FIONA.
J’en ai marre d’être une connasse.
Surtout que je me prends au jeu.
Là, j’suis chez les parents de la roussouge, et il se trouve que toutes mes craintes ont été confirmées. Ils sont tout comme elle, mais en plus vieux, plus fermés, et plus chiants.
Bref, un cauchemar.
Et moi dans tout ça, ben faut que je fasse comme si je pensais que finalement, la pauvreté dans le tiers-monde c’est pas si grave, parce que quand on regarde Echappées Belles, les indiens en vrai ils ont toujours l’air super heureux. Ah oui, pis les gens gros ? Bah, ils ont qu’à maigrir, il faut arrêter de se plaindre sans se remettre en question. Et si les homos et les trans pouvaient arrêter de demander des droits aussi. C’est bon, on est tous humains, non ?
Sans oublier le mimétisme physique évidemment. Je me rends compte qu’en fait, faire semblant de penser que j’ai pas de droit dans cette société et imiter les origines anglaises de Prudence me demandent autant d’efforts.
Y en a juste un qui me tape un peu plus sur le système.
C’est que j’ai l’air complètement con à appeler une inconnue « mom ».
Mais la princesse connasse a été claire : on parle en français parce que ses parents ont vraiment la volonté de s’intégrer, mais les p’tits surnoms, on reste en anglais. Et parfois, si des p’tites phrases s’échappent en anglais, il faut faire semblant de comprendre et prendre un air réprobateur.
Parce que « quid de l’assimilation de la culture française, mom ? »
Evidemment, Prudence m’a fait un historique de sa famille avant ce repas. En gros, Billy a épousé Darcy Wright, peut-être pour son statut social, peut-être pas – le mystère reste entier, apparemment. La famille Wright n’est pas vraiment riche, mais elle appartient à une p’tite bourgeoisie qui fait bien sur un CV, askip.
Et quand Prudence a fait fortune grâce à son jeu vidéo, ses parents n’ont bien sûr rien compris, mais au moins ils étaient contents. Contents, mais déçus que le succès ne se traduise pas par un mariage.
Ouais, grave triste.
Trop déçue de pas être épouse en plus de cheffe d’une entreprise cotée en bourse.
De gérer les gosses, les repas, le ménage et les croquettes du chien.
D’ailleurs, j’ai essayé de dire à Prupru que franchement, elle pourrait gérer ses repas de famille. L’entreprise, OK, je gère. Mais la famille, bon, c’est pas que j’en ai rien à foutre, mais...
Mais non. Elle a refusé catégoriquement de récupérer son identité pour aller voir ses parents, donc me voilà. En train d’aider Darcy à faire la vaisselle, dans mon blazer trop serré, à faire des gestes étriqués, ridicules.
Darcy est bien silencieuse dans sa tâche, mais je me dis que peut-être dans cette famille, on parle pas des masses. J’avoue, je saurais pas dire, j’ai pas trop d’élément de comparaison, vu que je vois pas trop la mienne.
Donc bon, pas grave, je fais la vaisselle et je ferme ma gueule.
C’est bien, des fois.
Puis, la voix de Darcy retentit tout près de moi. Elle grésille de vieillesse, de lassitude peut-être, et surtout de cigarette, je pense.
— Tu es étrange aujourd’hui, Prudence. Tu es sûre que tout va bien ?
Je freine dans mon mouvement de lavage de verre. Me dis pas que je vais me faire choper si vite ? Au PREMIER repas de famille ? Ce serait vraiment naze. Et Princesse Connasse elle se ferait pas choper alors que moi oui ? Alors qu’elle fait zéro effort ? Nan mais c’est mort.
Je ne souris pas (évidemment, parce que princesse Connasse, elle sourit pas), je ne regarde pas Darcy, plutôt je choisis de répondre l’air lointain et indifférent. Je glisse un petit grain d’accent pour rassurer la mère de la roussouge :
— Ça va très bien, ne t’inquiète pas. J’ai juste pris une décision compliquey pour VIKA hier, donc j’ai la tête un peu ailleurs, pardon me, mom.
Sobre, poli. Vide, mort.
Ça, c’est du Prudence.
Et ça fonctionne pas trop mal, parce que Darcy laisse échapper un petit sourire avant d’hocher la tête.
— Je comprends, tu as beaucoup de responsabilités avec ton travail. Mais tu sais, ajoute-t-elle avec douceur, ce serait bien peut-être de partager tous ces soucis avec quelqu’un, hm ?
La voix est douce, bienveillante, empathique, mais pour moi, c’est comme un vase qu’on brise sur ma tête. Et j’ai envie d’écraser ses p’tits bouts brisés par terre avec les putain de talons de Prudence.
