9. Tourments familiaux

Notes de l’auteur : [Tw: Médicaments, angst]

 

Décembre 2020

Quand le téléphone se mit à sonner, Ambre sut que cette journée pourrie n'était pas encore finie.


Elle était dans la voiture et venait de couper le contact juste devant chez elle lorsque son portable, posé sur le siège passager depuis son départ du seize, avait retenti comme un glas. L'heure tardive avait facilité la circulation sur le boulevard et déjà Ambre s'était imaginée mettre un terme à cette lamentable journée en se gavant de chips goût barbecue devant un navet et n'importe quelle chaine de télé aurait fait l'affaire à l'exception de celles qui diffusaient une édition spéciale. Tout espoir de passer une soirée tranquille où elle aurait simplement fait le vide dans sa tête venait d'être ruiné par ce maudit téléphone.
Putain de merde. Souffla-t-elle. Elle avait vu le nom s'afficher sur l'écran, cachant son visage dans ses mains, elle ferma les yeux en essayant de ne pas soupirer trop bruyamment.

C'était vraiment une journée de merde.

Elle s'était attendue à n'importe qui sauf à lui. Parce que lui, avait jugé bon de la sortir de sa vie pendant de nombreuses années, après en avoir été le centre. Où plutôt de la sortir de la sienne, littéralement parlant. C'était d'ailleurs la seule chose qui lui revint en tête à ce moment-là. Lorsque, du haut de ses quatorze ans, elle s'était retrouvée sur le seuil de sa porte, incapable d'enfoncer sa clé dans la serrure. Ce jour, où elle comprit tout de suite alors que changer un barillet pour un serrurier professionnel ne prenait pas plus de temps qu'une journée d'école.

Il avait fait un choix. Et elle n'en faisait pas partie


Elle avait bien sur cherché à le joindre, pour comprendre, mais celui qui lui avait répondu n'était plus qu'un étranger. Bien qu'il eût la même voix qu'avant, ces mots et la froideur avec laquelle il les avait prononcés eut raison du peu de lien qui leur restait encore. Il fallait qu'elle comprenne, elle faisait partie de sa vie d'avant, il devait se reconstruire, lui.
Et elle ? Ne devait-elle pas aussi le faire ?
C'était la dernière fois qu'elle l'entendit, pendant presque dix ans.

Après avoir passé les cinq années qui suivirent à s'interroger sur ce qu'elle avait bien pu faire pour qu'il en arrive là, elle dut bien se rendre à l'évidence que parfois, dans la vie, on était puni pour des fautes qu'on n'avait pas nécessairement commises. Dans la vie, les enfants subissaient souvent les dommages collatéraux des actes des adultes. Et ça aussi, elle l'avait compris il y a très longtemps. La réalité, c'est qu'elle n'avait absolument rien fait, qu'elle était simplement l'élément de trop qui lui rappelait le passé, et qu'une nouvelle vie commençait, là, dans ce foyer, précisément dans le ventre de sa nouvelle compagne. Alors évidemment, sa présence et ce qu'elle impliquait était devenue gênante et stressante. Ils avaient d'autres desseins pour sa chambre et elle était désormais de trop.
Longtemps elle avait haït la femme qui était derrière tout ça. Longtemps, elle avait méprisé cette sensation d'avoir été mise à l'écart. Jusqu'à l'âge adulte où elle prit alors conscience que chacun était absolument libre de ses choix. Même lui et qu'elle devrait faire avec.
 

Avec sa mère, ça avait été différent. Elle, elle était là, mais elle ne l'avait jamais connue. Jamais assez sobre pour dévoiler son vrai visage à sa fille, mais son père, il avait toujours semblé si fort et si loyal, surtout lorsqu'elle était enfant et qu'ils regardaient les étoiles. Elle en était tout autant persuadée quand, le soir, alors qu'il était avachi sur la table de la salle à manger, accablé par le poids d'une existence affreuse aux côtés d'une épouse qui avait comme seul amant l'alcool, il versait une larme. Quand elle venait serrer son cou de ses petits bras d'enfant et qu'elle écoutait sa douleur et sa peine avant d'éponger la sauce que sa mère avait renversé au sol, en pleine crise d'hystérie. Rien ne lui laissait présager un tel abandon. Et si même la seule personne qui lui avait semblé fiable l'abandonnait. Que lui restait-il ?

Rien du tout.

