A propos de mère

Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous :)

Avant de continuer, je dois vous parler de mon enfance. Vous verrez que nos vies ne diffèrent pas beaucoup des vôtres, que les lois physiques qui régissent cette planète sont les mêmes que celles que vous connaissez et pourtant… Tout est dissemblable à la fois. Ne commettez pas l’erreur de croire que Gaz soit une copie de la Terre. Ensuite et surtout, je dois vous parler de mon enfance car les faits doivent être racontés tels que je les ai vécus. Sans cet aperçu de mes jeunes révolutions, vous ne pourrez comprendre qui j’étais à votre arrivée, vous ne pourrez savoir à quel point j’étais perdu, à quel point je me suis battu contre mon clan et moi-même pour être assis ici, avec vous, et vous faire part de ma proposition, la seule et unique proposition viable pour nos deux peuples. Oui, tout cela est vital afin que vous preniez conscience de la valeur de ce que je vous offre.

J’ai dit juste avant que j’avais hâte de quitter ma prison, mais en vérité j’aurais dû formuler mes propos ainsi : « hâte de quitter ma prison dorée » ; car je n’ai manqué de rien durant ma jeunesse, si ce n’est d’un peu de liberté et de beaucoup d’amour maternel. Nous habitons dans des ambroises, d’immenses gemmes fossiles disséminées un peu partout sur la planète. J’ai grandi face à un océan de glace, dans une ambroise modeste. Cela équivaudrait à une petite ferme de campagne chez vous. Je vivais là avec Mère et notre domesticité, une vingtaine de Gaz d’horizons différents, en autarcie. Notre ambroise s’incruste au pied d’une vertigineuse falaise évaporites. Quelques dépendances parsèment ici et là les hauteurs de la roche, et nous avons creusé plusieurs galeries dans les parois afin d’en extraire les minéraux nécessaires à nos besoins. Nous avons aussi deux ambroisettes sur la plage, dans la zone intertidale. Nous nous y rendons à marée haute pour forer la glace saline de l’océan. Le chlore et le fluor sont des mets que nous apprécions particulièrement et ils se trouvent en belle quantité dans nos mers comme dans les vôtres. Nous vivions à l’écart du clan principal, dont j’ignorais presque tout à l’époque, subsistant sur les produits de notre ferme.

Je ne manquais pas de compagnie non plus. Mère était toujours très occupée par ses travaux de recherches mais les domestiques étaient tous gentils et attentionnés envers moi. Certains avaient des gazillons, dont quelques-uns de mon âge. Nous formâmes vite une bande inséparable, liée par tous les serments d’amitié possible. Mon meilleur ami s’appelait Pol. C’était un gazillon téméraire, la traîne tourbillonnante, le visage toujours barré d’un grand sourire et les volutes capillaires en bataille. Sous son air goguenard se cachait un esprit vif et rusé. J’admirais son énergie débordante et sa volonté sans faille. Il n’avait qu’un projet d’avenir : reprendre l’intendance de l’ambroise, et je savais qu’il réussirait. Il avait la détermination pour cela.

Et quid de Mère, plus précisément ? Je l’aimais autant que je la craignais, comme tous les habitants de notre ambroise. Quand on la voyait, on ne pouvait ressentir que cela : peur et adoration. Ou adoration puis peur, dans le sens que vous voulez. La seule vue de Mère imposait le silence et dès qu’elle ouvrait la bouche, nous buvions le moindre de ses mots. Elle était intransigeante sur tout. Son mantra : « La perfection ou rien ». Je l’entendais le répéter au moins deux fois par jour. Son sourire sévère avait traumatisé plus d’un gazillon. Ses traits stricts, tirés vers le bas, faisaient baisser les yeux des domestiques. Et son regard transperçait nos âmes. Même Ild, ma nourrice, une veille Néon des plus pragmatiques, était convaincue que Mère savait lire dans nos pensées.

— Son Quantique lui permet de voir à travers nous comme dans du cristal ! disait-elle souvent.

Nous sommes nés du Mouvement et le Mouvement nous habite. Il nous confère une force que vous qualifieriez de magique, plus ou moins présente selon notre nature de Gaz : le Quantique. Mère l’utilisait comme on respire. Elle semblait toujours enveloppée d’une aura de pouvoir. Son Quantique était d’une puissance incroyable, et si tous les Gaz le possédant de notre ambroise avait ajouté leurs forces, ils ne seraient pas arrivés à la traîne de Mère.

