La gare de Tomar était en vue.
Lyna peinait à se réjouir après les horreurs auxquelles elle venait d'assister. Mais c’était excitant, cette nouvelle ville dont la réputation était si extravagante, si attrayante. Lyna dévora des yeux chaque panneau, eux-même déjà bien plus neufs qu’elle n’en avait jamais vu.
Elle ne parvenait pas à retirer les hurlements de ses pensées, ils étaient là, en arrière plan dans son esprit. Elle n’osait pas imaginer ce que Kartaz pouvait faire derrière son mur invisible, son plafond de verre inaccessible et l’ampleur de la gangrène qui atteignait la sphère politique. La soif de pouvoir était insatiable. Lyna pouvait trouver un avantage à sa fuite forcée. Si elle était restée dans sa région, coupée de toute information, elle n’aurait jamais su la violence qui se pratiquait. Almar était un pays sordide, cela lui fit l’effet d’une gifle bien plus dure à admettre. Elle n’avait jamais su que si on tentait de passer les frontières, c’était de cette manière qu’elle finirait. Morte dans un coffre de camion.
Elle pensait juste que personne ne souhaitait quitter sa région natale.
Tomar se révélait d’une beauté rare. La ville possédait plusieurs étages, remplis de tourelles, qui montaient de plus en plus haut, de plus en plus fines. Une sorte de pièce montée géante. Chaque niveau représentait un niveau social et une spécialisation, à l’instar des Régions d’Almar. Adossée à une montagne, la cité défiait la plaine vide devant elle. Les coupoles de verre colorées au sommet des bâtiments gris faisaient iriser la ville.
Lione coupa court à son observation en lui tapotant l’épaule.
-Le train a suffisamment ralentit. Il faut sauter maintenant, la gare est trop fréquentée.
Lyna déglutit.
-Je casse le cadenas dans l’interstice. Étant donné qu’ils sont tous brisés, ça ne fera aucune différence à présent.
Il sortit un outil et pendant qu’il s’acharnait dessus, Lyna lui demanda:
-Personne ne va rien dire si les wagons du train sont ouverts?
-Cela m'étonnerait que quelqu'un ose mettre son nez dans ce genre d'affaires.
-Il y a des gens au courant? s’exclama-t-elle, outrée.
-Certainement.
Lione avait des difficultés pour casser le métal épais. Lyna, n’y tenant plus, donna un gros coup de pied dans la porte. La pression soudaine fit céder la totalité du verrou où le loquet cadenassé tenait. Les battants coulissants s’ouvrirent.
-Bon ça c’est fait, cria Lione pour couvrir le bruit du vent et des rails.
Lyna planta fermement ses pieds dans le sol pour contrer l’appel d’air. Lione lui fit signe qu’il était temps de se lancer.
Terrorisée elle tenta de s’élancer mais ses pieds restèrent accrochés au sol. Elle grogna de frustration puis se jeta dans le vide sans plus de cérémonie.
La jeune femme s’écrasa dans l'herbe, brutalement. Elle resta un instant affalée puis se releva pour voir où était tombé son compagnon d’infortune. Il avait sauté quelques mètres plus loin et arrivait déjà dans sa direction. Lyna admira avec agacement l’endurance surnaturelle de Lione, elle qui morflait sérieusement au niveau de l’épaule et avait terriblement mal à la tête après son coup au nez.
Il s’arrêta pour l’attendre et ils se dirigèrent ensemble vers Tomar, elle en claudiquant, lui avec détermination.
Lione avait eu l’occasion de visiter Tomar quand il était encore soldat. Selon lui, entrer ne serait pas problématique. C’était une des rares grandes villes qui ne possédait pas de vérification identitaire. Le Maire avait une politique bien à lui pour diriger la Région 4. Il n’était pas entravé par Kartaz en raison de leur amitié et s’autorisait pas extension quelques libertés.
