8. Princesse Connasse

PRUDENCE.

 

Je suis assise au milieu d’un brouhaha incessant et annihilant. Les mots, les phrases, les interrogations et les rires fusent plus vite que des bulles d’eau en ébullition.

Malgré toutes mes demandes, Fiona n’a pas accepté de se rendre à cette réunion entre amis à ma place – ou plutôt à sa place.

« Tu veux qu’on échange nos vies ? Assume. T’avais qu’à mieux te renseigner sur ma vie si tu voulais pas t’faire chier avec mes potes » m’a-t-elle asséné.

Malheureusement, elle a raison. Lorsque Martin m’a annoncé avoir trouvé la candidate parfaite, il a omis de me préciser que celle-ci avait une activité sociale plus intense qu’une candidate aux élections présidentielles au cœur de sa campagne. Mais soit, j’admets mon erreur, il est trop tard pour faire marche arrière.

Me voilà donc à la terrasse d’un bar, au milieu des pintes de bières et des cocktails au nom imprononçable, à écouter les élucubrations d’une jeune femme éclatante d’égocentrisme qui répond au prénom irritant d’Inès.

Inès ne tarit jamais d’histoires, d’anecdotes en tout genre supposément drôles, mais qui en réalité sont le reflet parfait d’une vie banale remplie de fausses émotions. Ce qui m’étonne le plus, néanmoins, c’est que tout le monde autour de la table a l’air également passionné par ces histoires sans queue ni tête, qui ne connaissent un ancrage dans la réalité que dans sa tête.

— ... et donc, après, je sors de la boutique, tu vois...

Tout le monde est pendu à ses lèvres, mais elle s’évertue à s’adresser à ses cinq – six, puisque je suis supposée en faire partie – amis par ces sempiternels « tu vois », comme si le groupe était un tout et non une somme d’individus.

Oh my god, mais attends, intervient une voix aigüe, secouée d’excitation. Mais du coup, t’es sortie même si l’agent de sécu te demandait de rester ?!

Je me retiens de soupirer. Cette fille, Salomé, est une sorte de bimbo blonde, pas forcément stupide, mais qui est avare de sensations et de ragots. Elle ne fait rien d’autre qu’interrompre pour poser des questions, et n’a pas, semblerait-il, la patience d’écouter la réponse. Il faut dire que ses questions n’illuminent pas la conversation de leur pertinence.

— Ouais, répondit Inès, un sourire mesquin sur les lèvres. Écoute, j’attendais depuis, pfff, facile dix minutes, j’allais pas attendre sagement qu’ils me contrôlent alors que j’avais rien fait, en fait.

— Wow, trop stylé, minaude Salomé.

— Mais quand même, s’invite une voix d’homme pointilleux, j’espère que t’as prévenu. Parce que tu sais, partir comme ça alors que les agents de sécurité te disent de rester, ça peut être vu comme un délit de fuite. C’est une infraction, il ne faut pas jouer avec ça. S’ils appellent la police, après...

Lui, c’est Côme, le garçon avec la petite chemise blanche et le petit pull bleu ciel noué sur les épaules, et c’est celui dont – je cite – je devrais me « sentir le plus proche ». Je crois que Fiona ne me connait pas encore très bien, parce que j’ai eu immédiatement envie de le faire basculer de sa chaise dès qu’il a ouvert la bouche. Il est soi-disant la représentation sur terre du paradoxe entre tradition et modernité, stricte attitude et cool attitude, vieillot mais tolérant.

En réalité, je crois qu’il est surtout infiniment ennuyant.

— Roh, mais ça va, Côme, tu vas pas commencer ! Relax, au pire ils allaient pas lui courir après, ils ont pas qu’ça à foutre, les gars.

Je serre les dents. Lui, il est encore pire, mais cela, Fiona l’avait prévu. « Il faudra que tu te retiennes de l’étrangler. Perso, j’me retiens depuis douze ans, donc ça devrait l’faire ». Je crains de ne pas être aussi optimiste qu’elle. Parce que Nino, ce playboy avec une fausse allure de dandy italien né dans le vingtième arrondissement de Paris, passe sa vie à crier et vociférer à quel point il s’en fout de tout, et relax, tout va bien se passer, tout va s’arranger, y a rien de grave, et puis au pire, on s’en fout. Une tête à claques de faux flegme, qui cache probablement une anxiété frôlant la pathologie, le tout enfoui sous une apparence de confiance masculine gominée.