Elle imposait aussi le respect par son physique hors du commun. C’était une Hélium Quatre, grande, volumineuse, avec des formes souples et rondes qui s’opposaient à ses traits sévères. Elle avait la traîne la plus longue que je n’avais jamais vue, marque de son grand âge, et d’une clarté rare. Ses filaments capillaires, frisés, formaient une véritable couronne de lumière orangée autour de son visage. Ses yeux noirs, comme ceux de tous les Gaz, étaient irisés de bleu électrique et ressortaient particulièrement bien de cette masse rousse. Les épaules toujours en arrière, le torse bien droit, elle avait un port altier digne de sa moralité et de la force ses principes. Il n’y avait personne, au sein du clan, plus à cheval qu’elle sur les valeurs des Gaz.

Notre société est, d’une part, guidée par notre culte du Mouvement ainsi que l’étude des tablettes sacrées et, d’une autre part, régie par un code de Noblesse, une loi orale composée de principes de bonnes conduites. Etant son fils, elle attendait de moi d’être un véritable exemple… « La perfection ou rien ». J’avais donc droit tous les jours à des leçons de maintien, de bienséance, de discours, de théologie, de débat, de rhétorique et j’en passe, en plus des matières classiques inculquées à chaque gazillon. Je ne m’en plaignais pas vraiment, j’étais de nature curieuse, j’adorais apprendre.

Mais mon précepteur, le célèbre Argon Xep, savant et lettré, était aussi implacable que Mère. L’un et l’autre reprenaient sévèrement le moindre de mes écarts : « Hel, ne jurez pas » ; « Hel, tenez-vous droit et maîtrisé votre traîne ! » ; « Hel, ne criez pas ainsi lorsque vous jouez, un peu de dignité ! ». Si bien que j’avais parfois l’impression de ne pouvoir respirer sans leur autorisation. Grâce aux ruses de Pol, et à la complicité coupable d’Ild, j’arrivais cependant à leur échapper de temps et temps. Je fusais alors sur la plage, ou dans les falaises, rejoindre ma bande pour faire, comme vous dites, « les quatre cents coups ». Explorations intrépides, jeu du Passeur et des Errants, courses d’obstacles pour tenter de réveiller notre Quantique – souvent en vain – ainsi que batailles épiques étaient au programme. Les révolutions passant, c’était surtout bataille sur bataille. Avant de rentrer chez moi, je faisais toujours un détour chez ma vieille nourrice qui utilisait son faible Quantique – mais pratique – pour me dépoussiérer et me soigner, afin que Xep et Mère ne puissent rien deviner.

En privé, Mère changeait légèrement. Sous son apparence austère et son attitude froide, transparaissait un peu d’affection. Ses expressions étaient plus détendues, sa voix plus douce. Ses yeux brillaient d’une tendresse discrète qui n’appartenait qu’à moi. C’était peu, mais c’était tellement plus que ce qu’elle donnait aux autres que je m’en consolais. Je me disais que son travail était important, que je ne devais pas l’importuner. Le soir, nous avions notre rituel. Elle s’asseyait au bord de mon lit et me racontait nos textes sacrés : l’origine du Quantique, la naissance des Ancêtres, le Jugement de l’Âme… et quand elle était d’humeur légère, elle s’aventurait à chanter les ballades des Héros, de rares élus qui luttaient pour protéger le clan des menaces, les exploits de l’Ordre des Quantiques ou même le lai des Strigides, ces créatures qui pouvaient voler des jours et de nuit sans se fatiguer et dont les plumes de la plus célèbres, Mahat, servait à juger les âmes des figés. J’adorais l’écouter. Mes histoires préférées étaient celles des Héros. Un jour, je serais comme eux. C’était mon rêve le plus cher. Être élu par les Ancêtres pour protéger les Gaz contre le danger. Il n’y en avait eu que trois dans l’Histoire, et il était très peu probable qu’un nouveau Héros soit nécessaire avant longtemps, mais j’y croyais dur comme fer. Au moment de se coucher, Mère m’enlaçait d’un geste maladroit mais plein de force. Je pouvais alors humer son parfum d’après la pluie et j’étais le gazillon le plus heureux du monde, car je savais être le seul à connaître cette odeur. Quand le câlin durait un peu plus longtemps, mes yeux me piquaient et ma gorge se serrait. Cela signifiait que Mère partait en voyage. Il lui arrivait de s’absenter plusieurs jours. C’était des jours de liesse dans notre ambroise, et même les plus loyaux des domestiques s’autorisaient un peu de relâchement. Si mon précepteur Xep l’accompagnait, ce qui arrivait souvent, je profitais aussi de ce regain de liberté, mais je restais les atomes lourds, impatient de voir la capsule de voyage de Mère se redessiner sur la plage. Quand elle rentrait, c’était toujours avec des babioles curieuses et de nouvelles histoires à raconter. Nous passions, avec nos serviteurs les plus proches, l’après-midi dans la salle commune à écouter sa voix mélodieuse, puis la soirée s’éternisait autour d’un excellent repas. J’adorais le silence qui s’installait après, petit à petit, le silence des ventres repus et des esprits embrumés de bonne humeur.

