Ils avaient environ deux heures de répit avant le prochain arrêt du train, la gare de Tomar. Ils s’allongèrent sur la paille, les yeux levés vers le bout de ciel bleu que la grille avait libéré. Le mouvement continu du train était reposant, le bruit rythmé des rails endormait doucement Lyna. Ses pensées dérivèrent progressivement vers sa famille. Elle pensait souvent à eux. Que faisaient-ils? Comment avaient-ils pris son départ, ou plutôt sa fuite? Ses parents qui étaient si fidèles au Shadah, lui pardonneront-t-ils un jour. Regrettaient-ils? Qui avait mis son nom? Qui avait donc bien pu mettre son nom?
Elle jeta un coup d’œil discret à Lione. Il semblait lointain, les bras posés derrière la tête avec un air contemplatif. Ses cheveux repoussaient sur sa tête, lui enlevant un peu de sa rigidité militaire.
-À quoi tu penses?
Il sursauta mais sourit en fronçant son nez couvert de tâches de rousseurs. Il paraissait apaisé, plus calme que pendant tous ces jours de marche acharnée, les nuits à la belle étoile, exposés aux intempéries et aux dangers dans de vieux sacs de couchage humides.
-Je suis plus serein, maintenant qu’on a notre billet pour Tomar, avoua-t-il. Mais je pense au reste du voyage surtout. Arrivé dans la ville, je ne sais pas comment nous pourrions trouver l’occasion de rencontrer la troupe d’artistes.
-Comment se nomment-ils?
-Le Cygne en Fleur, c’est ce que Kami m’a révélé juste avant qu’elle ne parte. Je ne pensais pas qu’elle songeait à un groupe si célèbre.
-C’est joli mais je ne les connais pas, s’étonna Lyna.
Lione se redressa sur un coude pour expliquer.
- Ils ne possédaient aucun nom particulier à leurs débuts. Ils voyageaient de village en village pour vivre mais ne jouaient que dans de petites auberges ou des établissements de route. C’était une sorte de compagnie de théâtre qui chante, danse et joue de la musique. Ils se sont fait petit à petit connaître dans la région 4 dont ils sont originaires. Les représentations sont devenues plus travaillées, plus grandioses. Un jour, ils se sont produits à Longov, une grande ville du secteur Énergies, dans un des plus beaux théâtres. Leur popularité a explosé.
L’actrice et chanteuse vedette avait pour habitude de porter de magnifiques tenues de plumes. Elle s’appelle Rose Desygne. Les spectateurs les ont nommé assez rapidement le Cygne et fleur, en hommage à Rose. Ils sont le groupe en vogue du moment. Ils se produisent à présent dans les plus grandes salles d'Almar. Ils ont obtenu l’autorisation de passer les frontières directement par Kartaz. Le secteur Agricole ne possède pas de lieux pour les représentations, ça ne m’étonne pas que tu ne connaisse pas ce groupe. Notre Région est coupée de toute source de divertissement.
-Quel est leur lien avec le club des Mémoires d’Or ?
-Disons que Rose est un membre flottant, comme la majorité de nos membres d’ailleurs. Ces membres adhèrent, approuvent notre cause et peuvent nous aider s’ils le souhaitent ponctuellement. Ils ne dédient pas leur vie au club. Les adhérents sont venus petit à petit au fil des générations et passent principalement par le bouche à oreille. C’est aussi pour ça que Kami ne savait pas exactement où nous devions les chercher. Nous ne possédons aucun moyen pour les contacter. Vu leur popularité, je sais qu’ils sont à Tomar pour un événement. Là-bas, je pense que nous pourrons trouver facilement où ils se produisent. C’est l’approche qui va se compliquer.
Lyna soupira face à l’ampleur de la tâche. Était-ce vraiment le moyen le plus facile pour sortir du pays? Elle commençait à en douter.
-Ne pouvons nous pas…
Elle s’interrompit.
Le train semblait perdre de la vitesse. Lione s’en rendit compte également et se leva pour regarder entre les interstices des planches. Cela faisait à peine une demi-heure qu’ils voyageaient à bord, ce ne pouvait pas être la gare, c’était trop tôt.
Il devint évident que le convoi ralentissait, les roues crissaient avec un long bruit aigu sur les rails. Lyna rejoignit Lione, inquiète. Un courant d’air puissant agita ses cheveux. Une plaine verte s’étendait tout autour, rien de notable aux alentours. Il n'y avait pas d'habitations. L’arrivée à Tomar n’était pas la cause de ce ralentissement.
