9- Les dragons

Par Dédé

J’ai enfin échangé la robe de chambre contre mes vêtements propres et sentant la fleur de myrtille à l’orange. Ma mésaventure dans la salle informatique de l’auberge m’a épuisée. Alors, je suis allée me reposer dans la chambre que je partage avec Xander.

Ma douce sieste est interrompue par son retour. Il semble fraîchement revenu du bain.

— Ces jets d’eau sont délicieusement divins, se réjouit-il.

J’ai failli lui répondre que les jets ont accompli le miracle de cesser de le faire râler. Plutôt que de souligner cet exploit et ainsi provoquer une énième bouderie, je préfère profiter de sa sérénité.

— On s’habitue vite aux vapeurs d’eau chaude, reconnais-je.

— J’avais oublié à quel point les bains d’ici étaient mémorables. Contrairement au whisky fumant que je pourrai jamais me sortir de la tête. Jamais…

Sa tête relevée me fait comprendre qu’il s’imagine, sirotant son verre de whisky. J’ignore si le fumant de la boisson la rend chaude ou, au contraire, glacée. Ce dont je suis sure, c’est que ce n’est pas pour moi. Je ne bois que du lait de vanille cannelée ou du sirop de fraise des bois. Aucune boisson alcoolisée.

— Et sinon, je ne sais pas si ma quête t’intéresse… Madame Germaine m’a appris certaines choses.

— Ah ? s’étonne Xander.

— Mon père a son portrait affiché dans l’auberge. Il était très apprécié en ville, à l’époque de son vivant. Et aussi… L’Ornikar dont tu te rappelais vaguement… eh bien… c’est un géant.

— Ah…

Xander n’a pas l’air très contrarié.

Mon compagnon de route plisse des yeux par moments. Il se gratte le menton. Il se passe la main dans les cheveux. De petits gestes trahissent tout de même sa nervosité. Il oublie beaucoup de détails assez importants. L’existence des géants. L’Ornikar géant. Je vais de déconvenue en déconvenue. Quel autre secret sur les géants vais-je encore découvrir ?

Le découragement me guette. Je ne veux pas râler autant, si ce n’est plus que mon ancien patron. Un râleur parmi nous suffit amplement. Peinant à masquer mon désespoir, je soupire :

— Tu ne savais vraiment pas qu’il était géant ?

— Je pense que je me serai souvenu s’il mesurait cinq fois ma taille. J’ai cru l’avoir rencontré à la taverne, il y a quelques temps…

— Les vapeurs de whisky ont pu embrumer tes souvenirs, tu penses ?

— J’abuse pas de la chose... mais c’est une possibilité parmi d’autres, reconnaît-il.

Je commence à me demander s’il est aussi fiable que ce qu’il prétend. Madame Brillance a eu une drôle d’idée de m’associer à lui.

— Je m’excuse, Véra, répète-t-il. J’imagine la hauteur de ta déception. Si je m’étais souvenu qu’il mesurait dix mètres, je t’en aurais parlé. Au temps pour moi…

En le voyant plisser des yeux à nouveau, j’en viens à me dire que je sous-estime peut-être son problème oculaire. Est-il gêné au point de ne pas faire la différence entre un individu de sa taille et un géant ? Si tel est le cas, c’est une bonne excuse pour justifier sa méprise.

— Madame Germaine a fini par me dire qu’Ornikar était un membre du Vaste Conseil. Ils sont trois, tu ne savais vraiment pas que l’un d’eux était Ornikar ?

— Non, non, je t’assure… Mes souvenirs se voilent de temps en temps.

— Comme un voile mémoriel ?

— Un voile mémoriel… Oui, on peut l’appeler ainsi. Pourquoi pas… C’est très étrange, j’avais rien remarqué avant aujourd’hui. Tout se voile : ma vue, ma mémoire…

Je lui offre une petite tape sur l’épaule. Je n’ai pas envie non plus de l’attrister outre mesure.

— Si tu veux parler à ton Ornikar, nous pouvons nous rendre au Vaste Conseil. Seulement si tu le souhaites, me propose Xander.

— Non, non, c’est un géant… Il ne peut pas être l’amour qui m’est destiné. C’est impossible. Il y en a peut-être d’autres en ville. Il faut chercher un peu.

Je tente de me motiver mais je n’ai pas très envie de chercher. La désillusion est encore récente.

— Guide-moi et allons-y ! lance Xander.

J’ai cru avoir mal entendu.

— Guide-moi et allons-y ! répète-t-il sur le même ton.

— Euh… Je veux bien nous guider mais… euh… où allons-nous, au juste ?

Il ne me répond rien.

Nous quittons notre chambre, en traversant le couloir de l’étage. Nous descendons les escaliers. Nous passons devant le hall d’entrée. Madame Germaine ne se trouve pas à son bureau. Nous sortons donc de l’auberge sans avoir l’occasion de la saluer.

Les habitants de plus de dix mètres qui foulent un sol légèrement sableux, c’est assez pour soulever une quantité considérable de poussière. Dehors, c’est une vraie tempête de sable !