Je voulais que rien ne me prive des fragiles attentions maternelles dont je jouissais. Je m’attachais à ne rien faire qui puisse fâcher Mère. Afin de lui faire plaisir, je respectais aussi scrupuleusement que possible le code de Noblesse du clan. Un vrai défi quand on est jeune, qu’on ne tient pas en place…  et qu’on est un gazillon curieux, au-delà de toute mesure du raisonnable. Une règle me posait particulièrement problème : le Scellé des Interrogations. Nous considérons comme extrêmement malpoli de quémander des informations. Poser une question est très mal vu. Cette tradition s’explique du fait de notre nature même de Gaz. Contrairement à vous, nous existons simultanément dans cette dimension et dans la dimension quantique. Nous avons donc une perception différente du temps qui s’écoule, de la matière... Quand vous envisagerez le futur, j’y serais déjà allé et il sera mon passé. Là où vous observez un obstacle solide, je vois du vide. Mais j’y reviendrais plus tard… En tous les cas, les remontrances suivantes furent de celles qui hantèrent ma jeunesse, plus encore que les réprimande sur le langage ou mon maintien : « Hel, cessez de poser des questions ! Ne demandez plus rien ! Ne m’interrompez pas ! J’expliquerais ce que vous avez à savoir et c’est tout ! »

Notre planète a trois soleils, qui se lèvent à plusieurs heures d’intervalle et se couchent dans l’ordre inverse de leur lever. Quand les trois astres sont dans le ciel, nous sommes soumis à une telle pluie de photons que notre excitation est à son maximum et nous débordons d’énergie. Les adultes ont appris à se maîtriser, mais quand on est un gazillon en pleine croissance, c’est juste mission impossible. Nous recevons une telle dose de lumière que nous devenons incontrôlables. Pour ma part, cela se traduisait par une exacerbation de ma nature curieuse. J’étais assailli par mon propre esprit, je croulais sous les questions au point de suffoquer. La température de Gaz pouvait-elle augmenter assez pour faire fondre l’océan ? Pouvions-nous survivre dans ces conditions ? Comment identifier la saturation en poudre de charbon de l’air d’une galerie ? La planète était-elle ronde ? Comment le prouver ? Les Errants existaient-ils vraiment et si oui, qui était le Passeur ? A quoi faisait référence l’argent liquide qui permettait du passer « du tangible au quantique » et inversement ? Etc. Etc.  Mais là où la curiosité me dévorait vraiment, c’était à propos de mon deuxième parent. J’avais une mère, quand mes camarades avaient deux mères, deux pères ou l’un et l’autre. Ce n’était pas vraiment un problème en soit, une mère me suffisait, mais vous savez comme les enfants peuvent être cruels entre eux. Les autres ne cessaient de me demander où était mon autre géniteur et petit à petit, seules les hypothèses les moins reluisantes restaient dans les esprits. J’avais besoin de savoir la vérité afin de pouvoir répondre aux langues de sel. Souvent, je caressais l’idée de formuler à voix haute ma question. Où était cette autre figure adulte qui aurait dû partager notre quotidien ? Je n’osais pas, pour toutes les raisons que je viens d’expliquer. Et comment aborder un sujet si intime et personnel avec une mère si distante ?