— Non, je pense que Côme a raison, pour une fois, objecte une voix féminine, sèche et autoritaire.

Je prends une profonde inspiration. Celle-ci n’est pas inintéressante. Roxane, la professeure d’histoire dans un collège prestigieux de Paris, collègue malheureuse de Côme, par ailleurs. J’imagine qu’ils se sont rencontrés par ce biais, même si Fiona ne m’en a rien dit.

— Je suis sûre que vous savez qu’à l’aune des nouvelles réformes, les policiers sont de plus en plus sévères. Il y a aussi une plus grande tolérance aux réponses policières musclées, comme vous avez dû le constater en regardant les infos. Avec les dernières manifestations, il y a une hausse des gardes à vue et des mesures de contrainte, de plus de quarante pour-cent, si je me souviens bien...

Seulement, voilà, le souci étant que Madame Roxane sait tout, parce qu’elle a lu tous les articles du Monde diplomatique et du Nouvel Obs sortis ces vingt dernières années et qu’elle a tout mémorisé grâce à une magie inconnue de tous. Ça doit être passionnant de l’écouter raconter l’Histoire de France et de l’Europe à ses élèves de cinquième, mais là tout de suite, il est évident qu’elle agace plus qu’elle n’instruit.

Sauf moi, peut-être, pour l’instant.

Inès s’appuie contre son siège et avale deux longues gorgées de son cocktail violet, en levant les yeux au ciel. Nino souffle bruyamment dans sa barbe naissante, tandis que Côme hoche la tête pour montrer son accord inconditionnel.

Je jette un œil à la seule personne restée silencieuse depuis le début de cette réunion désastreuse. Une petite brune au carré noir, court et raide, parfait. Elle a la peau pâle, des prunelles noires brillantes – qui ne forment qu’un avec son iris – aussi lisses et réfléchissantes que les globes oculaires d’une poupée de cire. Elle semble tout voir, tout observer, tout comprendre, elle a l’air d’avoir tant à dire mais sa bouche est cousue. Mia est employée à un haut poste dans une firme informatique, et son métier de niche et d’ombre est presque inscrit sur son visage. Quand je croise son regard, ses sourcils inexistants se froncent très légèrement. Contrairement aux autres membres de la tablée, dont les yeux papillonnent sans arrêt entre tous les interlocuteurs, les siens n’ont pas cligné une seule fois, et ils sont braqués sur moi. Ils sont sombres et opaques, aucune pensée ni émotion ne s’en échappe. Leur poids, comme une chaîne aux maillons glacés enroulée autour de mon cou, fait naître des courants électriques à la naissance de ma nuque.

Je reporte mon attention sur Salomé qui s’est avancée, les coudes sur la table, poussant son cocktail sur le côté.

— Et du coup, Inès, les agents, ils t’ont suivie ou pas ? L’alarme du magasin, elle a sonné ? Et t’as pu récupérer ton sac ? Parce que quand même–

— Eh, on s’calme, Sal, peste Inès entre deux gorgées de gin. J’allais y venir, en fait.

Salomé esquisse une petite grimace, sa bouche en cœur explose dans son rouge à lèvres fuchsia, et Inès reprend, sa fougue retrouvée, plus puissante que jamais :

— Donc oui, évidemment l’alarme a sonné. Donc moi, ben j’ai tracé. Les agents de sécu, ils ont crié, genre « eh, Mademoiselle, attendez ! On a pas fouillé votre sac, revenez ! » machin, machin. Mais j’me suis pas arrêtée, parce que eh ! C’est bon, j’avais attendu vingt minutes pour qu’ils me contrôlent et ils l’ont pas fait, j’allais pas rester là deux heures, quoi.

— Tout à l’heure, c’était dix minutes que t’avais attendu, note Roxane.

Inès assène un regard lourd à son amie.

— Oui, bon j’sais plus, ça fait presque dix jours maintenant, mais bref, c’était long, quoi.

Roxane réajuste ses lunettes de soleil sur son nez et acquiesce d’un air volontairement peu convaincu, Inès détourne les yeux rageusement.

— Donc, après, bon j’sais pas ce qu’ils ont foutu les agents de sécu, mais ils m’ont pas suivie. P’tet qu’ils ont abandonné, puis faut dire que j’avais pas non plus le profil de la voleuse, quoi.

— Oui, enfin, remarque Côme, le regard dur, ils t’ont vue avec des fringues à la main, ils n'ont pas vérifié ton ticket de caisse, t’as sonné au portique...