L'adolescente qu'elle était alors eut du mal à tourner la page et cet épisode de sa vie marqua le début de sa relation à long terme avec la psychanalyse. Son premier psy lui avait alors dit qu'elle devait prendre le temps, mais tourner la page. Elle l'aimait bien, il était jeune et à l'écoute, jamais il n'avait jugé son indifférence, ni son incapacité à exprimer une quelconque émotion à ce sujet. Alors, quand elle avait grandi et finit par déclarer qu'elle n'avait plus besoin de lui, il lui avait glissé sa carte en lui disant de l'appeler en cas de besoin. Comme s'il avait senti que cette adolescente de seize ans n'en avait pas fini d'en baver avec l'existence.


C'était prémonitoire.

Elle ne l'avait jamais rappelé. Ni lors de l'enfer qu'elle avait vécu durant ses trois premières années d'étude à l'université, ni même il y a deux ans, lorsque le drame l'avait poussée à démissionner et à quitter Bruxelles. 

Même pas ce soir-là.

Le 10 février 2010, alors qu'elle fêtait sa vingt-cinquième année de survie, reconstruite péniblement à coup de thérapie et d'anxiolytiques et de force de caractère, l'écran de son téléphone s'était allumé très exactement comme aujourd'hui et ces quelques mots y étaient apparus, comme pour détruire le peu de certitude qu'elle avait en elle.
« Joyeux anniversaire, ma fille. »
Elle en avait vomi la part de gâteau qu'elle venait de manger. C'était un souvenir très net et elle se rappelait chaque détail, car Alister était là, avec son épouse et qu'elle avait passé l'heure suivante à parler avec elle dans les toilettes. Enceinte jusqu'aux yeux du petit garçon qui allait devenir son filleul, Judith Dewalt avait voulu profiter de son anniversaire pour le lui annoncer. Mais cela allait devoir attendre, car Ambre n'était pas apte à réfléchir, bien trop bouleversée par ce message. C'était sans doute ce moment qui avait scellé son amitié avec la femme d'Alister, cet instant où elle était restée là à lui tenir les mains alors qu'elle pleurait et crachait toute la haine qu'elle avait gardé en elle pendant toutes ces années. Tout y était passé, mais rien n'était jamais sorti de cette salle de bain. Jamais.
Et c'est alors qu'elles étaient assises toutes les deux sur le sol carrelé de la salle de bain de Dewalt, que Judith, femme d'affaire impitoyable dans une grande entreprise de la capitale, s'était découvert d'incroyables talents de psy.
- Ambre, il serait tout à ton honneur de pardonner ce qui s'est passé à l'époque. Je ne dis pas que tu dois écraser, mais simplement te dire que tu le regretteras peut-être plus tard si tu ne prends pas cette décision. Les remords, c'est atroce tu sais ?
Il lui fallut quelque jour pour percuter ce que Judith avait cherché à lui dire et elle l'avait finalement rappelé. Lorsqu'elle l'entendit geindre au téléphone et n'en ressentit pas même du dégout, Ambre comprit que sa guérison était totale et que son père n'aurait plus aucun impact sur son existence. Plus jamais. C'était d'ailleurs toujours lui qui téléphonait, jamais l'inverse et si elle se poussait de temps en temps à lui rendre visite, c'était simplement pour se donner bonne conscience.
Souvent elle se demandait ce qui avait poussé son père à reprendre contact avec elle alors qu'il semblait vivre une nouvelle vie pleine de bonheurs. Avait-il craint un jour une vengeance ? A moins que l'âge et le temps qui passait avait accablé son dos de remords et de peur de mourir seul ?
Avait-il eu envie à l'époque de revendiquer la notoriété journalistique de sa fille pour se propulser dans sa liste électorale locale ? Si c'était le cas, ça avait fonctionné puisqu'il jouissait aujourd'hui d'une place de choix au parlement wallon.

Cela n'avait pas d'importance pour Ambre, bien décidée à maintenir avec lui les limites qu'elle s'était imposée en acceptant sa main tendue. Il prendrait la place qu'elle lui assignerait et pas une autre. La rancune disparaissait, mais il ne devait rien attendre de plus qu'elle, il le savait.
Toujours avoir le contrôle.
Toujours.

Prenant une grande inspiration, elle se décida à attraper son téléphone en se demandant quoi lui dire. Pourquoi l'appelait-il si tard ce soir ? Joe avait-il joué les troubles fêtes au point d'avoir mêlé son père à tout ça ?

- Salut. Se contenta-t-elle de dire. Père ou papa était des mots qu'elle s'interdisait de prononcer à son attention.

- Alors comme ça, tu es de retour ? J'ai vu ton nom dans le journal, ma chérie, tu ne rates pas une occasion de nous faire des surprises.

- Est-ce que c'est Joe qui t'a demandé de m'appeler ?

Il poussa un long soupir.

- Ne le prend pas comme ça Ambre ! Non, ce n'est pas Joe. Je l'ai effectivement appelé pour te parler, il m'a dit que tu étais partie et qu'il était occupé et il a raccroché. Tout simplement. Tu connais ton compagnon non ?

