À l'image de la miko

Par MarineD

Tobias plia la branche vers lui. Le soleil fit miroiter les minuscules perles transparentes et sucrées qui paraient l'éventail de feuilles vert tendre. Armé d'un petit sécateur, il tailla la base de la tige d'un coup sec et la laissa tomber dans sa hotte, déjà remplie aux deux bons tiers. Bara revint vers lui, moins chargée. Il s'habituait aux outils et travaillait un peu plus vite que la vieille femme. Son dos était encore douloureux, mais il avait espoir de se muscler rapidement.

— Je pense que nous pouvons nous arrêter. Rien de mieux qu'une infusion de jeunes feuilles de frêne pour soulager les articulations.

— C'est un arbre que je connais bien, approuva Tobias. Il en pousse aussi dans ma région.

Les mots qu'il avait choisis éveillèrent en lui un léger vertige. Lentement, à son rythme, il se ré-appropriait l'idée que Ferris était son foyer. Il s'efforçait d'y penser sans ressentiment. Mais Ferris, comme toujours, entraîna ses pensées vers son père, et une boule de colère lui noua la gorge.

Il déglutit, imagina avaler cette colère du même coup, la digérer. Elle ne lui servait à rien. Son père n'avait rien à voir avec les décisions qu'il était en train de prendre. Il les prenait pour lui, pour cesser de se voiler la face, et pour réaliser le vœu de Yoko.

— J'ignore comment vous le préparez chez vous, poursuivit Bara. Nous, nous ferons sécher les feuilles puis les réduirons en poudre. Ensuite, nous porterons des sachets à notre bon doyen. Madame Jihi n'est plus toute jeune, non plus, vous lui en déposerez si vous visitez vos parents.

Ils se laissèrent porter par la pente douce qui descendait en direction du village. Tobias se reposait de moins en moins sur sa béquille, mais le pas lent de Bara restait bienvenu.

— Connaissez-vous personnellement tous les habitants de Minami ? lui demanda-t-il.

— Je pense que oui, répondit la prêtresse. Les parents me présentent leurs bambins, et quand ils grandissent, ils finissent toujours par avoir un problème, rit-elle. Alors je vois défiler chacun d'entre eux au moins quelques fois.

Elle était leur grand-mère à tous, songea Tobias. Il se souvint de la façon dont le masque de salamandre qui cachait ses traits l'avait si longtemps induit en erreur. Dans le respect que manifestaient les nombreux patients de Bara à son égard, il ne voyait que la déférence envers la chamane. Il ne faisait pas la différence entre qui venait la voir pour un remède ou pour une prière. Et pour beaucoup de gens ici, les deux formaient bel et bien un tout.

Pourtant, la foi n'était qu'un aspect de la vie de Bara. Derrière le masque existait une vieille femme au tempérament bien trempé, profondément serviable. Toute personne entrant chez elle avait droit à son attention. C'étaient moins les croyances qui poussaient les villageois à frapper à sa porte que l'assurance qu'ils seraient écoutés et soutenus. Le masque de chamane faisait partie intégrante d'une identité plus complexe, plus complète.

— Vous êtes bien silencieux, tout à coup.

Tobias réalisa qu'ils avaient englouti une bonne partie du chemin depuis qu'il s'était perdu dans ses pensées.

— Je me rappelais de vieux rêves d'enfance, répondit-il, quand on me répétait sans cesse que je dirigerais un jour le duché à la place de mon père. Je voulais être un chef sage, généreux, bâtir de grandes infrastructures publiques qui profiteraient à tous. Je voulais connaître toutes les facettes de la vie de mon peuple pour faire de Ferris le duché où l'on vivrait le mieux.

— Et qu'est-ce qui vous en empêche ? demanda Bara.

Tobias considéra une dernière fois l'idée de s'établir à Minami, se sentant déjà prêt à l'abandonner. Il n'était pas croyant. Il ne pouvait aborder l'étude des esprits de la même manière que la prêtresse. Ce n'était pas le genre de masque qu'il pouvait porter, pas sans avoir l'impression de jouer un rôle. Pour avoir droit à la magie, il lui fallait rester en dehors de la pensée akajine, rester Athosien.