Inès laisse échapper un soufflement irrité, elle s’apprêtait à rétorquer, sans nul doute avec force dédain et impatience, quand Nino la devance :

— Nan mais t’sais, ils sont pas cons, les agents. Ils vont pas s’amuser à pourchasser tous les p’tits rigolos qui sonnent au portique et qui veulent pas s’arrêter. Et c’est vrai qu’notre Inès, elle a pas trop la tête de la délinquante. Donc ouais, ils laissent couler au bout d’un moment. Ils sont aux 35 heures les gars, ils ont pas qu’ça à foutre, au bout d’un moment...

Côme baisse la tête et se tait, tandis qu’Inès reprend dans une inspiration satisfaite :

— Donc ouais, j’suis partie avec mon sac, reprend-elle, se tournant vers Salomé qui la fixe avec ses yeux avides. J’ai fait genre quelques mètres en courant, je m’suis faufilée entre les gens, puis j’suis rentrée dans la boutique Prada et j’ai fait semblant d’aller essayer une robe à 2400 balles pour aller me réfugier dans une cabine.

Salomé rit à gorge déployée, avant de reprendre son cocktail et enfiler la paille dans sa bouche.

Oh my god. Et tu l’as essayé vraiment, la robe ? C’était quelle robe ? Quel modèle ? C’est la nouvelle collection automne-hiver ?

Les lèvres rouges d’Inès se tordent dans un rictus amusé, suffisant.

— Bah tant que j’y étais, ouais, j’l’ai essayée. Mais trop grande, j’étais trop dég. Putain de 36 italien.

— Eh oh ! M’insulte pas !

Inès pivote vers Nino, les sourcils haussés, hautains. Elle entortille une main dans ses cheveux châtain éclaircis au miel – tout le monde connait la technique aujourd’hui, mais elle espère sans doute encore faire illusion.

— Calme-toi, toi. T’es même pas italien en plus. Tu comptes faire semblant combien de temps encore ? Et que j’sache, t’es pas designer chez Prada, si ?

Nino lui offre un sourire rayonnant, éclatant de blancheur, avant d’hausser les épaules avec sa légendaire nonchalance postiche.

— Pas encore, mais c’est prévu. Attends que mon CV se remplisse un peu plus, et...

— Ouais, c’est ça, ouais, ricane Inès tout en se levant de sa chaise. On en reparlera après.

Roxane se lève à son tour, posant son regard jugeant sur Nino.

— Je doute qu’une formation d’ingénieur en aéronautique t’ouvre les portes du design de la mode.

— Bon, moi je crois que je vais rentrer, marmonne Côme en jetant un œil à sa montre, de luxe évidemment.

Tout le monde se lève en chœur, seule Mia tarde un peu, parce que ses yeux sondeurs sont toujours fichés sur moi. Je les ignore et préfère me concentrer sur les plus bruyants, les moins dérangeants.

Nino et son sourire ravageur dépose une bise sur la joue de Roxane :

— Attends de voir, Rox’, t’es pas prête pour ma reconversion. Bientôt, je bosse chez Prada et je design les futurs uniformes des hôtesses et des stewart d’Alitalia.

— Mais bien sûr, raille Inès en adressant un signe de la main général. Bon, bonne soirée les ploucs, on se retrouve la s’maine pro ?

Tout le monde hoche la tête, et je me souviens que je dois le faire également, et paraître heureuse à cette perspective.

Salomé s’approche de moi et pose une main sur mon épaule pour m’embrasser sur la joue. Lorsqu’elle s’écarte, elle garde sa main accrochée à moi.

— Ça... change le roux sur toi, Fio’. Mais tu f’ras gaffe à bien adapter tes produits pour cheveux. Je t’ai passé les références, tu me diras si ça fonctionne bien, barbote-t-elle en me tapotant l’épaule. Mais au fait, on t’a pas beaucoup entendue aujourd’hui. Bon, c’est peut-être parce que...

Sa voix se meurt doucement au fond de sa gorge tandis que son regard coule vers Mia, qui soulève un sourcil noir de provocation.

Une grimace pleine d’émotions que je ne parviens pas à déchiffrer – un savant mélange d’agacement et... serait-ce de la peur ? – se peint sur les lèvres d’Inès, forçant Salomé à baisser les yeux. Un petit pincement m’étreint la poitrine, mais il est vite interrompu par un son qui claque, qui frappe et qui m’immobilise de la tête aux pieds, la voix de celle que je n’avais encore pas entendue.