Parce que toi, tu le connais peut-être ? Avait-elle pensé en ravalant ses mots. Bien sûr, elle le connaissait tellement bien que ça ne l'étonnait même pas. Pas une seule remarque qui dépasse, tout était parfaitement lisse et il continuait à vivre sa petite vie tranquillement sans se soucier du reste. Joe et son indifférence qui lui donnait l'impression d'avoir le contrôle sur sa vie.

- Je voulais juste savoir si...

- Pas ce soir, journée difficile ! Siffla-t-elle

- C'est juste que c'est inattendu. Ce rôle que tu as désormais c'est ...déroutant ! Surtout lorsqu'on sait la façon dont tu as quitté Bruxelles la dernière fois.

- Alister a besoin de mon aide.

- Ah oui, évidemment ! Elle sentait tout le mépris qu'il avait pour cet homme. De vieilles rancunes politiques qui surpassaient tout. Tu ne l'as toujours pas épousé ?

Elle resta un bref instant à se demander si elle allait raccrocher ou non. Ce genre de remarque venant de lui était plutôt déplacée, mais Ambre avait pris l'habitude de faire glisser la méchanceté ou les piques sur elle sans que cela ne l'atteigne. Du moins, en apparence.

Alister avait toujours été un sujet sensible et elle avait l'habitude des rumeurs les concernant. Ménage à trois, échangisme ou libertinisme avaient été des termes que la presse avait utilisés pour les qualifiés à l'époque où il s'était lancé en politique. Quand Elie, le deuxième des Dewalt, était né, beaucoup s'était interrogé sur la filiation maternelle du garçon tant rien ne le rattachait à Judith et les rumeurs avaient été bon train. Grossesse cachée, scandale et chantage. Tout était bon pour les déstabiliser. Évidemment, tout cela était faux. Ambre appréciait bien trop Judith désormais pour la trahir.

- Je m'emporte. Elle avait entendu la voix de sa belle-mère derrière le combiné, la voix de la raison qui avait soufflé à son père de ne pas la brusquer. Peut-être était-ce elle qui avait été prise de remords à l'avoir foutue à la porte de chez elle pour la remplacer par un autre enfant.

- On a discuté tu sais, on se demandait juste si tu étais prête à retourner à Bruxelles.

- Je gère.

- Tu dis toujours ça. Fit-il comme s'il la connaissait. Non, il ne connaissait rien du tout.
Mais tu sais dans quoi tu te fourres là, exactement ? Le journalisme c'est déjà compliqué, mais la politique, c'est un banc de requin et ils te dévoreront toute crue si tu à un genou à terre, tu comprends ? Je parle en connaissance de cause !

- Oui, j'ai remarqué. Merci. Allait-il comprendre au ton qu'elle avait utilisé qu'elle souhaitait juste rentrer chez elle ? Vu l'heure il n'y aurait bientôt plus rien à se mettre sous la dent à la télé et elle devrait se rabattre sur Netflix. Alors s'il pouvait abréger, ça l'arrangerait.

- J'ai compris que mes mots ne comptaient plus pour toi. Mais lorsque j'ai appris tout ce qui s'était passé dans ta vie depuis mon départ, Ambre, je m'en suis affreusement voulu tu sais ?

Elle se figea et sa voiture lui sembla soudain un piège de métal effrayant.

- Non, j'ai pas envie d'entendre ça. Commença-t-elle en rassemblant ses affaires. C'était un terrain glissant et Ambre avait l'impression de réagir comme un chat sur la défensive, sentant chaque partie de sa peau se dresser et une sueur froide lui glisser dans le dos.

- Au contraire, je pense que c'est le moment.

- Quoi ? Le moment où tu vas me dire ce que je dois faire de ma vie, c'est ça ? Tu aurais peut-être du le faire l'année où tu m'as foutue dehors ?!

- Ambre, je...Je sais que tu me tiens en partie responsable de ta détresse, mais...

- Non, ta gueule. Franchement ta gueule ! Tu fais comme si tu savais quelque chose ou que t'en avais quelque chose à foutre de ce qui s'est passé dans ma vie. Mais c'est faux, totalement faux.

- Je t'interdis de...

- Tu m'interdis rien du tout ! T'étais là quand c'est arrivé ? T'es venu me voir dans mon lit d'hôpital cette année-là ? Non, tu étais probablement déjà en train de préparer le terrain pour tes futures campagnes électorales.

Silence.

- Comment aurais-tu voulu que je sache quoi que ce soit ? Non ! De plus, tu préférais certainement voir Alister Dewalt et Ulrich Rousseau que ton père.