À l’orée de Tomar, Lyna put enfin admirer avec justesse la splendeur de la citadelle. L’architecture était une prouesse d’ingéniosité et d'esthétisme. Un chemin de mosaïques tapissait le sol devant l’entrée ouest. Lyna réprima un rictus quand elle remarqua la grande bande de tissu qui pendait à l’entrée. Le Gouverneur Kartaz était représenté, dans sa tenue militaire, le regard vers le ciel, un léger sourire aux lèvres. En dessous étaient inscrits les mots Honneur et gloire.
Rapidement, Lyna se rendit compte que le luxe de la ville ne concernait pas le premier niveau. Une pauvreté à crever le cœur hantait les portes principales. Des maisons composées de bois d’où une odeur d’égout s’échappait envahissaient les boyaux des ruelles. Des enfants maigres l'observaient les yeux vides.
Lyna baissait la tête à chaque passants mais se rendit vite compte que c’était inutile. Les habitants ne leur prêtaient aucune attention. Ils étaient si nombreux que les rues étaient continuellement bouchées.
Au-dessus de ce gouffre miséreux, les tourelles et les dômes de vitraux accaparaient le regard, étincelaient sous le soleil. C’était très...tape à l'œil.
Ils entrèrent sans difficulté. L’agent de surveillance était plongé dans une discussion animée avec un collègue, pas le moins du monde gêné de bâcler son travail. Lione lui indiqua un escalier en mauvais état d’un regard. Il était tellement étroit qu’ils grimpèrent l’un après l’autre. Les rues étaient de plus en plus abruptes à mesure qu’ils gravissaient Tomar, il fallait un cœur de fer pour y évoluer.
En arrivant dans le second niveau, Lyna écarquilla les yeux de surprise. Un marché envahissait l’entièreté des artères et allait jusqu’à accaparer la devanture des habitations. Un petit temple Shad se rencognait dans une ruelle, sous des tentures noires et blanches. Quelques Tomariens en sortaient, les mains encore jointes pour la prière.
La foule masquait le sol carrelé et forcait à ralentir l’allure. Les étalages multicolores croulaient de bizarreries. Lyna aperçut un stand louche d’organes d’animaux en bouteille et fronça son nez de dégoût. Elle se rapprocha de Lione qui évoluait avec facilité et attrapa un pan de sa veste pour ne pas le perdre. Des soldats patrouillaient mais restaient bien trop occupés à boire ou à empêcher les clients d’en venir aux mains avec les commerçants. Les affiches des champions Larry et Léonard couvraient les hautes façades. Les files d’attente devant les guichets de dons étaient interminables. Les jauges indiquaient 3000 pièces pour Larry.
Elle sursauta quand on lui attrapa le bras.
-La bonne aventure, ma fille? cria une vieille femme qui tenait un stande de divination.
-Non merci, déclina-t-elle.
Un marchand de livres rares aux reliures exceptionnelles alpaga Lione qui secoua la tête en souriant. Lyna écarquilla les yeux devant un peintre qui proposait un service tout à fait singulier. Il dessinait le portrait des passants, et pour une somme raisonnable. Elle glissa à Lione, pince sans rire:
-Ce ne serait pas judicieux que je lui demande de faire le mien.
Il s’esclaffa.
-Petite salade de criquets? lui proposa-t-il en désignant un étalage à l’hygiène douteuse où s'entassaient des caisses d’insectes diversifiés. Le vendeur tentait tant bien que mal de liquider son stock à coup de rabais.
-Non ça va aller, déclina-t-elle, écoeurée à la vue d’une grosse larve suintante.
-Dommage, les scarabés me faisaient de l’œil. Non, je plaisante, ajouta-t-il, plus sérieux. Je ne mange pas les animaux.
Lya le trouvait bien détendu pour un lieu aussi bondé, où à tout instant quelqu’un pouvait les reconnaître. Il était cependant vrai que les journées de voyage les avaient physiquement métamorphosés.