Quand bien même j’aurai eu le courage, forts de leur fierté et de leur noblesse des Gaz, Xep et Mère ne répondaient jamais à mes questions. Je me heurtais à des vrais murs. Autant je pouvais accepter cela de mon précepteur, autant je trouvais cela de plus en plus difficile à supporter de Mère. Pol, lui, pouvait compter sur sa mère pour le soutenir. Elle l’éduquait bien, il était poli, il avait les manières qu’il fallait… et elle répondait à ses questions quand même. Mes autres camarades ne s’en vantaient pas, mais je savais que, de même, leurs parents faisaient de petites entorses au code de Noblesse pour les aider à avancer dans leurs apprentissages en assouvissant de temps en temps leur curiosité adolescente. Ma frustration grandissait à chaque révolution. Je ne comprenais pas que Mère n’accepte pas de faire quelques exceptions, surtout pour moi, son fils. Ne méritais-je pas son secours ? A quoi bon cette droiture et cette noblesse si cela faisait souffrir nos proches ?

Les premières révolutions, dès que je posais une question malgré moi – et cela m’arrivait souvent – elle me rappelait avec patience que ce n’était pas une attitude digne d’un Gaz, que je devais apprendre à me maîtriser. Petit à petit, elle devint moins loquace et ignora simplement mes interrogations, jusqu’à ce qu’un jour, elle se fâcha réellement. Dès lors, quand les trois soleils étaient dans le ciel et que mon excitation photonique était au plus haut, je me réfugiais dans les ambroisettes de la plage, sur une corniche isolée en haut des falaises ou voguais sur un lac de chalcantites, et je restais seul à me morfondre avec mes questions. Quand j’étais de meilleure humeur, je rejoignais mes amis pour explorer les alentours de l’ambroise. Au début, Xep se fâcha de mes fugues et, à chaque fois que je rentrais, il m’incendiait et réprouvait mon attitude. Bien vite, il comprit que je préférais ses sermons à la possibilité de décevoir Mère en posant des questions à tout va et il arrangea notre emploi du temps pour intégrer à nos leçons ces pauses d’après-midi.

Si je voulais des réponses, mes options étaient donc comptées : trouver des informations auprès d’autres personnes que Mère et Xep, me cultiver moi-même dans notre bibliothèque ou abandonner mes réflexions. Je détestais lire. Et je détestais abandonner. Restait donc la solution d’acquérir les informations grâce aux autres. Mais il était impensable de poser mes questions de front, Xep et Mère l’auraient su immédiatement. Dans ces situations, on apprend à tricher. À orienter les conversations, à énoncer des faits avec juste un soupçon de doute dans la voix pour permettre à l’interlocuteur de rebondir sur le sujet sans en avoir l’air... On laisse traîner ses oreilles partout, on connaît les passages les plus secrets des lieux qui nous abritent, on se fait petit au point que tout le monde nous oublie et parle sans prêter garde à notre présence. C’était sournois, je frôlais parfois la manipulation indigne auprès de nos domestiques les plus simples d’esprit, mais ainsi j’éludais petit à petit mes interrogations. Pol adorait m’assister dans ces missions de pêches aux informations et sa nature rusée se prêtait particulièrement bien aux difficultés de ces approches. Nous formions un duo imparable.

Pour ce qui était de mon deuxième parent, je n’envisageais même pas d’aborder le point avec un serviteur. Quelqu’un comme la vieille Ild aurait sans aucun doute pu me donner des réponses, mais Mère m’aurait écorché vif, si c’était possible. Ma seule solution pour ce problème particulier était d’attendre que Mère initie elle-même la conversation. Je trouvais cela injuste. C’était moi qui planais dans l’ignorance, moi qui souffrais des railleries de mes camarades et de ces non-dits. Mais briser le scellé des Interrogations volontairement pour aborder le sujet aurait été franchir une limite de trop. Je le pressentais au plus profond de mes atomes. J’avais peur, bien trop peur, pour le tenter. Jamais encore je n’avais été vraiment puni, jamais je n’avais vu Mère en colère au point d’élever la voix, mais j’avais déjà eu droit à des remontrances sévères, à des promesses sur le sort qui m’attendait si je persévérais dans mes écarts de conduite. L’éclat glacé dans le regard électrique de Mère, lors de ces rappels à l’ordre, me permettait de certifier qu’elle mettrait ses menaces à exécution si je venais à abuser. Et qu’elle le ferait sans sourciller.

