9. Fini de fuir les responsabilités

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

MAJ faite le 18/06/2020 - Bonne (re) lecture :D

 

Louise

En cette matinée du 28 septembre, Louise avait le sentiment que la veille avait duré des mois. Tandis que les premières lumières illuminaient les vitraux de sa pièce secrète, la surface du bassin ne semblait plus aussi paisible que lors de l’obscurité.

« Louise, on a besoin de toi. », fit Lucas dans son oreillette.

Le corps un peu engourdi par son inactivité pendant les trois dernières heures, la jeune femme s’extirpa de sa baignoire. Des gouttelettes dégoulinaient le long de ses mollets la chatouillant. Habituellement, elle profitait de cet instant et des frissons procurés par la fraicheur de l’air, mais elle avait ressenti l’urgence dans l’appel du garçon. Et dans la situation actuelle, cela pouvait être une nouvelle attaque, peut-être même dans le monde du dessus.

Alors cette fois-ci, la Princesse n’avait pas d’excuses pour fuir la réunion des Grands Occupants. Les semaines et mois précédents, elle avait souvent trouvé une Création à faire le plus loin possible du château, cherchant des échappatoires parfois dans les souterrains en prétextant une entrevue avec Roan ou Isabella. Elle s’était elle-même mise à l’écart des conseillers et de Lucas, n’arrivant plus à supporter leurs questions à propos de Jeanne.

Elle n’avait jamais été si peu claire concernant un sujet délicat envers ses citoyens. Comment pouvait-elle leur expliquer que le Bien avait emmené la femme au regard gris intelligent pour la punir ? Rien que penser cette phrase ne semblait pas crédible. Cet Être Supérieur était censé être le gentil, non ? Enfin, c’était l’impression qu’il avait donnée jusque-là. Depuis l’anniversaire des 472 ans, il était difficile de comprendre quels étaient les enjeux des deux divinités.

Chassant de nouvelles questions et la tristesse qui l’envahissait quant à l’absence de Jeanne dans ces moments-là, elle repoussa d’une main la tapisserie qui menait à sa chambre. Elle se sécha rapidement et descendit précipitamment dans la Grande Salle. Heureusement qu’elle n’avait croisé personne sur son chemin, car la combinaison ample et ocre finissait de se dessiner sur sa peau nue alors qu’elle entrait en catastrophe dans la pièce où se réunissait le conseil.

Les cheveux encore humides et simplement retenus dans une queue de cheval basse, elle fut surprise du calme qui régnait autour de la large table ovale faite en chêne des marais. Les femmes et hommes qui y étaient installés lui rendirent son regard, sûrement étonnés de son comportement peu habituel. Maintenant qu’elle n’était plus aussi mesurée qu’avant, on lui reprochait presque ses manières. Son nez se moucheta de rouge alors qu’elle tentait de garder son calme.

Cela ne ressemblait pas tellement à une urgence, Lucas l’avait bien eue. Elle se contenta de lui jeter un regard noir, qui sembla amuser le jeune homme, avant de s’asseoir en face de lui. Tous les Grands Occupants étaient présents et Louise remarqua enfin Roan, Cacilda et Johny qui attendait patiemment comme le reste de l’assemblée.

— Désolée pour mon retard, grommela-t-elle. Vous auriez très bien pu commencer sans moi, enchérit-elle en redressant les épaules.

Elle était la Princesse de l’Entre-Deux. Pourquoi s’excusait-elle d’être en retard ?

— Nous avions besoin de toi, annonça le dirigeant des souterrains. Je ne peux gérer ce genre de crise seul.

Il baissa la tête et Louise crut apercevoir un tic d’énervement sur sa tempe. Il avait attaché ses cheveux mi-longs en un petit chignon haut ce qui modernisait son style de conquistador portugais. Comme elle, Roan ne devait pas aimer être réclamant ou nécessiteux. Un sentiment de victoire s’empara d’elle. Il avait besoin d’elle. Non, se reprit la Créatrice. Elle n’était plus comme cela. Elle avait changé, en partie grâce à Lucas. Ce dernier la regardait d’ailleurs bizarrement.

« Tout va bien, Louise ? », lui demanda-t-il par la pensée.

La jeune femme avait encore du mal à s’habituer à ce moyen de communication. Elle se sentait importunée dans son intimité. Ne pouvait-il pas utiliser la parole comme tout le monde ?

— Tout va bien, répondit-elle à voix haute pour Lucas, mais aussi pour les autres.