-Alors soldat, on se relâche?
-Jamais. J’ai analysé les postes militaires, leur trajet de patrouille, les points de mire et avant ça, la carte précise de la ville et ses casernes. Donc à part ne pas paraître suspect et laisser place au destin, ma mission est terminée. Ça en vous bouche un coin mademoiselle?
-Non, j’avais vu la même chose, répondit-elle. Je le dis sans mauvaise foi.
-Mais oui bien sûr. Bon, en réalité, Kami m’a dit que nous n’avions rien à craindre à Tomar. Je lui fais confiance. Et puis je pense qu'avec mes cheveux qui ont repoussé, je n’ai plus l’air d’un militaire et j’espère qu’ils n’ont pas tous un petit exemplaire de mon portrait au fond de leur poche. Et tu n’as rien à voir avec la femme que j’ai rencontré il y a plus de deux semaines. Tu es rousse, sale et habillée n’importe comment, la taquina-t-il. Et ton portrait n’est placardé nulle part. Allez subordonnée, il est temps d’acheter quelque chose parmi ces mets délicieux.
Quelques minutes plus tard, les mains emplis de boulettes de légumes frits dans un cornet en carton, ils ressortirent du stand en vitesse poussés par une femme qui désirait commander.
-Mmmh… c’est exquis! s'exclama Lyna en croquant dans une des petites boules dorées. Qu’est ce qu’il y a dedans?
-Champignons, courgettes,autres légumes, épices.
-C’est délicieux, complimenta-t-elle.
Ils durent se résoudre à grimper les nombreux petits escaliers pour atteindre les étages supérieurs de la ville. Les navettes qui proposaient l'ascension de Tomar sans effort avec un système de poulie requieraient des papiers d’identité. Et une belle somme d’argent en prime qu’ils n’avaient pas.
Après cette nourriture huileuse, Lyna eut du mal à monter dès la première volée de marches. Les escaliers étaient raides et sinueux, serrés et alambiqués. Des hommes ivres dormaient dans les coins, de plus en plus rares au fur et à mesure qu’ils gravissaient la ville. Le ciel se teintait à peine de rose.
Lione la devançait, comme à son habitude, mais finit lui aussi par devenir rouge et à bout de souffle. La citée était diablement haute.
Étrangement, Lyna n’avait pas vu son portrait affiché. Tomar semblait déconnecté du reste du pays. Elle avait seulement vu un écran du Cube de Verre dans le second niveau mais uniquement de loin, car une affluence de spectateurs cachaient l’émission diffusée en continu.
Quand ils arrivèrent enfin au sommet du troisième niveau, Lyna s’écroula par terre, les jambes meurtries, les muscles tétanisés. Elle ne pouvait faire un pas de plus. Lione s’assit tranquillement, la poitrine se soulevant à un rythme saccadé. Il lui fallut quelques minutes pour se relever, déjà prêt à repartir. Lyna lui adressa un regard désespéré et il consentit à attendre.
Soudain il s’écria avec un grand sourire:
-Lyna, regarde! dit-il en pointant du doigt quelque chose derrière elle.
Elle se retourna. Il indiquait un cylindre publicitaire où des affiches s’entassaient.
Lyna se leva avec réticence pour s’approcher. Une femme stylisée y était déssinée, vêtue d’un menteau de fourure à plumes blanches, ses cheveux blonds crantés ondulaient sur ses épaules.
– “Venez assister à la soirée du Chef de Région 4 Antonov Viv pour admirer Rose Desygne, du Cygne en Fleur. Entrée uniquement sur invitation” lut-elle à voix haute pour Lione.
-La représentation aura lieu demain soir dans la résidence privée d’Antonov Viv, se lamenta Lione.
Il soupira et s’assit déprimé.
-C’est lui, l’ami de Kartaz?
-Oui… Le Cygne en Fleur se produit à l’occasion de son célèbre bal annuel qui réunit les plus hauts placés du pays. Chaque année le thème change. Ce sera visiblement le folklore Almarien, demain soir.