Mais il serait un Athosien un peu différent ; un qui aurait vu la beauté de qui réfléchit au sens de chaque geste et sait rester concentré sur l'instant présent ; un qui aurait témoigné du respect et de la reconnaissance véritable que l'on accorde à un chef qui se retrousse les manches et donne de sa vie pour soulager les maux des siens. Pouvait-il être de ces chefs-là ?

Il se fendit d'un sourire.

— Rien ne m'en empêche. Rien du tout.

***

Tobias trouva ses parents en pleine visite du jardin de la maison de thé, accompagnés des employés qui s'étaient joints au voyage. Quoique plus vaste que les jardinets des habitations, il était moins étendu que le plus petit parc de Ferris. Le pas de la promenade était cependant si lent qu'elle occuperait la suite un bon moment. Tobias, avec sa béquille, marchait même plus vite que les hommes les plus élancés, qui discutaient entre eux, en mettant de temps à autre un pied devant l'autre.

Il fut accueilli avec un certain enthousiasme, des mêmes « Aaah » qui marquent l'entrée de l'enfant dont on fête l'anniversaire ou du jeune lauréat dont on s'apprête à boire au diplôme.

— Nous commencions à craindre de ne pas te voir de la matinée, dit la duchesse.

Tobias dut la fixer un court instant pour comprendre ce qui clochait. La nouveauté tenait dans sa coiffure. Trouvant exotiques les longues épingles vernies des femmes akajines, elle avait certainement demandé à madame Jihi ou à une autre native d'arranger ses cheveux ce jour-là. Il la complimenta pour lui faire plaisir et se tourna vers son père.

— Puis-je vous parler un moment ?

Ils firent marche arrière en direction du bassin des carpes tandis que Préséa s'arrêtait à l'ombre d'un arbre à miel, en compagnie de madame Ueno.

— Tes lettres n'indiquaient rien de ton travail auprès de cette prêtresse, commença Édouard, au courant de la récolte de frêne du matin. Cela m'a un peu surpris, mais je suis fier que tu aies choisi une telle activité pour occuper ton temps ici.

La remarque était sincère, quoique saupoudrée de critique. Le duc entendait l'importance des livres, mais avait toujours vu d'un œil préoccupé la quantité d'heures que son fils y passait plongé. Le voir s'atteler à des tâches plus concrètes avait de quoi le satisfaire.

— Père, j'ai réfléchi à notre dernière conversation. Il me faut vous le demander avec franchise. Avez-vous l'intention de me nommer à votre suite ?

Les yeux d'Édouard passèrent des carpes koï à Tobias.

— Naturellement. La question de nommer un autre successeur a évidemment été soulevée suite à ton accident, admit-il. Diriger un duché demande une certaine forme physique. Ces deux dernières années, l'avenir de Ferris est resté très flou, on m'a souvent reproché de ne pas prendre de décision à ce sujet. Mais aujourd'hui tu es remis, et tu as été préparé à ce rôle.

Il avançait tous ces arguments comme pour défier Tobias de discuter.

— Je ne suis pas entièrement remis, à dire vrai. Ma ré-éducation se poursuit, et je pense qu'une saison de plus auprès de Bara me permettra de récupérer la majeure partie de mes capacités. Je devrais être ensuite en mesure de revenir.

— Je suis ravi de l'entendre, fit le duc en attendant le « mais » qui se profilait.

— Vous devez cependant comprendre ma position. Ma vie est mienne, et la succession est autant ma décision que la vôtre.

Édouard ouvrit la bouche pour répliquer.

— Laissez-moi terminer et permettez-moi de vous rassurer sans attendre. Je n'ai pas l'intention de me dérober à mes devoirs. Simplement, si je suis amené à diriger les affaires de Ferris, j'aimerais avoir l'opportunité de m'investir dès maintenant, et à ma manière.

— Je t'écoute, répondit le duc, sincèrement curieux.

Il ne s'attendait pas à la tournure que prenait la conversation. Le jeune homme devant lui faisait preuve d'une maturité qu'il ne lui connaissait pas. Oh, Tobias avait toujours été très sérieux, cela ne prêtait pas à discussion. Mais sérieux et maturité sont deux caractères bien différents, et Édouard devait souvent rappeler à son fils ce qui était important ou non.

