Yu arriva enfin dans un paysage différent. D’immenses colonnades à la croissance organique se dressaient sur son chemin. Elle leva la tête pour en voir le sommet, mais elles continuaient au-delà de la portée de ses lampes. Elle s’approcha de l’une d’entre elles, et constata qu’elle était poreuse, comme le sol auparavant. Cependant, une substance à l’aspect spongieux s’était déposée à l’intérieur.
— Que signifient ces structures ?
— Vous aurez peut-être une étape ou deux, mais vous êtes proche du dernier gouffre. Ne changez pas de direction, et tout ira bien.
Le dernier gouffre ? Elle n’était qu’à 52 bars. Ce n’était pas elle qui connaissait le mieux tout ça. Si elle demandait encore des précisions, Petter ne manquerait pas de lui rappeler qu’elle était censée avoir tout lu, tout écouté… et tout retenu.
Les colonnes, d’abord espacées, s’étaient rapprochées jusqu’à ressembler à une forêt. Ces troncs, droits sur les premiers mètres, se courbaient, fusionnaient, dans ce désordre harmonieux si commun dans la nature. Yu traversait en silence, pour mieux respecter cette construction étonnante.
Son manomètre indiquait 54 bars, lorsqu’elle aperçut le premier signe de vie. Un petit animal filiforme ondulait vers elle, une ombre luisante dans les ténèbres. Il glissa à quelques mètres d’elle, et Yu put mieux l’observer. Ce serpent emberlificoté dans un nuage de nageoires semblables à des feuilles, dont les tons orangés rappelaient les plantes du premier paysage, manquait de la vigueur qu’elle aurait attendu de la part d’une créature fine et colorée. Lentement, il décrivit un cercle autour d’elle, puis repartit.
— Ce truc essaie de communiquer ?
— Non, il est juste attiré par votre présence. Votre empreinte psychique est une forte anomalie par ici.
D’autres s’amusaient aux alentours, mais tous gardaient leurs distances avec Yu. Ils ne paraissaient pas avoir d’yeux, ni même de bouche. La collision de deux d’entre eux provoqua une lumière vive, un éclair sous la mer. Ils naviguaient entre les troncs, certains montaient, d’autres tournaient sur place. À mesure que leur troupeau se densifiait, les collisions se multipliaient. Yu essayait de ne pas se déconcentrer. Chaque éclair lui révélait ce paysage d’un autre monde, un ailleurs qu’elle n’aurait pu imaginer exister quelques semaines auparavant.
Yu arriva à l’orée du bois. Les belles colonnes s’arrêtaient, pour laisser la place à un champ de ruines. Ses lampes mouraient une dizaine de mètres plus loin, sur des troncs abattus, amoncelé pêle-mêle, comme soufflés par quelque tempête sous-marine, difficile à imaginer dans un paysage si immobile. Les animaux ne quittaient pas la proximité de leur forêt, Yu devrait continuer seule. La vision de cette désolation lui coupa le souffle.
— Petter ?
— Continuez, continuez. C’est attendu, vous le savez. Contrôlez-vous et tout ira bien. Peut-être voulez-vous me raconter quelque chose sur Tina ? Un événement quelconque ? Un voyage, peut-être ?
Une petite larme goutta sur le coin de son œil, mais Yu résista. Elle devait continuer.
— On a fait tant de voyages. On est allées sur les six continents et les deux faces de la Lune. Mon seul regret est qu’on n’ait jamais eu le temps d’aller sur Vénus. Vous êtes déjà allé sur la Lune ?
— Non. Je suis d’ici, et je n’ai jamais bougé. Trop de travail. Mais j’aime bien qu’on me raconte, comme ça je voyage sans effort… Les six continents ? Cela semble formidable.
Yu visualisait tous ces lieux si touristiques qu’elles avaient écumées. Des plages, des plaines, des montagnes, des villes. Enfin, surtout des montagnes, maintenant qu’elle y repensait. Toutes ces montagnes pour finir ici, dans ces profondeurs, il y avait quelque chose d’ironique.