Avant de continuer, je dois vous parler de mon enfance. Vous verrez que nos vies ne diffèrent pas beaucoup des vôtres, que les lois physiques qui régissent cette planète sont les mêmes que celles que vous connaissez et pourtant… Tout est dissemblable à la fois. Ne commettez pas l’erreur de croire que Gaz soit une copie de la Terre. Ensuite et surtout, je dois vous parler de mon enfance car les faits doivent être racontés tels que je les ai vécus. Sans cet aperçu de mes jeunes révolutions, vous ne pourrez comprendre qui j’étais à votre arrivée, vous ne pourrez savoir à quel point j’étais perdu, à quel point je me suis battu contre mon clan et moi-même pour être assis ici, avec vous, et vous faire part de ma proposition, la seule et unique proposition viable pour nos deux peuples. Oui, tout cela est vital afin que vous preniez conscience de la valeur de ce que je vous offre.

J’ai dit juste avant que j’avais hâte de quitter ma prison, mais en vérité j’aurais dû formuler mes propos ainsi : « hâte de quitter ma prison dorée » ; car je n’ai manqué de rien durant ma jeunesse, si ce n’est d’un peu de liberté et de beaucoup d’amour maternel. Nous habitons dans des ambroises, d’immenses gemmes fossiles disséminées un peu partout sur la planète. J’ai grandi face à un océan de glace, dans une ambroise modeste. Cela équivaudrait à une petite ferme de campagne chez vous. Je vivais là avec Mère et notre domesticité, une vingtaine de Gaz d’horizons différents, en autarcie. Notre ambroise s’incruste au pied d’une vertigineuse falaise évaporites. Quelques dépendances parsèment ici et là les hauteurs de la roche, et nous avons creusé plusieurs galeries dans les parois afin d’en extraire les minéraux nécessaires à nos besoins. Nous avons aussi deux ambroisettes sur la plage, dans la zone intertidale. Nous nous y rendons à marée haute pour forer la glace saline de l’océan. Le chlore et le fluor sont des mets que nous apprécions particulièrement et ils se trouvent en belle quantité dans nos mers comme dans les vôtres. Nous vivions à l’écart du clan principal, dont j’ignorais presque tout à l’époque, subsistant sur les produits de notre ferme.

Je ne manquais pas de compagnie non plus. Mère était toujours très occupée par ses travaux de recherches mais les domestiques étaient tous gentils et attentionnés envers moi. Certains avaient des gazillons, dont quelques-uns de mon âge. Nous formâmes vite une bande inséparable, liée par tous les serments d’amitié possible. Mon meilleur ami s’appelait Pol. C’était un gazillon téméraire, la traîne tourbillonnante, le visage toujours barré d’un grand sourire et les volutes capillaires en bataille. Sous son air goguenard se cachait un esprit vif et rusé. J’admirais son énergie débordante et sa volonté sans faille. Il n’avait qu’un projet d’avenir : reprendre l’intendance de l’ambroise, et je savais qu’il réussirait. Il avait la détermination pour cela.

Et quid de Mère, plus précisément ? Je l’aimais autant que je la craignais, comme tous les habitants de notre ambroise. Quand on la voyait, on ne pouvait ressentir que cela : peur et adoration. Ou adoration puis peur, dans le sens que vous voulez. La seule vue de Mère imposait le silence et dès qu’elle ouvrait la bouche, nous buvions le moindre de ses mots. Elle était intransigeante sur tout. Son mantra : « La perfection ou rien ». Je l’entendais le répéter au moins deux fois par jour. Son sourire sévère avait traumatisé plus d’un gazillon. Ses traits stricts, tirés vers le bas, faisaient baisser les yeux des domestiques. Et son regard transperçait nos âmes. Même Ild, ma nourrice, une veille Néon des plus pragmatiques, était convaincue que Mère savait lire dans nos pensées.

— Son Quantique lui permet de voir à travers nous comme dans du cristal ! disait-elle souvent.

Nous sommes nés du Mouvement et le Mouvement nous habite. Il nous confère une force que vous qualifieriez de magique, plus ou moins présente selon notre nature de Gaz : le Quantique. Mère l’utilisait comme on respire. Elle semblait toujours enveloppée d’une aura de pouvoir. Son Quantique était d’une puissance incroyable, et si tous les Gaz le possédant de notre ambroise avait ajouté leurs forces, ils ne seraient pas arrivés à la traîne de Mère.