— Je vis à Minami depuis environ un an, maintenant. Vous devez comprendre que je suis attaché à ce pays et à ses habitants. Comment avez-vous trouvé le thé de madame Ueno ? demanda soudain Tobias avec un mouvement de tête vers la maison.

— Absolument délicieux.

— Je crois que nos concitoyens sauraient également l'apprécier. Il se trouve que Yoko est la fille de Sachi Ueno, la directrice de l'usine de fabrication de thé qui fournit cette maison, ainsi que la boutique de Ferris, que mère affectionne tant.

— Je pense deviner où tu veux en venir.

Le Mur et la protection qu'il offrait contre la barbarie des tribus païennes étaient profondément ancrés dans l'inconscient athosien. Mais une journée à explorer Minami avait suffi à Édouard pour déceler le potentiel caché sous cette couverture de vie paysanne. Le thé, les paravents, les peintures florales, les accessoires de mode... tout cela revêtait un exotisme qui pourrait plaire aux gens de Ferris, en particulier dans le contexte conflictuel entre l'Empire et les Terres Libres. Ces derniers mois, le sud était devenu source d'angoisse et d'incertitude. La découverte des saveurs du nord permettrait au peuple d'oublier sa peur.

— Le temps des premières récoltes approche, poursuivit Tobias. D'ici quelques jours, Yoko va se mettre en route vers l'usine, qui se trouve plus à l'ouest. J'ai l'intention de l'accompagner et de me présenter à Sachi Ueno. Je vais faire de Yoko ma principale associée.

Dans l'esprit d'Édouard flotta la mise en garde de la duchesse « Cette Yoko est plus importante que tu ne le crois. » Ainsi se concluait donc ce numéro de fils modèle.

— Père, Yoko est très importante pour moi. Je souhaite qu'elle entre dans l'équation de la succession. Elle est intelligente et compétente, c'est une compagne de choix.

— C'est une paysanne.

— Non, c'est un joker.

Édouard fronça les sourcils.

— Réfléchissez. Le Pays Rouge est un pays très peu fédéré. Ils ont des seigneurs et des religieux influents à leur échelle, mais pas de gouvernement unique. Chaque communauté choisit plus ou moins ses porte-paroles. Et de l'autre côté du Mur, le royaume n'a qu'une connaissance infime de cet état de fait. Nous pouvons faire de Yoko qui nous voulons. Et je veux faire d'elle la première interlocutrice dans nos échanges avec le Pays Rouge. Nous travaillerons l'image de la fabrique de thé afin de la présenter en tant qu'entreprise familiale de renom. Je ferai reconnaître les Akajins par nos concitoyens comme des partenaires sérieux. Et l'une de vos amies m'y a d'ailleurs déjà aidé.

— Mais de qui parles-tu ?

— De la duchesse Janu Gaeru, bien entendu.

— Ooohr, fit le duc en secouant la tête.

Tobias, souriant, paraissait satisfait de sa plaisanterie.

— Elle n'est peut-être pas Akajine, mais elle a prouvé la puissance magique des communautés du nord et leur capacité à rafler un de nos duchés. C'est une condition sine qua non, père. Laissez-moi m'investir dans ce projet et gagner le droit d'épouser Yoko. En contrepartie, je ferai tout ce que vous estimez nécessaire pour me préparer à la direction de Ferris.

Le duc Édouard expira longuement, les bras croisés.

— On dirait que tu as bien réfléchi. Ton marché me paraît raisonnable, mais il y manque une clause. Si tu échoues à rendre ces importations akajines attractives et que Yoko Ueno ne gagne pas en notoriété, il me semble que tu devras renoncer à elle.

— Je l'entends bien, admit Tobias.

Mais Édouard ne sut dire s'il était sincère ou se contentait de clore le débat. Cela dit, la question ne se poserait peut-être pas. Cela pouvait fonctionner. Voilà qui était bien de Tobias... du Tobias d'avant l'accident. Alors qu'on le croyait noyé quelque part sous ses livres et que chacun ignorait où le trouver, tout à coup, on apprenait qu'il avait été vu en ville, à annoncer la modernisation des lavoirs publics à l'aide d'un système à orbes d'eau mimant les machines à laver individuelles.

Quelques années plus tard, entré dans l'âge adulte, il choisissait une nouvelle lubie à sa mesure... abattre le Mur d'Athos.

 

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