— Je n’aurais jamais pu faire tous ces voyages sans elle. Ce n’était pas une question de budget, même si ça a joué, mais surtout, une question d’organisation. Si elle n’avait pas eu cette fibre, je pense que j’aurais fait comme vous.
Yu essayait de continuer la conversation comme si de rien n’était, cependant, elle était entourée de noir et les petits scintillements de la poussière ne lui donnaient aucun point de repère. Tina, qu’aurais-tu fait à ma place ?
Alors que seuls ses mouvements agitaient l’eau autour d’elle, une vague sous-marine la frappa sur le côté, à un point qu’elle faillit en perdre l’équilibre. Un frisson remonta le long de sa colonne, son cœur se mit à tambouriner. Quelque chose bougeait sur sa droite. Elle se figea.
— Un problème ?
— Je…
Yu regarda son manomètre. 89 bars. Quand était-elle descendue si profond ? Elle se tourna lentement pour voir ce qui avait créé ce courant si soudain.
Les lampes fixèrent le rien pendant un instant. Elle avait senti un courant, elle en était sûre. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Là où le noir seul se dressait face à elle, une créature gigantesque, un béhémoth sorti des plus impressionnants mythes que Yu connassait, surgit. Large comme un immeuble, la bête énorme à la tête difforme, aux multiples yeux et à la bouche entrouverte avait le corps recouvert de feuillages verts et jaunes. Elle nageait une dizaine de mètres plus haut que le sol, mais son sillage renversa le solide scaphandre et Yu se retrouva sur le dos.
— Qu’avez-vous vu ? Yu, que se passe-t-il ?
Pris de frissons incontrôlable, son corps s’était tétanisé.
— Yu ? Répondez ! Voulez-vous qu’on vous ramène ? Si vous ne répondez pas, je prendrais la responsabilité de vous ramener.
Tina...Hors de question d’abandonner maintenant.
— Non ! Ne me ramenez pas. Je suis là. Je… J’ai beau avoir été prévenue, je n’aurai pas cru en croiser un tel…
— Restez calme. Ce spécimen est grand, mais il est coloré, vous ne risquez rien. Vous avez été repérée. Ce n’est pas grave, certains médecins pensent même que c’est une bonne chose, ça atténue l’effet de choc de la rencontre.
Ça dépend pour qui… Yu ne savait pas si elle aurait le courage de faire un retour détaillé à Petter quand elle sortirait, mais il avait encore un peu de progrès à faire en tant qu’accompagnateur. Elle avait envie de couper ses lumières. Elles signalaient sa présence comme un phare dans la nuit, alors que son environnement restait invisible. Le courant induit par la créature la bousculait lentement, témoignage silencieux de sa présence pesante. Yu n’osait plus parler, de peur de la provoquer involontairement. Parfois, la colère pouvait être déclenchée sans qu’on s’en aperçoive. Tina avait un tempérament calme, mais certaines situations pouvaient l’amener à devenir un vrai dragon. Comme quand elle était partie prendre cette navette. Yu frissonna. Pas le moment de penser à ça.
Elle continuait d’avancer, mais depuis sa chute elle n’était pas sûre d’avoir pris tout droit. Son inquiétant compagnon ne l’aidait pas, avec sa danse irrégulière et lancinante au-dessus d’elle. Il arrivait que Yu soit renversée, mais elle se relevait toujours plus déterminée. Son manomètre paraissait coincé sur 89, tandis que ses pas l’enfonçaient progressivement dans cette boue aux frontières indécises. Petter semblait avoir compris sa volonté de garder le silence, et ne disait plus rien. Les minutes passèrent.
Au milieu de cette immensité noire, Yu s’interrogeait. Aurait-elle dû faire autrement ? Avait-elle fait le bon choix, de se lancer dans cette procédure ? Quelle étrange randonnée, seule – ou presque – à ne rien voir, errer sans but autre que descendre, descendre, toujours plus profond. Tina, qu’est-ce que je fais ?