Il était temps qu’elle se reprenne en main, qu’elle récupère son pouvoir et la confiance de son peuple. Il était temps qu’elle remette sa peau de Princesse de l’Entre-Deux. Il était temps qu’elle fasse honneur à Jeanne. Elle observa un à un ses conseillers. Adélaïde et Eugène, le couple de soixantenaires présents depuis presque autant d’années qu’elle, lui sourirent pour l’encourager. Ils n’avaient pas quitté leur poste de Grands Occupants et Louise les remerciait pour cela. Cohmghall, le petit homme d’Irlande, demeurait également au conseil. C’étaient les seuls.

De ceux qui n’avaient pas été envoyés en Enfer par Jacques, il était resté Kenshin, l’originaire d’Asie du Sud pessimiste et souvent angoissé, mais qui posait de bonnes questions ainsi que le couple Gyanada et Ugo. Le premier s’était retiré à l’arrivée d’une descendante. Quant aux amants, ils avaient préféré se consacrer du temps l’un pour l’autre. La jeune Indienne souffrait de la disparition de Mia. Elle acceptait difficilement la perte son amie lors de la Grande Bataille.

Louise savait ce que les deux amoureux éprouvaient. Elle-même ne se remettait pas du départ de Jeanne, sans pour autant se l’avouer ou l’admettre auprès de ses proches. Pourtant d’après Naïra, cela ne semblait pas aussi définitif que l’Enfer, mais la Créatrice aux yeux émeraude ressentait encore de la peine et de la colère. Cette femme élancée, qu’elle considérait comme une sœur, l’avait abandonnée. Et même si son amertume était dirigée vers le Bien, elle se sentait délaissée. L’Être Supérieur l’avait privée de sa partenaire, de sa bienfaitrice.

La Princesse se secoua et tenta de se donner une contenance. Ce genre de pensées appartenait à sa grotte secrète dans sa chambre. Fini de fuir les responsabilités.

— Tu as raison, Roan, déclara-t-elle en se tournant vers l’homme au bouc pointu et à la moustache fine. Nous devons nous unir afin de contrôler la situation. Mais seule, je n’y arriverai pas non plus, j’ai également besoin de toi. Personne ne connaît aussi bien les souterrains que Cacilda et toi.

Louise osa enfin poser son regard sur l’enfant qui siégeait à son conseil, regrettant immédiatement ses propos de la veille envers le codirigeant du dessous et sa fille. Elle portait un sweat à capuche et un ruban rouge retenait ses cheveux, laissant apparaître un grand front. Elle ressemblait beaucoup à son père. Ses yeux, cependant plus clairs, exprimaient la même force, la même sagesse. La Créatrice crut apercevoir une pointe d’espièglerie sur les petites lèvres étirées ou était-ce du défi ?

— Avons-nous retrouvé les Occupants disparus ? poursuivit Louise, s’adressant à toute la tablée. Ceux qui ne donnent pas de réponses lorsque nous les contactons par oreillette, précisa-t-elle.

— Non, déclara une voix ténue.

C’était Cacilda. Elle avait toujours ce sourire qui déconcertait la Princesse.

— Nous avons répertorié l’identité de chaque personne ayant disparu, poursuivit l’enfant, qui ne l’était que d’apparence. Ils sont quatre, deux hommes et deux femmes. Ils n’ont l’air d’avoir aucun lien social ou de parenté, si ce n’est qu’ils assistaient au même spectacle.

— Qui sont-ils ? demanda Louise à présent tendue.

Elle connaissait le nom et le visage de chaque habitant de l’Entre-Deux, mais certains étaient des amis quand d’autres n’avaient que le rôle de citoyen. Cependant, elle souhaitait être informée de leur identité, peu importait la place qu’ils avaient dans son cœur.

— Luciana Ricera, Gaum Tso-po, Ezéchiel Eatifi et Maleine Opwekking, énonça Johny en regardant le papier devant lui. Seule Maleine vivait dans les souterrains, les trois autres sont du dessus.

La Créatrice ne fit pas de remarque concernant ces derniers mots. Elle faisait tourner en boucle le prénom Luciana. La jeune fille était une bonne amie et la savoir disparue au même titre que Jeanne la déstabilisa de nouveau.

— Nous avons essayé d’entrer en contact avec chacun d’eux, sans succès, reprit Cacilda, ignorant le mal-être de la Princesse. Les seuls sons que nous entendons sont les fameux grésillements.

Louise avait des difficultés à rester concentrée sur les paroles de la petite citoyenne du dessous. Au-delà du choc à l’annonce des Occupants introuvables, elle soupçonnait Roan d’avoir amené sa fille dans le seul but de montrer la valeur de sa descendante. Tout cela pour qu’elle soit acceptée au conseil, à la place de l’ancien commerçant. Pourquoi pensait-elle encore de cette façon ? se demanda la jeune femme. Elle devait se reprendre, encore une fois.

— Comment allons-nous les retrouver ? intervint un homme.