Le train freina brusquement, les éjectant à l’autre bout du wagon avec violence. Ils s’écrasèrent l’un sur l’autre. Les roues des wagons hurlèrent. Lyna reçut le coude de Lione en plein dans son nez et le sang dégoulina sur sa tunique. Lione se releva immédiatement malgré son arcade sourcilière en charpie pour aller observer à travers les fissures. Lyna boita jusqu’à lui, la main sous son nez pour empêcher l’écoulement.
-Qu’est ce qui se passe? S’exclama-t-elle en commençant sérieusement à paniquer.
-Franchement je ne sais pas. Je sais juste que ce n’est pas la gare…
-Un contrôle ?
-Non, je ne pense pas.
-Alors quoi ? insista-t-elle.
-Je ne sais pas! répliqua-t-il en serrant la mâchoire. Mais j’aurai plus opté pour un souci d’ordre technique. Peut-être que la chaussée… oh mes dieux, allonge-toi! lui ordonna-t-il en chuchotant.
Il s’écrasa au sol. Lyna s’étala à son tour, le cœur battant. Lione mit un doigt sur ses lèvres. Elle se tût, dans l’attente de ce que Lione avait vu avant elle.
Rien de semblait pourtant rompre le calme de la campagne. Des oiseaux chantaient gaiement. Puis un silence pesant s’abattit. La nature avait cessé de bouger, elle aussi. Un moteur sourd se fit entendre.
Et l’horreur commença.
Des coups frappés contre les portes des wagons en amont retentirent. Lyna se crispa, horrifiée. Qui pouvait bien arrêter un train en pleine cambrousse? Il n'y avait qu’une réponse mais elle tentait de ne pas y penser. Le silence revint et la pluie se mit à tomber sur le toit dans un doux clapotis.
Des hurlements de terreur résonnèrent dans le calme pluvieux.
Le sang de Lyna se glaça, et elle dû se retenir de partir en courant muée par un instinct de survie irrépressible. Elle vit l’effroi dans le regard de Lione, ses yeux écarquillés mais elle ne savait pas ce qui arrivait sur eux.
-C’est quoi ça? s’affola-t-elle.
-Une rafle de migrateurs chuchota-t-il. Ceux qui bougent illégalement entre les régions, dit-il d’une voix éteinte.
Son teint avait viré blafard.
-Que leur font-ils? Ils ont mal, ils sont maltraités! C’est illégal ce genre de barbarie!
Lione la regarda dans les yeux avec une lueur dure et lui assena brutalement:
-Pourquoi crois-tu qu’on est au milieu de nulle part?
Lyna se figea d'épouvante. Le dégoût la submergea, la prise de conscience des atrocités que pouvaient commettre les humains à des fins personnelles lui donna la nausée.
Des cris et des pleurs d’enfants s’ajoutèrent au terrible brouhaha. Des supplications retentirent, rapidement réprimées. Des coups pleuvaient au hasard, on entendait les os craquer et les corps s’écrouler. Lyna ferma les yeux.
Un coup brutal sur leur voiture les firent violemment sursauter. Les yeux écarquillés, Lione lui fit signe de ne pas bouger, ce qui était inutile. Lyna n’avait pas l’intention de tenter quoi que ce soit.
-Il faut ouvrir celui-là, cria un homme.
Pétrifiés, Lyna et Lione entendirent des pas chaussés de grosses bottes s’arrêter devant les portes du wagon.
Lione sortit un long couteau de son sac, sans un bruit et Lyna tenta de prendre le sien. Elle tâtonna sans réussir à l’attraper, les mains tremblantes. Elle l’aperçut à deux mètres d’elle, tombé lors de l’arrêt brutal du convoi. Elle serra les dents, un peu de frustration et particulièrement de peur. Un autre homme se mit à crier:
-Tous les cadenas sont là. Les autres n’en avaient pas, on perd du temps. Il ne faut pas que le train arrive trop en retard en gare. Ramenez-vous, bon sang! Le vieux qui a laissé entrer ces pourris, il va morfler. C’était un gars de Midal à ce qui paraît, il s’est cru discret avec ses propos anti-gouvernementaux. Et vu comme il buvait sa cuvée! dit-il avec un rire gras. Ils purulent depuis que la gamine s’est enfuie du Cube de Verre. Ils la cherchent, mais apparemment, ça manque d'efficacité. De bonne volonté selon moi. En tout cas, ils vont le choper tout à l’heure.
-Pendu?
-Oh non, lapidation, au moins.
-Pauvre gars.
-T’en mêle pas. Chacun fait son boulot, il ne faut pas se mêler de ce qui ne nous regarde pas.
