Votre arrivée

Je m’appelle Hel. Je suis un Gaz. « Né du Mouvement, Figera dans le cristal » comme disent les tablettes sacrées. Écoutez bien mon histoire. Je vous dirais tout, même les secrets les mieux gardés de mon clan, car c’est dans l’honnêteté et la plus grande franchise que les vrais accords sont scellés. Si je faillis à ma tâche, si mes paroles et mes preuves ne vous convainquent pas, alors nous repartirons chacun de notre côté, et plutôt que d’obtenir une cohabitation pacifique, ce sera la guerre.

Ainsi commence mon récit : je flottais au-dessus d’un lac de chalkanthite, d’un bleu vitriolé tirant sur le violet à la lumière du troisième soleil de Gaz. Une belle couverture nuageuse cachait le ciel et lui donnait une teinte lactescente. J’avais l’impression d’être au milieu de nulle part. Ces lacs sont pour moi un refuge de sérénité. J’y viens pour apaiser mes penser et mon corps. L’odeur métallique des embruns chatouille les synapses. Le murmure flûté du vent sur les crêtes des vagues de cuivre sulfaté est une ode à l’équilibre. Mes molécules agitées s’alignent les unes aux autres. Je prends consistance. Physiquement ancré dans le présent, envahi de cette paix liquide, j’ai enfin l’esprit vide. Une sensation de pesanteur agrippe mes molécules et c’est comme fusionner avec la chalkanthite. Je ne suis plus qu’une âme dans l’infini.

Je me dissolvais ainsi quand un bruit tonitruant me sortit de ma transe. À l’odeur du cuivre se mélangeait celle du carbone surchauffé. L’air pétillait autour de moi. Je ressentis un frisson au plus profond de mes noyaux atomiques. Une sensation de danger inéluctable, sournois, qui pressurisait chacune de mes molécules. Je me suis obligé à reprendre ma forme originelle, incolore et évanescente, puis j’ai tourné mon attention vers le ciel.

J’entendis d’abord une série de détonations. Puis je vis l’air se compresser et se détendre de proche en proche. J’avais déjà pu observer ces phénomènes d’onde de choc, je savais à quoi m’attendre. Je concentrais autant que possible mes particules, prêt pour l’impact. Le coup fut violent. La pression fut décuplée, la température augmenta et un vent terrible balaya le lac. Une vague me submergea mais je retrouvais vite mon orientation. Les détonations se poursuivaient. Les vibrations se répercutaient sur la chalkanthite, ridant la surface de cercles irréguliers. Une pluie de poussière cosmique me frappa, suivie d’un grondement sourd, écrasant de force, qui gagnait en puissance à mesure qu’il se rapprochait. La panique prenait chacun de mes atomes. Que se passait-il exactement ? Pourquoi les éléments se déchaînaient-ils ainsi ? Les nuages se nappèrent de rouge grenat. Une masse sombre fusa hors de leur magma gazeux et stria le ciel d’un trait de lumière crépitante. Ce fut l’affaire d’une seconde, à peine. Je clignais des yeux, incrédule.

Aussi brusquement que tout avait commencé, le son s’évanouit, les nuages reprirent leur teinte de lait et le lac fut de nouveau un havre de paix. Je me précipitai vers la berge, haletant. Chacune de mes molécules pulsait de curiosité et d’inquiétude mélangées. Qu’avais-je vu ? Un corps céleste s’échouer sur notre planète ? J’avais déjà entendu parler d’objets astraux tombés sur Gaz. Certains étaient inoffensifs. Des fragments d'étoiles mourantes venus sombrer sur nos terres. D’autres s’étaient avérés plus menaçants… Lorsque le sujet était abordé, la voix des adultes s’imprégnait toujours d’une hésitation glacée et ils détournaient la conversation. J’ignorais donc ce qu’ils redoutaient mais il ne faisait aucun doute que cela réveillait en eux une peur primale. En épiant leurs conversations du soir à ce sujet, je n’avais réussi qu’à comprendre ceci : ils avaient tous déjà vu ce danger stellaire de leurs propres yeux. Pour la plupart, ils l’avaient affronté. Ils l’avaient vaincu. Pourtant, ils le craignaient toujours…

Je filais vers notre domaine, l’esprit en ébullition. Sous mon passage, le sable pulvérulent se soulevait en volutes verdâtres. Les particules de cuivre irritaient mes synapses mais je n’y prêtais pas attention. Trop concentré sur mes pensées. Avais-je vraiment vu ce que j'avais vu ? Une masse stellaire en chute libre ? Ou avais-je rêvé au cours de ma transe ? Pouvait-il s’agir d’une vision, d’un message que m’avaient envoyé les Ancêtres ? Que signifiait-il ? Mon excitation montait en flèche. Qu’il s’agisse d’une invasion céleste ou d’un appel des Ancêtres, je devais en parler à Mère. Je vrillais d’impatience car l’un ou l’autre ne signifiait qu’une chose : j’allais enfin pouvoir quitter ma prison et faire mes preuves !