Elle imposait aussi le respect par son physique hors du commun. C’était une Hélium Quatre, grande, volumineuse, avec des formes souples et rondes qui s’opposaient à ses traits sévères. Elle avait la traîne la plus longue que je n’avais jamais vue, marque de son grand âge, et d’une clarté rare. Ses filaments capillaires, frisés, formaient une véritable couronne de lumière orangée autour de son visage. Ses yeux noirs, comme ceux de tous les Gaz, étaient irisés de bleu électrique et ressortaient particulièrement bien de cette masse rousse. Les épaules toujours en arrière, le torse bien droit, elle avait un port altier digne de sa moralité et de la force ses principes. Il n’y avait personne, au sein du clan, plus à cheval qu’elle sur les valeurs des Gaz.

Notre société est, d’une part, guidée par notre culte du Mouvement ainsi que l’étude des tablettes sacrées et, d’une autre part, régie par un code de Noblesse, une loi orale composée de principes de bonnes conduites. Etant son fils, elle attendait de moi d’être un véritable exemple… « La perfection ou rien ». J’avais donc droit tous les jours à des leçons de maintien, de bienséance, de discours, de théologie, de débat, de rhétorique et j’en passe, en plus des matières classiques inculquées à chaque gazillon. Je ne m’en plaignais pas vraiment, j’étais de nature curieuse, j’adorais apprendre.

Mais mon précepteur, le célèbre Argon Xep, savant et lettré, était aussi implacable que Mère. L’un et l’autre reprenaient sévèrement le moindre de mes écarts : « Hel, ne jurez pas » ; « Hel, tenez-vous droit et maîtrisé votre traîne ! » ; « Hel, ne criez pas ainsi lorsque vous jouez, un peu de dignité ! ». Si bien que j’avais parfois l’impression de ne pouvoir respirer sans leur autorisation. Grâce aux ruses de Pol, et à la complicité coupable d’Ild, j’arrivais cependant à leur échapper de temps et temps. Je fusais alors sur la plage, ou dans les falaises, rejoindre ma bande pour faire, comme vous dites, « les quatre cents coups ». Explorations intrépides, jeu du Passeur et des Errants, courses d’obstacles pour tenter de réveiller notre Quantique – souvent en vain – ainsi que batailles épiques étaient au programme. Les révolutions passant, c’était surtout bataille sur bataille. Avant de rentrer chez moi, je faisais toujours un détour chez ma vieille nourrice qui utilisait son faible Quantique – mais pratique – pour me dépoussiérer et me soigner, afin que Xep et Mère ne puissent rien deviner.

En privé, Mère changeait légèrement. Sous son apparence austère et son attitude froide, transparaissait un peu d’affection. Ses expressions étaient plus détendues, sa voix plus douce. Ses yeux brillaient d’une tendresse discrète qui n’appartenait qu’à moi. C’était peu, mais c’était tellement plus que ce qu’elle donnait aux autres que je m’en consolais. Je me disais que son travail était important, que je ne devais pas l’importuner. Le soir, nous avions notre rituel. Elle s’asseyait au bord de mon lit et me racontait nos textes sacrés : l’origine du Quantique, la naissance des Ancêtres, le Jugement de l’Âme… et quand elle était d’humeur légère, elle s’aventurait à chanter les ballades des Héros, de rares élus qui luttaient pour protéger le clan des menaces, les exploits de l’Ordre des Quantiques ou même le lai des Strigides, ces créatures qui pouvaient voler des jours et de nuit sans se fatiguer et dont les plumes de la plus célèbres, Mahat, servait à juger les âmes des figés. J’adorais l’écouter. Mes histoires préférées étaient celles des Héros. Un jour, je serais comme eux. C’était mon rêve le plus cher. Être élu par les Ancêtres pour protéger les Gaz contre le danger. Il n’y en avait eu que trois dans l’Histoire, et il était très peu probable qu’un nouveau Héros soit nécessaire avant longtemps, mais j’y croyais dur comme fer. Au moment de se coucher, Mère m’enlaçait d’un geste maladroit mais plein de force. Je pouvais alors humer son parfum d’après la pluie et j’étais le gazillon le plus heureux du monde, car je savais être le seul à connaître cette odeur. Quand le câlin durait un peu plus longtemps, mes yeux me piquaient et ma gorge se serrait. Cela signifiait que Mère partait en voyage. Il lui arrivait de s’absenter plusieurs jours. C’était des jours de liesse dans notre ambroise, et même les plus loyaux des domestiques s’autorisaient un peu de relâchement. Si mon précepteur Xep l’accompagnait, ce qui arrivait souvent, je profitais aussi de ce regain de liberté, mais je restais les atomes lourds, impatient de voir la capsule de voyage de Mère se redessiner sur la plage. Quand elle rentrait, c’était toujours avec des babioles curieuses et de nouvelles histoires à raconter. Nous passions, avec nos serviteurs les plus proches, l’après-midi dans la salle commune à écouter sa voix mélodieuse, puis la soirée s’éternisait autour d’un excellent repas. J’adorais le silence qui s’installait après, petit à petit, le silence des ventres repus et des esprits embrumés de bonne humeur.