Les immeubles sont immenses, eux aussi. Le décor rend difficile l’errance hasardeuse. Tout n’est que danger. Très grand danger. Avancer, certes, mais par où commencer ?

— Nous pouvons aller regarder dans la petite taverne, au fond de la ville, suggère Xander.

— Petite taverne ? Vraiment petite ? demandè-je.

— La Vaste Taverne sera une taverne pour les gens de notre taille, rassure-toi.

Rien que l’idée de me retrouver dans un lieu public fourmillant de géants me donne la chair de poule.

J’espère secrètement trouver des informations sur d’autres Ornikar. Autrement, cela voudra dire que je suis destinée à un géant. Il en est hors de question.

Depuis que l’existence des Ornikar semble avérée, cette quête me tient à cœur. Si le prénom existe, la prédiction a quelques chances de se réaliser. J’ai désormais besoin d’être rassurée sur mon avenir.

— Xander… Notre virée à la taverne, ce n’est pas pour les vapeurs de whisky plutôt ?

— Comme je t’ai dit, Véra, il m’a semble avoir entendu parler d’un Ornikar là-bas. Y aller semble logique. Le whisky, c’est qu’un petit plaisir au passage, m’assure-t-il en riant légèrement.

Il semble si enthousiaste. Je suis loin d’être dans le même état d’esprit. Je suis toute secouée, autant par mes péripéties que par la tempête de sable qui fait rage. Il est impossible de voir nettement à plus de cinq mètres. Les tremblements reviennent. Les géants sont en mouvement. Je vois des jambes immenses gambader au loin.

— Dis-moi, tu y vois quelque chose, toi ? s’inquiète mon compagnon de route. C’est peut-être pas raisonnable de traverser la ville maintenant…

Je suis surprise de le voir si craintif. Le fait de ne rien voir doit le rendre vulnérable.

Je peux le comprendre. Je me suis déjà senti vulnérable depuis notre arrivée. Lorsque j’ai rencontré les papillons géants. L’émotion ressentie face au portrait de mon père. Ma sortie du placard en robe de chambre dans la salle informatique de l’auberge… Soudain, je sursaute et j’en oublie mes pensées.

Deux grands papillons, des doucettes et…

— Un papillon-dragon ! s’extasie Xander.

Lui seul exprime sa joie avant sa peur, face à ces impressionnants insectes.

Ainsi, mon esprit s’illumine, en attendant le nom de cette espèce de papillons. Je comprends pourquoi certains livres de la bibliothèque font mention de dragons à la Vaste Majuscule. Il n’est pas question de créatures à écailles crachant du feu mais d’une espèce particulière de papillon. Et le labyrinthe, c’est parce qu’il faut se frayer un chemin parmi les géants. Le désert, c’est sans doute parce que peu de gens à taille ordinaire trouvent refuge en ville. Ces approximations littéraires me déçoivent. Cette fois, je dois admettre que l’expérience de Xander supplante les propos tenus dans les différents livres que j’ai lus.

Il est trop tôt pour dire si ce papillon-dragon est moins dangereux qu’une créature qui jette des flammes. Aucun papillon ne m’a fait du mal, depuis mon arrivée. Leur taille m’intimide. J’ai peur de faire un pas de trop. De les effrayer. De les énerver.

Me connaissant, je risque de me figer de la même manière face aux géants. Je dois avoir la phobie des gigantesques êtres vivants.

Xander me murmure quelque chose. Avec la tempête qui siffle dans mes oreilles, je n’ai rien entendu. Hormis le vague son de sa voix. Je le vois sortir d’une de ses poches de survêtement un minuscule bâton. Je n’ai aucune idée de ce qu’il veut faire avec.

Le vent souffle, le sable se promène partout dans les airs. J’espère que Xander ne fera pas tomber son bâton. Il est hors de question que je le ramasse pour lui. D’autant plus que je discerne assez mal mes pieds, la poussière me gâchant la vue. J’ai envie d’anticiper si un géant est susceptible de me percuter, de m’écraser comme un cookie émietté, la tête enfoncée dans le sol sableux.

Petit à petit, en voyant Xander manipuler le bâton, je comprends qu’il s’agit en réalité d’une petite flûte. Il joue quelques notes. Je n’ai rien contre la musique en général mais est-ce le bon moment pour s’accorder une pause mélodieuse ?

Il ne voit sans doute rien mais les géants sont déchaînés. Le sable aussi. L’air devient froid, presque glacial.

Nous sommes en danger avec les géants qui s’agitent dans tous les sens.

Je lui en veux d’agir ainsi. Il me distraie. Mon attention est divisée entre les géants que j’essaie de suivre du regard et Xander qui s’isole dans son élan musical.

Je dois avouer qu’il s’improvise joueur de flûte à la perfection. La mélodie est très douce, apaisante.

Cela dit, ce n’est pas à moi qu’elle fait le plus d’effet.

Un par un, les géants tombent de tout leur long.

Le fracas assourdissant fait trembler la terre comme jamais. J’en perds l’équilibre. Ma robe à pois se froisse et prend un peu plus la poussière. Les géants sont à terre.