Progressivement, son impatience monta. Combien de temps s’était écoulé depuis le début de la descente ? Elle ne pourrait pas rester ici indéfiniment. Petter lui dirait de remonter. La liste d’attente était longue pour avoir le droit d’utiliser le scaphandre, si elle n’avait pas terminé aujourd’hui, il serait attribué à quelqu’un d’autre et elle repartait pour le bas de la liste.
— Ne désespérez pas. Ces plateaux peuvent être longs, et la créature qui vous accompagne est extrêmement bon signe, ne l’oubliez pas.
Cette voix sortie du néant la fit sursauter. Bien sûr, son rythme cardiaque, sa tension, la conductivité de sa peau et son champ psychique étaient enregistrés. L’un des indicateurs, ou peut-être même les quatre, avaient dû dépasser un seuil quelconque, et son accompagnateur s’était senti obligé de parler.
— Merci Petter. J’aimerai juste avoir un indice, quelque chose qui me prouve que je bouge, que j’avance. Que je suis plus près du but. Il n’y a rien ici. Je devrais peut-être retourner dans la forêt ? Au moins, la vie paraissait moins… hostile.
Alors qu’elle prononçait ces paroles, les ténèbres face à elle bougèrent dans la limite de ce qu’elle pouvait percevoir. Un autre courant venait de l’avant. Une nouvelle créature, presque aussi grande que la première, mais bien plus terrifiante, lui faisait face. Sa peau recouverte d’écailles tranchantes, ses yeux globuleux, sa bouche aux dents emmêlées, chacune de ces caractéristiques étaient pétrifiantes. Cependant, ce qui avait figé Yu sur place était la transparence pâle de son corps cartilagineux. Le monstre n’avait pas de couleur. Il resta une seconde en suspens, puis sa mâchoire s’ouvrit dans un mouvement vif et il se jeta sur Yu. S’en suivit un violent choc latéral : le scaphandre l’avait propulsé sur le côté.
— Est-ce que vous allez bien ? Est-ce que je dois vous remonter ?
Paradoxalement, le corps de Yu avait été dans une telle paralysie que l’équipement l’avait sauvée automatiquement. Elle ne pouvait plus parler, plus bouger. Le monstre était encore là. Tina… Est-ce que je me suis trompée ? Est-ce que …
— Je vous remonte.
— Non !
Yu ne voulait pas abandonner. Elle n’abandonnerait pas. Elle fit face à la créature, qui revenait vers elle. Le scaphandre la ferait l’éviter, tant qu’elle était dans son champ de vision.
— Vous ne pourrez pas vous battre, vous le savez ?
— Oui, je le sais, Petter !
Fichu Petter, fichus techniciens minables. Ils croient tout savoir. Ils ne savent rien. Tina aurait compris. Tina avait ce don de déceler l’indice qui permettait de lire en vous. Certains s’en sentaient agressés, et il était arrivé que sa curiosité dépasse un peu les bornes de l’acceptable, mais elle était comme ça. Pleine de vie, pleine d’espoirs, qui aurait pu croire qu’elle se retrouve dans cet état ?
Alors que la créature fondait sur elle, une patte jaillit du néant et l’écrasa, dans un éclair époustouflant. Yu ne l’avait vu qu’un instant, mais son allié impromptu était si colossal qu’elle n’arrivait pas à en croire son bref souvenir. Le béhémoth venait l’aider. Un second éclair illumina les profondeurs, révélant à nouveau son sauveur.
— Yu, vous devez avancer.
Le scaphandre résistait difficilement aux courants puissants du combat titanesque. Yu se ressaisit. Elle devait avancer. Le cœur encore battant, elle tourna le dos à ce spectacle qui menaçait sa raison, et reprit sa marche.
— Ces créatures, elles apparaissent pour tout le monde ?
— Oui. Elles sont différentes pour chacun, mais elles apparaissent pour tout le monde. L’espèce incolore est plutôt rare, il faudra qu’on en rediscute après pour comprendre son apparition.