Ce nouveau Grand Occupant avait une peau aussi pâle que celle de Louise et cela ne venait pas de ses origines, mais plutôt d’une anomalie génétique. Albinos, il avait également les cheveux blonds et crépus. Son large nez et ses lèvres pulpeuses rendaient son visage encore unique et la Princesse ne se lassait pas de son regard brun, presque pourpre, et joyeux.

— Je ne sais pas, Wayne, annonça-t-elle, hypnotisée.

Que lui arrivait-il ? Un rien la déconcentrait. Quand ce n’était pas des spéculations sur Roan et sa fille, elle fantasmait sur un jeune homme qu’elle n’avait jamais vraiment remarqué jusqu’à présent. La dirigeante de l’Entre-Deux n’arrivait pas à s’appliquer sur quelque chose d’aussi simple que son travail, d’autant plus que la situation était alarmante. Cela ne lui ressemblait pas.

C’est à ce moment-là que la voix d’Honoré résonna dans toutes les têtes présentes dans la Grande Salle :

« Il y a eu une nouvelle attaque, s’époumona-t-il, faisant vaciller les conseillers. Au dortoir ! »

***

Lucas

Il est obligé de crier comme ça, celui-là ? fit la voix de Conan dans les entrailles de Lucas.

— Je croyais que tu ne pouvais pas ressentir ma douleur, murmura le Créateur, profitant du désordre général pour ne pas être pris pour un fou.

Je n’endure aucune peine, en effet, confirma l’ancêtre. Mais j’ai connaissance de tes souffrances et je sais qu’il a beuglé.

Pour la première fois, le jeune homme discerna de l’irritation dans les paroles de son aïeul. Il avait toujours été plutôt calme ou alors moqueur, mais jamais ennuyé de la sorte.

Je déteste les gens qui élèvent la voix, l’informa-t-il. Et avant que tu ne me prennes pour un enfant, je lis tes pensées, je te rappelle.

Lucas soupira avant de relever la tête vers le désordre environnant. Certains Grands Occupants paniquaient, d’autres se querellaient, tandis que Johny et Cacilda s’étaient déjà précipités sûrement vers le dortoir. Le Créateur croisa le regard émeraude de Louise. Il se tendit, la jeune femme l’observait étrangement, comme s’il avait été pris la main dans le sac. Par réflexe, il caressa une de ses plumes sous la table pour tenter de cacher son trouble.

Dis-lui que tu as contacté ton robot pour qu’il vienne vous aider, proposa Conan.

— Plik ! s’exclama le jeune homme, ignorant les remontrances de son ancêtre. Tu es un génie, fit-il plus bas en se tournant pour se cacher avant de se lever.

La voix dans son ventre se tut, sûrement blasée. Lucas en profita pour appeler son compagnon de métal à travers sa bille télépathique, puis il rejoignit Louise qui suppliait Roan de les accompagner.

— Cacilda y est allée, argumentait l’homme. Tu n’as pas besoin de moi, je dois encore régler certains détails dans les souterrains.

— Où sont passées tes belles paroles d’entre-aide ? s’étonnait la dirigeante.

— Je…, répondit Roan, soudain embarrassé. Je ne suis pas très à l’aise au dortoir, avoua-t-il, contre toute attente.

La Princesse resta bouche bée et alors que son petit nez frémissait en se teintant de vermeil, Lucas décida d’intervenir :

— Louise, ce n’est pas nécessaire d’être quarante pour aller voir ce qu’il se passe. Et nous sommes trop dans l’urgence pour débattre pendant des heures.

Le visage de l’intéressée était définitivement incarnat. Elle semblait contenir une colère que le jeune homme ne comprenait pas. Finalement, elle se calma et ses joues reprirent des tons beiges. Sans un mot et sans un regard pour Roan, elle invita de la main le garçon à passer devant. Lucas soupira discrètement et s’élança vers la cour du château, appréciant de sortir enfin à l’air frais et agréable de l’Entre-Deux.

Il était resté l’après-midi de la veille et l’obscurité enfermé dans sa pièce, la Salle de Création. Il secoua ses membres plumés avant de les ouvrir en faisant attention à ne pas renverser Louise qui marchait derrière lui. Dehors il avait plus d’espace, alors il pouvait se permettre de déplier ses ailes afin de se les dégourdir et de détendre les muscles de ses épaules. Un petit soupir d’aise passa ses lèvres tandis qu’il avançait vers l’ouverture du rempart.

Ce dernier ne servait qu’à délimiter la cour du château et avait été reconstruit de la même façon que ce qui eût été détruit lors de la Grande Bataille. Quant à la barrière métallique bâtie par Lucas et Jeanne pour ralentir Jacques, elle n’existait plus et avait été recyclée dans son ensemble pour l’usage des Occupants.