Evidemment, je fais rien, et je réponds pas tout de suite.
Parce que j’ai remarqué que les réponses de Prudence, quand elles existent, elles mettent toujours du temps à arriver. Et c’est si chiant d’attendre.
Que dirait Princesse Connasse, élevée dans ce monde des antichambres, des quatre salons pour une maison, des vestes cintrées et de l’hétérosexualité ?
Je sais ce qu’elle répondrait. Quelque chose sans conscience, sans conviction, sans passion. Un truc qui passe tout seul, qui ne bouleverse personne et qui est vite oublié. C’est pour ça que je ne vais pas faire ça.
Pas du tout.
Elle est venue me chercher pour changer sa vie, non ? Bon. Voilà. Elle avait qu’à pas me kidnapper. Elle avait qu’à se renseigner sur la marchandise avant.
Cette fois, j’hésite pas, je me tourne vers Darcy Wright, et je lui souris. Ce sourire que je lui ai vu plusieurs fois, à Prudence, et qui m’a toujours glacée de l’intérieur. Parce que quand elle sourit, c’est quand elle est à l’opposé du contentement, quand toute sa raison lui crie justement de ne pas sourire. Elle le fait quand même, et donc, ce sourire, il pue la fausseté et le froid, et la femme qui a été forcée toute sa vie à sourire alors qu’elle en a pas envie.
Ce sourire, il pue la prison.
Je me demande si Darcy le connait ce sourire, et si elle sait ce qu’il veut dire.
Eh bien, on va voir.
— Désolée, mom, mais je crois que je préfère encore garder mes soucis pour moi, quitte à me laisser écraser, plutôt que les partager avec un homme .
Bon, voilà.
En plus, ça rime.
Si c’est pas trop styley, ça, je sais pas c’que c’est.
Je regarde calmement la bouche de Darcy qui s’ouvre en grand, et ses yeux qui clignent bêtement. Une fois, deux fois. Je l’ai déjà vue cette expression chez Prudence, mais elle a les yeux moins globuleux, et donc elle a l’air un peu moins stupide.
Je crois même que j’aime bien cette tête-là chez Prudence, parce que ça signifie qu’encore une fois, j’ai réussi à la perturber.
Chez Darcy, ça veut juste dire que j’ai heurté ces p’tits principes à la Downtown Abbey, et que l’atterrissage au XXIème siècle a été plus rude que prévu, parce que le pilote sort juste de l’école.
— Mais... bégaye la vieille anglaise, tremblotante dans son ensemble jaune canari. Soit, mais... Tu ne vas pas me dire que tu ne partageras jamais ta vie avec quelqu’un ?
Sa fin de phrase se termine dans un petit cri aigu. Elle sonne comme un chien minuscule à qui on vient d’écraser la queue.
Je range les couverts dans l’étendoir. Je pense même qu’ici on dirait « étendoir prévu à cet effet ». Parce que oui, apparemment, chez les bourgeois anglais, y a des étendoirs à couverts. Y a pas de tolérance, mais y a des étendoirs à couverts et des services à thé. Cool.
— Je n’ai pas dit ça, réponds-je, adoucissant ma voix par pitié, je dis juste qu’en tout cas je n’ai pas besoin d’un homme pour porter mes soucis à ma place. En tout cas, à l’heure actuelle, je n’en cherche pas.
Les grands yeux ronds de Darcy se fichent sur moi. J’me demande si j’ai pas dit une énorme connerie, parce que là, elle semble à deux doigts de l’évanouissement, ou de l’infarctus, un des deux.
— C’est étrange... Je croyais que ton ami – comment s’appelle-t-il ? Martine, c’est bien ça ? Je croyais qu’il t’aidait à trouver quelqu’un ?
Mes mains s’entortillent dans le torchon, mais je m’immobilise sans essayer de les libérer.
Attends. Quoi ?
Martine. Il fait quoi, Martine ?
Ne me dis pas que...
Darcy soupire, lassitude et désespoir. Elle prend mes mains et les éloigne du torchon. Elle les repose sur le plan de travail comme si c’était là leur place.
— Enfin, je ne sais pas quel était son plan, mais... Je trouvais que c’était une bonne idée. Je crois qu’il avait trouvé, en plus. Enfin... Il avait trouvé une– des personnes qui pourraient convenir, oui.
D’accord. Donc Martine, en plus de chercher des sosies, il cherche les date de Prudence ?
Super.
Mais ce mec, c’est pas un chauffeur, c’est pas un majordome, c’est genre un meilleur pote version boniche psychologue mais en temps partiel à la CIA ?