Les techniciens avaient insisté pour qu’elle ne mente pas lors des entretiens. Peut-être qu’elle ne l’avait pas assez pris au sérieux. Yu secoua la tête, pour faire partir le relent de peur qui restait dans son corps. C’était trop tard, elle devait faire avec. Elle regarda son manomètre, qui indiquait 110 bars. Et alors qu’elle fuyait les monstres abyssaux, elle arriva à un autre gouffre. Quand elle le vit, elle sut que c’était le dernier. La fin.
— Gardez votre calme. Ne faites rien d’inconsidéré et tout ira bien. La dernière désescalade et...
Yu n’écoutait plus. Elle ne voulait plus attendre. Elle se jeta en avant, pour se laisser tomber. 110 bars. 120. 130. 200. Le premier instant passé, elle ne savait plus quoi faire. Elle tombait, sans nul doute, mais avec une telle lenteur qu’elle ne savait plus dans quelle direction. Elle était dans le noir, à la dérive, seule. Petter lui parlait, mais elle n’entendait plus rien. Elle était perdue dans les ténèbres, seule étoile sur une toile d’ébène. Son manomètre n’indiquait plus aucun chiffre. Tina… Dans cet océan de néant, dans ce rien, elle appela aussi fort qu’elle le put.
— Tina !
Et l’impensable, pourtant tant attendu, se produisit. Tina était là. Image fugace, furtive, fugitive, son visage paisible flottait dans ce rien, sa silhouette éthérée se laissait deviner au-delà.
— Tina…
Yu tendit les bras et l’étreignit, celle qui n’était plus qu’un corps ensommeillé depuis son coma. La machine improbable des techniciens l’avait amenée jusqu’à elle. Elle entra en contact avec l’esprit de Tina. Elle devait agir vite. Elle plaça le masque de secours sur le visage paisible, masque qui n’avait pas plus d’existence que son scaphandre. Et pourtant, elle sentait la chaleur de son étreinte, elle ressentait sa présence. Yu serra ses bras autour d’elle encore plus, et murmura à l’oreille de ce fantôme.
— Je t’aime.
Alors, le visage ouvrit les yeux.
— Petter, tu peux me remonter. Tu peux nous remonter…
Finalement plutôt simple et belle que sensationnelle mais elle vient quand même éclairer le reste de la nouvelle sous un nouveau jour. La relation Yu / Tina est touchante et donne envie d'être découverte, on est content de les voir se retrouver.
Ce que j'apprécie c'est l'ambiance que tu développes dans toute la nouvelle, avec un vocabulaire d'exploration et de voyage, avec le scaphandre qui donne l'impression d'une plongée dans les abysses des océans. C'est un joli parallèle avec le coma.
Le rythme de la nouvelle est assez lent mais ça colle bien à ce qu'elle raconte. J'ai trouvé tes choix de découpage intéressants, tu coupes à des endroits où ça a du sens, ça n'a pas gâché ma lecture.
Un bon moment de lecture, donc !
Petite coquille :
"Cette voix sortit du néant la fit sursauter." -> sortie ?
Au plaisir !
Merci pour le commentaire, ravi de savoir que tu as passé un bon moment, c'est le plus important !
J'ai découpé parce que en une seule traite ça fait long m'a-t-on dit. Ce n'est pas le même exercice d'avoir une nouvelle en un seul tenant et de lui faire faire des pauses.
J'ai l'impression que tu as apprécié la chute, même si elle t'a peut-être moins surpris que prévu. Après, ça t'a surpris d'être moins surpris, alors ça compte ?
Je fais corriger cette coquille de ce pas. Enfin, de ce clic.
A bientôt !
La chute fonctionne bien, c'est vrai que je m'attendais à un gros twist au début mais au fur et à mesure de l'avancée de la nouvelle, le ton change, moins de mystère et plus de développement de personnage donc cette fin paraît finalement logique.
A très vite !