Les deux Créateurs atteignirent finalement la haute enceinte de pierres. Un petit robot ovale voletait près d’une voiture ayant appartenue à Jacques et semblait attendre sagement son concepteur. Ce dernier observa l’air intrigué de son amie lorsqu’elle aperçut Plik. Il faudrait qu’il lui révèle certaines choses concernant le ballon de métal et sa bille de télépathie. Il n’aimait pas lui mentir.

Tu ne lui mens pas, intervint Conan dans son ventre. Tu omets de tout lui dire. Elle n’a pas besoin de savoir que tu surveilles sa santé ou que tu t’inquiètes pour elle.

« Mais je m’inquiète pour elle. », rétorqua le garçon.

Tu passerais certainement moins pour un fou si tu me parlais de cette façon par l’esprit, se moqua l’homme de cinq cents ans.

Lucas maugréa des paroles inaudibles et son ancêtre retourna dans son silence avec un petit rire. Louise n’avait pas remarqué la schizophrénie du Créateur puisqu’elle semblait elle-même perdue dans ses pensées tandis qu’elle s’installait au volant du véhicule. Le jeune homme fit entrer son robot en même temps que lui avant que la Princesse démarrât. Plik était docilement posé, comme endormi, sur les genoux de son concepteur qui observait à présent son amie.

Ses cheveux étaient un peu en désordre et les pointes qui tombaient sur ses hanches paraissaient encore humides. Il se rappela les beaux moments qu’ils avaient passés ensemble juste après la Grande Bataille. Dans leurs malheurs individuels, ils avaient été heureux. Ils s’étaient réconfortés, soignés mutuellement. Pour oublier la douleur, Louise avait voulu essayer de nouvelles choses, découvrir des sensations qui lui étaient jusque-là inconnues. Lucas ne l’avait jamais autant aimée qu’à cette période-là. Lorsqu’elle avait été entièrement elle-même, avait-il pressenti.

Tu n’as pas totalement tort, affirma la voix dans son estomac. Louise a besoin d’être malheureuse pour être heureuse, c’est un fait.

Le garçon choisit d’ignorer ces tristes paroles. Cela lui compressait le cœur. Comment pouvait-elle être comblée dans la peine ? Il n’eut pas le temps de se poser plus de questions, ils étaient déjà arrivés au dortoir. La jeune femme se gara devant l’entrée à l’arrière du bâtiment. La porte principale servait aux nouveaux Occupants qui n’avaient pas besoin de savoir qu’un attentat avait eu lieu dans leur future habitation. Les Créateurs se précipitèrent dans les escaliers de l’aile N, l’agression s’était produite au dernier étage, leur avait fait part Honoré.

— Pourquoi nous n’avons toujours pas installé des ascenseurs dans le dortoir ? s’énerva Lucas au quarante-troisième.

— Ces engins du Mal ? s’écria Louise devant lui. Tu dis ça parce que tu es fatigué ?

Il rêvait ou elle venait de se moquer de lui ?

— Non, bougonna-t-il, malgré son enthousiasme de voir son amie faire de l’humour. Mais c’est quasiment vingt minutes de perdu ! Je pourrai faire un moyen plus rapide et bien moins dangereux que ceux de l’Autre-Part.

— Cesse de crâner, charria la jeune femme en accélérant.

Ce fut de trop. Lucas s’arrêta entre deux paliers.

— Mais qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de Louise de Bellépine ? cria-t-il.

Un rire cristallin lui répondit de loin :

— Tu n’as qu’à utiliser tes ailes, idiot.

Concentre-toi ! feula Conan. Vous n’êtes pas là pour flirter.

Le garçon grommela et reprit son ascension des étages. Était-il sur le point de retrouver la Louise qui l’avait séduite ? Tout en coulant sous toutes ses pensées intérieures, il grimpa la dernière marche. La Princesse se tenait dos à lui. Son corps était parcouru de tremblements et des arcs électriques bleutés se formaient autour de ses phalanges. Sa coiffure se souleva et ses cheveux furent soufflés par un vent invisible.

Au même moment, Plik se mit à tournoyer en émettant des flashs céruléens. Au moins, le robot fonctionnait également dans ce genre de circonstance, s’intéressa Lucas avant de se concentrer sur la menace. Il s’avança derrière son amie en gardant une distance raisonnable. Si la scène du Grand Théâtre l’avait bouleversé, celle-ci le terrifia. Alors que c’étaient majoritairement des adultes qui avaient été victimes de l’attaque dans les souterrains, ici des enfants et même des bébés étaient empalés dans les airs, au-dessus des lits imbibés de leur sang.

***

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