Enfin, j’en ai pas fini avec Darcy. Je lui sers toujours ce même sourire, que j’espère aussi vide que la vie de Prudence.
— Eh bien, peut-être, mais je vais lui dire d’arrêter. Parce que je vis très bien comme je suis, merci mom.
Après une petite inclination de la tête, je tourne les talons et retourne dans le salon où se trouve encore Billy, qui triture maladroitement ses doigts.
Billy, il est peut-être un peu niais, mais au moins, il parle pas trop.
Quand je me glisse dans la berline noire pour rentrer à l’appartement, je fixe Martine dans le rétroviseur.
— Alors comme ça, en plus de chercher des sosies, tu cherches des date à Prudence ? Ça va, pas trop chiant le taff ? T’es payé plus, au moins, j’espère ?
Derrière ses lunettes de soleil, je vois les yeux sombres de Martine se rétrécir. Il est agacé, je le sais. Il est toujours agacé de toute façon, surtout en ma présence. Mais ce qui est marrant, c’est qu’il se bat toujours pour le cacher, et que ça marche moyen parce que derrière ses lunettes de soleil on voit toujours des p’tites émotions se balader dans le reflet.
— Pas... vraiment, rétorque-t-il sèchement, avant de reporter son attention sur la route. D’ailleurs, j’aimerais que vous ne parliez pas de ça à Madame.
— À Prudence ? Bah pourquoi ? C’pas elle qui veut un date ?
— Je... croyais, lâche-t-il, comme si je lui arrachais les mots. C’est pour ça que j’avais commencé à rechercher des profils pour elle, qui pourraient lui convenir, mais... J’ai compris qu’en fait elle ne recherchait pas vraiment cela. Mais c’est vrai, j’en avais parlé à sa mère, ça avait l’air de la rassurer. Puis, Madame m’a demandé de rechercher un sosie, et j’ai arrêté. Parce que l’idée d’échanger sa vie, d’avoir une nouvelle vie, semblait plus importante. Et ça ne lui laissait plus beaucoup le temps pour rencontrer des gens.
— Ouais, ricané-je bruyamment, et p’tet elle en avait juste rien à foutre, aussi.
Martine serre les lèvres.
— Peut-être. Quoiqu’il en soit, s’il vous plait, ne lui en parlez pas. Elle ne sait pas que j’ai fait ces recherches-là. Et si elle l’apprenait...
— Ouais, le coupé-je, à tout moment elle te vire. Et moi ça me ferait chier d’aller à VIKA à pied tous les matins. Pis t’es un peu marrant, aussi. Donc t’inquiète, je dirais rien. Par contre, faut arrêter de faire genre tu connais mieux ses désirs qu’elle, hein ?
La bouche de Martine forme une ligne toute morne.
— Oui.
— Ouais, parce qu’en fait t’es aussi son psy. Mais t’sais, quand on a pas les compétences, on se tait et on fait ce pour quoi on nous paye, hein. Parce que là...
— J’ai un doctorat en psychologie, m’interrompt-il.
Sa voix grésille d’énervement et d’une espèce de fierté tendue, agressive qui gronde là-dessous.
— Ah OK ! Non, mais d’accord, c’est pour ça en fait. Après ton doctorat, t’étais au chômage. C’pour ça que tu t’es retrouvé garde du corps-boniche-majordome-agent matrimonial.
Sa mâchoire est plus rigide qu’un iceberg.
— Je cherchais un travail et un contact nous a mis en relation, c’est tout.
J’hoche la tête, mais je peux pas m’empêcher de sourire fou. C’est beaucoup trop amusant d’insulter Martine. Mais faut pas que ça me fasse oublier les réponses que je cherche.
— Bon allez, arrête. Pour le taff, OK. Mais pour les dates, c’pas ça. En vrai, t’as fait ça parce que t’as envie de lui faire plaisir, nan ? Juste tu sais pas comment faire. C’est ça ?
Sa bouche encore plus droite, encore plus tendue. Une ligne blanche au milieu du visage.
— Oui.
Bouahahhahah ce chapitre il était hilarant! J’adore Fiona qui tente de se contrôler… et puis non en fait 😂
C’est normal qu’elle l’envoie au dinner (c’est la raison principale en fait, non?)
Quelque chose me dit que Prudence va être ravie cependant. Non?
À bientôt !
Ahah contente que ce chapitre t'ait fait rire, c'était le but ahah. Mais oui, Fiona a beaucoup de mal à se contrôler comme tu peux le voir ahah, et surtout au début de l'échange elle en a pas trop envie, si elle peut emmerder Prudence elle s'en prive pas xD
Oui, effectivement, Pru va être ravie xD
Merci pour ton commentaire, à bientôt ;)