Lyna osa respirer quand ils se furent assez éloignés et bénit Lione qui n’avait pas voulu entrer en forçant le cadenas. Leurs corps se relâchèrent.
La violence de l’enlèvement avait redoublé. On entendait des fouets claqués, des hommes hurler de douleur et de peur. Les sons de coups commençaient à être couverts par les pleurs des enfants et des nourrissons.
Lyna se pressa les mains sur les oreilles, des larmes s’échappant de ses yeux sans même sans rendre compte. C’était une honte et la pire atrocité à laquelle elle ait jamais assisté.
Lione avait le visage neutre. Comment pouvait-il rester de marbre face à ce déchaînement de haine?
Une déflagration puissante retentit, suivie d’un silence de mort. Puis les sanglots repartirent de plus belle, plus forts, plus profonds. Plus terrifiants. De nombreux coups de feu retentirent et petit à petit les bruits cessèrent. Le silence reprit place et Lyna supplia d’oublier pourquoi. Lione avait perdu son masque d’indifférence au premier coup de feu. Il s’était mit à haleter, plus blanc que jamais puis s’était recroquevillé sur lui-même. Il n’avait plus bougé depuis.
Le train se remit en marche, le conducteur sûrement grassement payé en dédommagement. Ou peut-être qu’il avait hoché la tête, le cœur en miettes, contraint par le canon d’un fusil froid sur sa tempe.
Lyna se releva doucement, la tête vide. Elle n’avait jamais été aussi écoeurée par son pays. Même lors de sa propre arrestation. Qu’avaient fait ces pauvres gens, à part espérer une vie meilleure dans un autre endroit ? La prise de conscience était amère. Ces violences étaient ignorées par le peuple, Lyna ne s’était jamais douté qu’un crime pareil pouvait être exécuté dans un coin de rue en toute impunité. Elle se sentait vraiment stupide, d’une affreuse innocence. Elle avait assisté à une boucherie.
Le Gouverneur ne dirigeait pas un pays. Il dirigeait un abattoir.
Les hommes étaient répartis dans les mêmes camions qu’à leur arrivée mais les coffres remplis à rabord pour le retour.
Lyna ressentit une intense culpabilité. Elle aurait pû sortir et s’interposer. Elle n’avait même pas bouger et n'avait pas eu l’intention de le faire.
Elle resta prostrée longtemps puis rassembla son courage pour essayer de chasser les pleurs et les gémissements de terreur qui agitaient son esprit, et enfin se lever.
Lione s’était rassis mais ses joues conservaient de longs sillages mouillés. Il n’était pas si imperturbable qu’il n’en avait l’air, les déflagrations des fusils avaient eu raison de sa maîtrise de lui-même.
Elle s’assit doucement devant lui et il sembla enfin la remarquer.
-Excuse-moi. J’étais censé vérifier la sécurité du train et je n’ai pas compris les indices que j’avais sous le nez, lâcha-t-il d’une voix éteinte.
-Arrête. Tu n’es pas mon garde du corps, tu ne me dois rien.
Il se tassa sur lui-même.
-J’ai flanché… chuchota-t-il la voix obstruée. Encore à cause des coups de feu.
-Moi aussi, et alors? Et puis…
Sa voix se brisa.
-Tu te rends compte de ce qu’ils font? s’exclama-t-elle. Ce n’est pas à toi de t’en vouloir, d’avoir honte! C’est eux qui devraient avoir honte…
Elle s’affaissa les mains pressées sur les yeux.
-Je ne pensais pas qu’il était possible d’être aussi cruel sans raison, je ne pensais pas que c’était aussi grave. C’est...
-Je sais.
Il s’approcha d’elle pour lui poser la main sur l’épaule.
-Je sais.
-Ceux qui ont arrêté ou plutôt massacré ces gens… C’était des militaires? demanda-t-elle, hésitante, avec une voix éteinte.
Lione réfléchit un instant puis secoua la tête.
-Non, Kartaz ne s’exposerait pas de cette manière. Je pense que ce sont des organisations illégales qui sont payées pour ça. Des gangs criminels. En échange de travailler avec le gouvernement, ils peuvent continuer leurs activités. Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de missions quand j’étais militaire, mais on nous cachait beaucoup de choses. C’est dur de réellement savoir.
Elle s’essuya les yeux. Elle avait hâte d’en finir avec ce pays fou.
Le train avançait en direction de Tomar, approchant de plus en plus la gare.
Dans l’herbe, à l’endroit où tant d’âmes avaient quitté brutalement leurs corps, il ne restait plus qu’une tâche rouge.
Une grande et laide tâche rouge.
rouge.