-Ringard.
Lione lui adressa un regard courroucé et elle ajouta.
-Nous pourrions peut-être tenter d’entrer en tant que personnel de service, plutôt qu’avec les invités.
Lione resta silencieux puis répondit d’une voix lasse.
-Pourquoi pas. Je n’ai pas d’autre idée de toute façon. Bon, s’exclama-t-il avec un regain d’énergie. Il faut trouver un magasin qui vend des tenues de service. Cela tombe très bien, nous sommes à l’étage des magasins de textile, dont les produits viennent directement de la Région 2. Ce n’est pas impossible que dans ce genre de fête, ils recherchent du personnel de dernière minute. Mais d’abord trouvons un hôtel. Il va faire nuit et je n’ai aucune envie de déambuler dans les rues.
Lyna hocha la tête en signe d’approbation.
-Si tu vois quelque chose de louche, n’importe quoi, n’importe où, on se tire. Compris?
-Oui capitaine!
Lione leva les yeux aux ciel puis tourna sur leur droite pour gagner une rue qui s’ouvrait sur un cinéma dernier cri. Lyna ralentit. Dans sa petite ville du secteur 3, il n’y avait pas de cinéma. Elle avait eu l’occasion d’y aller quelques fois avec sa mère et Thomas quand elle était enfant dans une des grandes métropoles du secteur.. Ils avaient vu Le mugissement d’une montagne qui relatait la vie du précédent Gouverneur et ses grandes décisions politiques face aux militants dégénérés. Les entrées avaient explosées le score cinématographique. Ensuite ils y étaient retournés pour voir Le hideux, racontant l’histoire d’un père de famille égoïste qui avait abandonné sa famille. Lyna s'était retenue de pleurer à plusieurs reprises pendant la séance, le cœur meurtri par cet homme abject, choquée par sa violence.
Ce cinéma était rutilant quoique moins grand que celui qu’elle connaissait. Les tentures rouges et or ouvraient sur une belle billetterie. Les œuvres à l’affiche lui étaient étrangères hormis L’ascension d’un chef, qui revenait régulièrement en salle. Un pancarte annonçait “Rose Desygne bientôt actrice avec Elmund Kaff comme directeur!”
Elle s’extirpa à la contemplation du bâtiment et se hâta de rejoindre Lione, déjà loin. Ses yeux fixaient et se remplissaient de nouveautés. Elle n’avait jamais visité de grande cité comme celle-ci, ce qu’elle voyait lui était inconnu. Elle réprima un mouvement de dégoût quand elle aperçut un musée. L’endroit semblait sordide.
Lione s’était lui aussi arrêté pour le fixer.
-On rentre? proposa-t-il.
Lyna dû sembler hésitante car il insista.
-Je pense que tu devrais voir ça.
Intriguée, elle accepta de pénétrer dans la bâtisse en pierre qui affichait en grosses lettres: Notre Histoire.
L’entrée était sombre en raison des tentures de tissus noir qui recouvraient les murs. Un dédale de salles allongées s’étendait dans l’immeuble. Une serie de photograpies en noir et blanc s’alignaient dans des cadres. Lyna s’approcha. Ce n’était pas seulement des photographies, il y avait de nombreuses gravures. Une femme était representée, martyrisée par un homme laid, qui portait un collier en triangle, le symbole des Millitants. Elle continua vers la seconde où un jeune homme, droit et fier, brandissait de ses mains une torche. Lyna reconnut sans mal le Gouverneur Kartaz. Médusée, elle continua. Toutes ces œuvres, affichées sans ordre chronologique, racontaient l’histoire d’Almar. Une histoire qu’elle savait à présent fausse.
-Voilà comment on peut tenter d’hypnotiser un peuple, chuchota Lione. Et à la longue, avec la bonne personne et le bon contexte, ça marche.