- Mais TU le savais. Tu le savais ! Tu savais absolument tout ce qui se passait là-bas à l'époque, t'avais assez d'influence pour ça. Mais avoir une fille dans cette situation ça faisait trop mauvais genre, n'est-ce pas?  Elle voulut hurler, mais perdre le contrôle maintenant c'était perdre tout court. Il avait prononcé des noms et des mots interdits. Eux ont toujours été là pour moi, toujours, pendant que tu te pavanais avec ta nouvelle petite famille, eux étaient là. Et c'est toi aujourd'hui qui te permets de me faire la morale ?

A nouveau, l'écho lui revint dans le combiné. Elle se mordit la joue en appuyant la tempe sur la vitre de sa voiture. Elle ne voulait plus entendre parler de tout ça, de sa vie d'avant. C'était fini. Elle avait, à force de travail, réussi à mettre ses fantômes dans un coffre-fort et à le serrer à clé. Alors ce n'était pas pour qu'on lui rappelle que ces choses avaient existé un jour.

Mais c'était trop tard, en lui faisant ces remarques, son père avait déjà dilué, involontairement ou non, une goutte de poison dans son esprit. Les ombres étaient apparues à la surface de ses yeux et l'angoisse commençait lentement à lui serrer la gorge.

- Je pense que je vais te laisser, Ambre. Désolé d'avoir perturbé ton emploi du temps si surchargé.

- Ouais, bonne nuit.

Elle avait raccroché avec violence et projeté le téléphone de l'autre côté de sa voiture avant de se mordre violemment le poing pour contrôler son irrépressible envie d'hurler.
Contrôle Ambre, tout va bien. Tu as le contrôle... Soufflait-elle lentement dans son esprit.
Sa lèvre tremblait déjà, mais sans laisser paraître la moindre émotion, ni même la larme qui coulait déjà sur sa joue, elle regarda la nuit diluée par la lumière des lampadaires. Cherchant à contrôler les battements de son cœur qui semblaient s'emballer, elle ne parvenait plus à faire entrer l'air dans ses poumons. Elle devait rentrer, se réfugier chez elle et ne plus en sortir avant demain. Aussi avait-elle attrapé son sac avant de rapidement traverser le trottoir qui la séparait du seuil de sa porte.

Là, dans l'ombre de son appartement, alors qu'elle venait de refermer derrière elle, ses jambes l'abandonnèrent et elle se recroquevilla. Elle ne comprenait pas pourquoi cette allusion avait tout brisé. La réalité, c'était que l'angoisse était là, latente, depuis le jour où elle avait posé un pied à la gare. Mais qu'elle avait été bien trop occupée pour la voir rôder autour d'elle, la suivre telle une ombre. Et désormais qu'elle avait accepté ce moment de pause, elle l'avait saisie à la gorge, aidée par les paroles empoissonnées de son père. Cachant sa tête dans ses genoux, l'enroulant de ses bras, elle espérait ainsi ne plus les voir, ses fantômes.

Ne plus les entendre, ses voix.

Entre deux sanglots, elle essayait de récupérer un peu d'oxygène alors que le poids sur sa poitrine continuait à la comprimer.
Tu es plus forte que ça Ambre. C'est fini, fini. Souffla-t-elle le cœur au bord des lèvres. Aussi rassembla-t-elle le peu de force qui lui resta pour se soulever et tituber jusqu'à la salle de bain. Son liner n'était que cendres qui s'écoulaient sous ses yeux. Sa lèvre inférieure tremblotait alors qu'elle cherchait l'air qui manquait toujours plus. Frénétiquement, elle ouvrit l'armoire sur le côté du labo et attrapa la plaquette pour en sortir deux cachets de couleur rose. Contrôlant le tremblement de sa main, elle les jeta au fond de sa gorge avant de se pencher sur le robinet pour boire deux gorgées d'eau. Peur. Lui criait encore son âme. Cache-toi. Continuait-elle. Elle fermait les yeux et les ombres apparurent encore. Alors, sans avoir le courage d'aller ailleurs, elle enjamba la baignoire pour s'y blondir, tremblante et sanglotante. Reniflant encore l'amertume au fond de son âme.

Lentement les voix s'estompaient et son cœur ralentissait à mesure que son esprit s'engourdissait. Bientôt, sa respiration reprit un rythme plus régulier et l'écho de ses sanglots s'espaça davantage. Ramenant le col de sa veste, elle enroula les bras autour de son sac comme unique réconfort, les yeux toujours grands ouverts. La lumière allumée au-dessus du lavabo reflétait sur elle les sillons de ses larmes et aggravait davantage ses traits tirés par la terreur.
Elle dormirait ici, dans la baignoire.

Au moins, elle était en sécurité, là.

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