Je voulais que rien ne me prive des fragiles attentions maternelles dont je jouissais. Je m’attachais à ne rien faire qui puisse fâcher Mère. Afin de lui faire plaisir, je respectais aussi scrupuleusement que possible le code de Noblesse du clan. Un vrai défi quand on est jeune, qu’on ne tient pas en place…  et qu’on est un gazillon curieux, au-delà de toute mesure du raisonnable. Une règle me posait particulièrement problème : le Scellé des Interrogations. Nous considérons comme extrêmement malpoli de quémander des informations. Poser une question est très mal vu. Cette tradition s’explique du fait de notre nature même de Gaz. Contrairement à vous, nous existons simultanément dans cette dimension et dans la dimension quantique. Nous avons donc une perception différente du temps qui s’écoule, de la matière... Quand vous envisagerez le futur, j’y serais déjà allé et il sera mon passé. Là où vous observez un obstacle solide, je vois du vide. Mais j’y reviendrais plus tard… En tous les cas, les remontrances suivantes furent de celles qui hantèrent ma jeunesse, plus encore que les réprimande sur le langage ou mon maintien : « Hel, cessez de poser des questions ! Ne demandez plus rien ! Ne m’interrompez pas ! J’expliquerais ce que vous avez à savoir et c’est tout ! »

Notre planète a trois soleils, qui se lèvent à plusieurs heures d’intervalle et se couchent dans l’ordre inverse de leur lever. Quand les trois astres sont dans le ciel, nous sommes soumis à une telle pluie de photons que notre excitation est à son maximum et nous débordons d’énergie. Les adultes ont appris à se maîtriser, mais quand on est un gazillon en pleine croissance, c’est juste mission impossible. Nous recevons une telle dose de lumière que nous devenons incontrôlables. Pour ma part, cela se traduisait par une exacerbation de ma nature curieuse. J’étais assailli par mon propre esprit, je croulais sous les questions au point de suffoquer. La température de Gaz pouvait-elle augmenter assez pour faire fondre l’océan ? Pouvions-nous survivre dans ces conditions ? Comment identifier la saturation en poudre de charbon de l’air d’une galerie ? La planète était-elle ronde ? Comment le prouver ? Les Errants existaient-ils vraiment et si oui, qui était le Passeur ? A quoi faisait référence l’argent liquide qui permettait du passer « du tangible au quantique » et inversement ? Etc. Etc.  Mais là où la curiosité me dévorait vraiment, c’était à propos de mon deuxième parent. J’avais une mère, quand mes camarades avaient deux mères, deux pères ou l’un et l’autre. Ce n’était pas vraiment un problème en soit, une mère me suffisait, mais vous savez comme les enfants peuvent être cruels entre eux. Les autres ne cessaient de me demander où était mon autre géniteur et petit à petit, seules les hypothèses les moins reluisantes restaient dans les esprits. J’avais besoin de savoir la vérité afin de pouvoir répondre aux langues de sel. Souvent, je caressais l’idée de formuler à voix haute ma question. Où était cette autre figure adulte qui aurait dû partager notre quotidien ? Je n’osais pas, pour toutes les raisons que je viens d’expliquer. Et comment aborder un sujet si intime et personnel avec une mère si distante ?

