigneur des morts : sa vie contre la disparition de cette menace qu’il devinait terrible. Qu’il soit transformé en chauve-souris pour maintenir l’équilibre et la paix sur Ayiti. Que les envahisseurs, quels qu’ils soient — il était maintenant certain qu’il ne s’agissait pas des Caraïbes — disparaissent en échange de son sacrifice.
Lentement il rouvrit les yeux, puis releva la tête vers le large : les horribles canoés suivaient leur route vers le levant. Ils parvinrent à l’embouchure d’une rivière et s’immobilisèrent à quelque distance du rivage. Les grands hamacs furent aussitôt enroulés, laissant apparaître les poteaux noirs et sinistres, puis les petits canoés ronds se dirigèrent vers la côte.
[1] Coa : sorte de houe utilisée par les Taïnos pour travailler la terre.
Quelle cruauté de faire arriver les caravelles européennes au moment où Mabo se sent le plus heureux !
Je trouve le titre du chapitre très joli.
C'est un exercice difficile de décrire quelque chose de connu par des yeux qui l'ignorent, je trouve que tu t'en sors avec brio !
J'ai l'impression que ce chapitre est le point de bascule de cette histoire.
Le courage désespéré de Mabo ne pourra rien malheureusement, pressé de voir le débarquement européen...
Un plaisir,
A bientôt !
Mais voilà, alors que Mabo, croit être à l'abri de l'ennemi héréditaire les karibes,
Arrive...C.C ,et ses caravelles ( Nous savons que ce sont les européens qui arrivent ,mais Mabo ne le savait pas.)
Le début de la fin....
Moi aussi, comme Anne, je trouves que tu t'es trés bien débrouillé avec la description des caravelles.
Ce devait être dur pour les tainos de comprendre ce qu'il voyait
ça l'es encore plus d'imaginer ce qu'un peuple disparu pansait de celà, pour celà Bravo Yannick
"Cette mort au combat qu’il avait tant espéréE, puis oubliéE au fil du temps"...
"les feux brulaient de colline en colline" > j'aurais tendance a mettre colline au pluriel, cette fois? Les feux peuvent bruler sur plusieurs collines a la fois?