Abîmée (2/3)

Par Raza
Notes de l’auteur : Ici la deuxième partie de la nouvelle Abîmée. Le découpage est uniquement pour la version web. Dites moi si ça fait trop artificiel.

Les pieds du scaphandre s’accrochaient sans difficulté dans cette paroi dure. Yu avait peur de dégrader cet endroit incroyable, mais, quand son regard passait là où elle avait pris appui, ce mur étonnant paraissait comme neuf. 

— L’équipement est vraiment bluffant. 

— Merci, mais n’y pensez pas trop. 

— Je sais, mais quand même. J’imagine que les premiers essais ont dû être compliqués.

— Je ne suis pas sûr que ce soit un bon sujet à imaginer pour vous en ce moment. Quand vous reviendrez, je vous raconterai. Restez concentrée sur votre descente.

Rassurant. Être dos au gouffre lui permettait de ne pas penser à sa profondeur. Son regard se portait d’une pierre à une autre, d’une prise à une autre. Ses lampes n’éclairaient que la paroi. Les chiffres de son manomètre grimpaient à mesure qu’elle descendait. 15 bars, 20 bars, 40 bars. 49 bars. Sa sueur évaporée se condensait sur la visière. Petter avait raison, le gouffre paraissait sans fond, à tel point que lorsqu’elle arriva enfin sur un plateau sédimentaire, dans lequel ses pieds s’enfoncèrent jusqu’à disparaître, elle en fut plus surprise qu’heureuse. Elle s’étira pour soulager ses bras, puis se retourna.

— Je ne vois presque rien. Je retire ce que j’ai dit, vous pourriez améliorer cette lumière.

— On y travaille, on y travaille.

Yu était de retour dans le sable. L’eau avait perdu sa clarté, et les multiples grains de poussière, auparavant tourbillonnants, restaient figés, comme si le temps s’était suspendu.

— À part la paroi derrière moi, je n’ai aucun repère. Je ne risque pas de me perdre ?

— Même pendant les premiers essais, ça n’est pas arrivé. On vous a expliqué tous les risques, vous vous rappelez ?

La voix de Petter trahissait une légère inquiétude.

— Je sais, mais ça ne veut pas dire que tout ce dont vous ne m’avez pas parlé n’est pas dangereux.

Un silence s’étira entre Yu et son accompagnateur. Il n’était pas bon de rester tendu dans cette situation.

— Enfin, je comprends que je peux avancer. Si vous voulez, je peux continuer à vous raconter, pour Tina.

— Bonne idée. Allez-y.

Yu s’avançait dans une neige immobile. 49 bars. Bien qu’il ne lutte pas assez efficacement contre le froid ambiant, le scaphandre n’avait pas plus de difficulté à trancher l’eau qu’à la surface. 

— Quand j’ai été guérie, j’ai voulu faire le premier pas. Je suis allée la voir. J’imaginais tout ce que je pourrais lui dire, puis je me suis dit, qu’est-ce qu’elle va penser de moi, à l’aborder comme ça ? Si depuis le début, ce n’était que de la politesse, mais qu’elle n’avait pas spécialement envie de parler avec une inconnue ? Mes collègues et amis sont top, mais j’étais dans une période où j’avais besoin de créer du lien avec des gens à l’extérieur. Je pense que ...

Yu s’arrêta de parler. Elle voyait ce qui ressemblait fort à une rivière, comme si elle avait été sur une berge, au bord d’un cours d’eau, paisible, doux, mais boueux. Le seul problème était qu’elle était sous l’eau.

— Est-ce que j’hallucine complètement ? J’ai perdu pieds ?

— Non, c’est une rivière sous-marine. C’est un phénomène qu’on a déjà observé plusieurs fois, créé par d’importantes différences de densité.

— Et c’est bon ou mauvais signe ?

— Bon signe. A priori, il faudrait la traverser.

— Je ne vois pas l’autre côté. C’est une obligation ? Je ne dois pas simplement suivre le courant ?

— Ces rivières ne fonctionnent pas comme celles que vous connaissez. Vous pouvez essayer de longer, mais ça prendra plus de temps. Il ne faudrait pas que vous fatiguiez trop.

Yu haussa les épaules. Le scaphandre n’était pas une tenue de sport, mais elle avait connu pire. Un bon citoyen était un citoyen en forme, elle pouvait tenir l’effort.

— Je préfère chercher un passage plus facile, pour l’instant. On en rediscute dans une demi-heure ?

— Comme vous voulez.

Ce courant ne lui inspirait pas confiance, et elle n’aimait pas prendre des risques. Déjà trois fois, son chef l’avait exhorté à en prendre plus. Pourtant, ce n’était pas parce qu’elle avait décidé de prendre un risque en venant ici qu’elle devait renier sa prudence à jamais. Pendant qu’elle marchait le long de la rivière, sur cette berge triste dont même la couleur ne changeait pas, étonnement et mélancolie se disputaient son cœur. D’un côté, elle ne s’attendait pas à trouver une telle diversité de paysages, et de l’autre, leur aspect terne et morne lui sapait le moral. Alors que les trente minutes étaient presque passées, aperçut un changement dans cette rivière.

— Ah ! J’ai l’impression qu’il y a un passage.

Le courant mou laissait apercevoir des rochers au-dessus de ce qu’elle aurait pu définir comme la « surface » de la rivière. Régulièrement espacés, ils étaient une invitation à traverser. 

— Je me lance.

Avant même d’entamer son mouvement, son cœur s’emballa et l’adrénaline déboula dans ses artères. Ce n’était pas plus dur que toute à l’heure, lors du saut. Elle en avait plusieurs successifs, c’était la seule différence. Elle prit un peu d’élan, puis commença la série. Un premier saut. Un second. Un troisième. Et au quatrième, son pied se déroba sur une pierre glissante. Reste calme. Elle raidit ses muscles et réprima ses mauvais réflexes. Le scaphandre rétablit l’équilibre, comme les fois précédentes. Elle s’arrêta. Devant elle, toujours pas de rivage. Derrière elle, la berge avait disparu. 