— Parce que je suis revenue ? complète Mia, tranchante. T’inquiète.

Les abysses de ses prunelles me retiennent prisonnière encore une fois, et je n’ose plus bouger.

— Tout va bien. C’est comme avant. Fio et moi, on est amies.

Ce dernier mot sonne comme un test, une provocation, une question jetée dans le vide qui ne s’adresse qu’à moi mais dont j’ignore la réponse. Alors je me tais et préfère un haussement d’épaules, plus neutre et susceptible de revêtir un grand nombre d’interprétations.

Inès et Salomé me dissèquent du regard, et les couleurs vives qui chatoient sur leurs paupières maquillées me donnent l’impression que mes certitudes sont en train d’exploser. Finalement, enfin, Inès semble se détendre, ses bras tombent le long de son corps et un sourire millimétré se plaque sur sa bouche brillante.

— Ouais, bah j’espère ! Mais ouais, j’avoue, tu déçois Fio, reprend-elle dans un rictus taquin. J’ai cru que t’allais me vanner pendant tout le long, et j’attends toujours.

Je les regarde tour à tour, je remarque avec surprise qu’Inès et Salomé ont abandonné leur rictus plastique pour un froissement des lèvres qui ressemblerait à s’y méprendre à... de l’inquiétude ? C’est impossible, n’est-ce pas ? Fiona m’a assuré que ses amis ne se posaient jamais de question, encore moins à voix haute, et que c’était bien ainsi.

Je décide d’ignorer mon doute et tente un sourire aussi mesquin que le leur et celui de Fiona, mais j’ai bien peur de ne pas être à leur niveau d’hypocrisie. Peut-être que je peux apprendre, cela dit. Je demanderai quelques cours à Fiona.

Je croise par mégarde le regard pesant de Mia, que j’évite aussitôt. Je racle ma gorge pour ajouter un grain à ma voix, je me remémore le franc parler de Fiona et lance :

— Ouais, déso’, pas trop la forme ce soir. J’me rattrape la s’maine pro.

Ça sonne si faux, si forcé, comme si quelqu’un avait enfoncé un disque rayé dans ma gorge, mais personne ne réagit. Inès hoche la tête, comme si cela relevait de l’évidence, tandis que Salomé répond comme un automate, la tête baissée comme en signe de défaite :

— Cool.

Lorsque tout le monde s’est enfin salué, chacun repart dans une direction opposée. Tout le long de ma marche vers la bouche de métro, je sens le poids d’un regard sur mes épaules. Je sais très bien à qui il appartient, et je me promets de mettre fin à toutes les interrogations de ces yeux noirs la semaine prochaine.

Une fois sur le quai du métro, je pousse un long soupir.

La semaine prochaine, encore. Je vais être obligée de supporter ça encore, et la semaine d’après encore, et encore... Je me demande si Fiona fait des pauses dans ces réunions sordides, parfois. Cela pourrait lui être bénéfique, et probablement pas qu’à elle.

Une seule personne semble avoir remarqué que quelque chose cloche, que la reine de la blague n’est plus.

C’est bien ma veine qu’il s’agisse de la seule qui ait la grâce de se taire.

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A Dramallama
Posté le 21/11/2024
Salut!

Vraiment très intéressant ce chapitre. J'avoue Prudence je l'adore, elle est à la fois très perspicace et aveugle sur certains points (quelque chose me dit que elle et Mia pourraient très bien s'entendre).
Ce chapitre est tout doux en subtilité, je trouve, tu glisse des petits sous entendu l'air de rien et j'adore! Inès aime se donner en spectacle, mais elle n'est pas aussi aveugle que Prudence ne le pense.
hâte de lire la suite!
à bientôt!
Contesse
Posté le 25/11/2024
Hello Dramallama :)

Ecoute je suis vraiment contente que tu apprécies autant Prudence, je pensais que la tendance serait plutôt à l'inverse mais je vois quand même que Prudence obtient les faveurs de quelques lecteurs ça me fait plaisir :) (Oui dans un autre contexte Prudence pourrait grave s'entendre avec Mia ahah bien vu)

Tu as une bonne lecture d'Inès c'est intéressant !! Contente si tu trouves les sous-entendus et le sous-texte assez subtil (j'ai toujours trop peur d'arriver avec mes gros sabots ahah).

Merci pour ton retour adorable comme toujours ;)
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