Je constate que personne ne se relève, à part moi. Un géant résiste encore à la mélodie. C’est clairement la musique qui les assomme de cette manière. Je ne sais ni pourquoi ni comment mais je le ressens tout au fond de moi. Un géant qui cherche à tenir debout, bon gré, mal gré, se dirige vers nous avant de s’effondrer à son tour.

En ce faisant, il manque de me tomber dessus. Xander ne bougeant pas d’un pouce, je m’assure d’être suffisamment loin de sa chute. Cela provoque plusieurs séismes successifs. Je m’efforce de conserver un semblant d’équilibre, tout en maintenant Xander afin qu’il en fasse de même.

Je me permets de soupirer quand je constate que nous avons échappé à une véritable attaque de géants somnolents. Tout cela à cause de la mélodie jouée à la flûte.

— Pourquoi as-tu joué ta mélodie ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Je m’emporte, encore sous le choc de la frayeur que je viens d’avoir.

— Euh… Non d’un Bescherelle ! C’était pas du tout prévu, ça déclare-t-il, un brin paniqué. La mélodie devait seulement calmer la tempête de sable, pas assommer tous les géants de la ville. J’ai dû me tromper dans la tonalité, la rythmique ou alors j’ai confondu les partitions à cause du voile mémoriel. J’en sais rien…

Un dernier tremblement frappe le sol sous nos pieds.

J’ignore d’où il provient puisque tous les géants sont à terre. Il y en a peut-être d’autres encore plus loin, d’autres que mon regard ne peut percevoir.

— Continuons de traverser la ville ! Le sable s’est calmé. On réveillera tout le monde, une fois à la taverne, me promet-il quand il constate mon air ahuri.

Nous avons un tas de corps endormis à escalader, à enjamber. Un vrai parcours du combattant. Heureusement, je privilégie les petits chemins qui ne nécessitent pas de faire un brin de gymnastique.

Je ne veux pas réveiller les géants et les mettre en colère. Je laisserai Xander leur expliquer ce qui s’est passé. Il est inconcevable que je sois tenue responsable de cet incident. Je préfère donc les petits chemins, par sécurité.

La mélodie n’a pas endormi les papillons. Une grande fritillaire panachée et une franconienne viennent me saluer. Du moins, j’ai l’impression qu’ils me saluent.

— La taverne est encore loin, tu crois ?

Je supplie Xander de me rassurer. Ces papillons me terrifient toujours autant.

— Tout droit, toujours tout droit. C’est au bout de la ville, je te dis...

Le chemin emprunté nous fait faire de nombreux détours.

J’ai parfois la sensation de revenir sur mes pas. Pourtant, j’essaie de garder à l’esprit la ligne droite que je me suis fixée. En conservant cette ligne dans mon esprit, la taverne va apparaître d’un instant à l’autre dans mon champ de vision.

La fritillaire panachée bat des ailes, ce qui provoque un fracas assourdissant. Je m’arrête pour me boucher les oreilles.

Xander ne fait rien et semble le regretter.

— Ce papillon m’a fait peur.

— Non, je cuisine pas le papillon avec du beurre, s’offusque-t-il.

La communication devient compliquée avec mon compagnon de route qui vient de perdre légèrement l’audition.

Je décide alors de poursuivre notre chemin sans dire un mot. Pas avant d’être sure que les oreilles de Xander soient rétablies. J’espère que son trouble auditif n’est que provisoire.

La fritillaire panachée ainsi que la franconienne nous suivent, comme si elles nous indiquaient la direction à suivre. En prenant de la hauteur cette fois, elles s’agitent dans les airs. Je crois même qu’elles font volte-face de temps à autre, comme pour s’assurer que nous suivons bien leur rythme.

— Je crois que... je vois la taverne, dis-je avec hésitation.

Je n’en suis pas certaine. Je me refuse d’y croire tellement c’est inespéré. Même en lisant « VASTE TAVERNE » en grosses lettres sur la devanture, je parviens à douter.

— Je crois que je vois la taverne.

Cette fois, j’affirme un vrai soulagement qui se ressent dans ma voix. Xander l’a apparemment senti aussi.

Je le sens plus détendu. Depuis l’endormissement des géants, il transpire énormément. Je crains qu’il appréhende le moment où ils vont se réveiller. Ou pire, qu’il soit incapable de les réveiller.

Les papillons, ayant accompli leur mission, nous abandonnent en filant dans les airs.

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Raza
Posté le 14/11/2024
He bien, intéressant, cette chevauchée. Toute la partie whisky chaud n'était pasb100% claire pour moi, mais la partie géants qui tombent et papillons dragons était au top niveau. J'ai hâte de découvrir ce qu'ils vont trouver dans cette taverne...
Dédé
Posté le 14/11/2024
Ah ! Je vais voir pour le whisky fumant, quand je relirai alors. J'ai dû inventer ça à l'époque des marchés de Noël avec les vins chauds et tout le tralala...

Ton enthousiasme fait toujours plaisir. Merci !
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