— Vous faites une pause ?

— Non. Je continue.

Elle ne pouvait plus prendre d’élan, mais ce n’était pas important. Elle ferma les yeux. Elle n’entendait rien de plus que sa propre respiration et le grésillement en provenance du bureau de Petter. Elle devait réussir. Elle pouvait réussir. De nouveau, elle fléchit les genoux et sauta, toujours les yeux fermés. Le scaphandre s’éleva, vola, et se posa lourdement sur une surface dure, stable, forte. Elle avait fait le premier bond. Elle ouvrit les yeux, et recommença. Chaque rocher était plus large, chaque saut plus facile. Cependant, elle n’en voyait pas le bout. Elle avait déjà la fatigue accumulée de la longue descente, et la fatigue dont Petter avait parlé commençait à se faire sentir. La dernière plateforme avait la largeur d’une grande table, Yu en profita donc pour se reposer.

— Je n’ai pas pensé à demander, mais combien de temps ça peut durer, ces bonds ?

— On ne peut pas connaître la géographie en avance. Sinon, vous vous doutez bien qu’on vous aurait donné une carte. C’est comme la descente.

— Non, mais dans les cas dont vous m’avez parlé, ça dure longtemps ?

— Attendez, je cherche. Ça va prendre un peu de temps, peut-être pouvez vous continuer à me raconter votre histoire avec Tina ?

— Oh, rien que de très banal. C’est elle qui est venue me voir pour me demander comment j’allais. On s’est enfin présentées mutuellement. On s’est ajoutées dans nos contacts respectifs, et on en est resté là pour ce jour. Les gens sont toujours un peu déçus quand je raconte ça.

— A l’époque, vous n’aviez aucune idée de la suite ?

— Vous savez bien que dans le temple, on enlève ses bagues de statut. Soi-disant que leur présence empêcherait les gens d’atteindre la plénitude nécessaire. Donc, non, je ne pensais pas à la suite. 

Yu mentait un peu. Bien sûr, au fond d’elle, elle avait un petit espoir. Qui n’en avait pas ? Mais imaginer la suite, telle qu’elle s’était déroulée, non, bien sûr que non. Et certainement pas le fait d’être ici, dans ce scaphandre. Elle devait repartir.

— J’ai trouvé combien de temps ça dure habituellement et...

— Ne me dites pas. Je vais le faire, quoi que vous me disiez.

La série de bonds suivants lui parut plus facile. Elle en enchaîna une dizaine, puis arriva enfin sur ce qu’elle aurait pu appeler une seconde berge. Les roches du sol n’étaient plus que des couteaux tournés vers la surface. 48 bars. Cette série l’avait légèrement remontée, sans s’en qu’elle s’en rende compte. Les plantes n’étaient toujours pas réapparues, aucun indice ne lui permettait de s’orienter, à part son manomètre, mais si elle suivait la descente, elle avait des chances de retrouver le courant boueux qu’elle venait de traverser. Les poussières ne lui donnaient pas plus d’indications, figées dans leur ballet immobile. Seul ses propres mouvements amenaient un peu de vie à son environnement. Ne pense pas à ça. Pas en ces termes. Yu essaya de ressentir les courants autour d’elle. L’interface haptique du scaphandre restait bruitée, mais elle se fia à son intuition. Au fond, elle ne pouvait pas se perdre, lui avait dit Petter.

— Je vais tout droit.

Tina avait toujours été quelqu’un de direct. Pas la peine de faire des circonvolutions. Autant prendre exemple sur elle. Surtout ici.

— Après un temps à se contenter de discuter sur les réseaux, c’est elle qui a franchi le pas. Elle organisait une grande fête pour son anniversaire, et elle m’a tout naturellement invitée. C’est là que j’ai remarqué qu’on avait des bagues compatibles.

Yu se rappelait que son cœur s’était presque arrêté quand elle avait vu un anneau à l’index de la main gauche de Tina. Pas sur le majeur, pas sur l’annulaire, non, sur l’index. Elle avait demandé à Tina si elle-même avait remarqué tout de suite, et elle avait avoué qu’elle avait la tête ailleurs ce jour-là. 

— Enfin, bref, on s’est rapprochées dans les mois qui ont suivis jusqu’à finir ensemble, voilà tout.

Ce soir-là, elle était entrée dans le monde de Tina. Ses amis, son frère, quelques collègues, entassés dans son petit appartement – mais quel appartement ne l’était pas dans le secteur 33 ? Elle n’avait pas préparé les traditionnelles nouilles d’anniversaire, mais un gâteau, une habitude de son continent d’origine. Yu avait encore l’acidité du glaçage au citron sur la langue. 

Ce qu’elle ne raconterait pas à Petter, ce serait les soirées suivantes, celles où elle l’avait invitée. Dès que Tina entrait, le stress venait avec elle. Yu avait tant envie de bien faire que la soirée passait à une vitesse astronomique. Quand tout était terminé, elle était alors lessivée, autant que si elle était restée trop longtemps au temple. Pour finir ensemble, il avait encore fallu du chemin.

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Edouard PArle
Posté le 12/03/2025
Coucou Raza !
Si la sensation de mystère reste forte à la lecture, on a de plus en plus d'éléments intéressants, c'est de plus en plus facile d'identifier les personnages et les liens qui les unissent. Ca donne d'autant plus envie de savoir.
Je continue !
Raza
Posté le 13/03/2025
Re ! Merci encore, on se voit à la page d'après :)
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