Quand bien même j’aurai eu le courage, forts de leur fierté et de leur noblesse des Gaz, Xep et Mère ne répondaient jamais à mes questions. Je me heurtais à des vrais murs. Autant je pouvais accepter cela de mon précepteur, autant je trouvais cela de plus en plus difficile à supporter de Mère. Pol, lui, pouvait compter sur sa mère pour le soutenir. Elle l’éduquait bien, il était poli, il avait les manières qu’il fallait… et elle répondait à ses questions quand même. Mes autres camarades ne s’en vantaient pas, mais je savais que, de même, leurs parents faisaient de petites entorses au code de Noblesse pour les aider à avancer dans leurs apprentissages en assouvissant de temps en temps leur curiosité adolescente. Ma frustration grandissait à chaque révolution. Je ne comprenais pas que Mère n’accepte pas de faire quelques exceptions, surtout pour moi, son fils. Ne méritais-je pas son secours ? A quoi bon cette droiture et cette noblesse si cela faisait souffrir nos proches ?

Les premières révolutions, dès que je posais une question malgré moi – et cela m’arrivait souvent – elle me rappelait avec patience que ce n’était pas une attitude digne d’un Gaz, que je devais apprendre à me maîtriser. Petit à petit, elle devint moins loquace et ignora simplement mes interrogations, jusqu’à ce qu’un jour, elle se fâcha réellement. Dès lors, quand les trois soleils étaient dans le ciel et que mon excitation photonique était au plus haut, je me réfugiais dans les ambroisettes de la plage, sur une corniche isolée en haut des falaises ou voguais sur un lac de chalcantites, et je restais seul à me morfondre avec mes questions. Quand j’étais de meilleure humeur, je rejoignais mes amis pour explorer les alentours de l’ambroise. Au début, Xep se fâcha de mes fugues et, à chaque fois que je rentrais, il m’incendiait et réprouvait mon attitude. Bien vite, il comprit que je préférais ses sermons à la possibilité de décevoir Mère en posant des questions à tout va et il arrangea notre emploi du temps pour intégrer à nos leçons ces pauses d’après-midi.

Si je voulais des réponses, mes options étaient donc comptées : trouver des informations auprès d’autres personnes que Mère et Xep, me cultiver moi-même dans notre bibliothèque ou abandonner mes réflexions. Je détestais lire. Et je détestais abandonner. Restait donc la solution d’acquérir les informations grâce aux autres. Mais il était impensable de poser mes questions de front, Xep et Mère l’auraient su immédiatement. Dans ces situations, on apprend à tricher. À orienter les conversations, à énoncer des faits avec juste un soupçon de doute dans la voix pour permettre à l’interlocuteur de rebondir sur le sujet sans en avoir l’air... On laisse traîner ses oreilles partout, on connaît les passages les plus secrets des lieux qui nous abritent, on se fait petit au point que tout le monde nous oublie et parle sans prêter garde à notre présence. C’était sournois, je frôlais parfois la manipulation indigne auprès de nos domestiques les plus simples d’esprit, mais ainsi j’éludais petit à petit mes interrogations. Pol adorait m’assister dans ces missions de pêches aux informations et sa nature rusée se prêtait particulièrement bien aux difficultés de ces approches. Nous formions un duo imparable.

Pour ce qui était de mon deuxième parent, je n’envisageais même pas d’aborder le point avec un serviteur. Quelqu’un comme la vieille Ild aurait sans aucun doute pu me donner des réponses, mais Mère m’aurait écorché vif, si c’était possible. Ma seule solution pour ce problème particulier était d’attendre que Mère initie elle-même la conversation. Je trouvais cela injuste. C’était moi qui planais dans l’ignorance, moi qui souffrais des railleries de mes camarades et de ces non-dits. Mais briser le scellé des Interrogations volontairement pour aborder le sujet aurait été franchir une limite de trop. Je le pressentais au plus profond de mes atomes. J’avais peur, bien trop peur, pour le tenter. Jamais encore je n’avais été vraiment puni, jamais je n’avais vu Mère en colère au point d’élever la voix, mais j’avais déjà eu droit à des remontrances sévères, à des promesses sur le sort qui m’attendait si je persévérais dans mes écarts de conduite. L’éclat glacé dans le regard électrique de Mère, lors de ces rappels à l’ordre, me permettait de certifier qu’elle mettrait ses menaces à exécution si je venais à abuser. Et qu’elle le ferait sans sourciller.

 

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