L'amphithéâtre.
Impersonnel, froid, et aux trois-quart vide, "l'amphi" respire l'usure, comme tout ce qui a trop servi sans jamais être renouvelé. Les néons grésillent doucement, projetant une lumière crue sur les rangées de sièges usés, et sur le bureau ridiculement petit trônant devant le tableau noir où s'inscrit, en lettres énormes faites à la craie - à l'ancienne - "Les Dangers de la Culture Woke-Cancel Culture".
Le professeur, un homme approchant de la quarantaine, mais dont la calvitie plus que naissante, l'allure chétive, et la taille inférieure à la moyenne, lui donnent l'aspect d'un quinquagénaire tentant de masquer le poids des années. Et il ne faut pas avoir fait des années d'études de psycho pour comprendre que sa tenue tirée à quatre épingles et son ton véhément tentent de compenser ce qu'il considère depuis l'adolescence comme un manque de charisme naturel, autrement dit comme un déficit en terme de séduction.
Certains élèves le surnomment d'ailleurs Ah-Zemmour - en deux mots - un jeu de mots entre la ville d'Azemmour, située à quelques kilomètres au sud de Casablanca, et l'homme médiatico-politique Français dont la taille est inversement proportionnelle à sa haine des féministes et des Musulmans - imaginez un peu que vous soyez les deux... Croyez moi, vous appeler Corrine n'y changera rien - le Ah marquant la lassitude en début de phrase, comme dans "Ah, encore lui".
Et à l'instar de son clone Français, s'il y a bien une chose que l'on ne peut lui retirer c'est la passion avec laquelle il s'exprime, surtout lorsqu'il s'agit de ses sujets fétiches, à savoir tout ce qui concerne ce "nouveau Monde" dans lequel il ne trouve pas sa place.
— Les idéologues «woke», tonne-t-il, sont les premiers à garnir leurs textes d'illusions argumentatives, de mots savants que le grand public ne comprend pas. Cette rhétorique, qui vise à mimer le discours scientifique, est évidemment dangereuse.
Sa voix, amplifiée par l'acoustique de l'amphithéâtre, rebondit sur les murs décrépits, s'écrasant contre l'indifférence des rares étudiants présents.
— C'est le principe-même du sophisme, poursuit-il. Et sous couvert de parole savante, il y a en réalité une parole politique qui mène droit sur une pente extrêmement glissante. À partir du moment où le «wokisme» fournit des mots-clés qui fonctionnent comme des signaux politiques, il existe un moyen de créer un clivage entre ceux qui appartiennent à ce clan et ceux qui s'y opposent...
Son propos se perd dans le désintérêt ambiant.
Exception studieuse, qui confirme la règle du "J'men balek", une étudiante installée au deuxième rang prend des notes, définitivement trop sérieuse et appliquée en comparaison du reste de ses congénères. Plus haut, un garçon visionne une série sur son ordinateur, un large casque vissé sur les oreilles. Son voisin termine la caricature autant grotesque qu'obscène d'une étudiante voisine, qu'il fantasme avec une poitrine pour le moins débordante de générosité - le tout emballé, façon manga, dans une tenue clichée d'étudiante japonaise... une, ou plutôt deux tailles trop petite pour elle, bien évidemment. Il dépose son oeuvre sur le bureau de l'étudiant derrière lui, jusque là hypnotisé par l'un de ces jeux multicolore sur son téléphone portable.
Une sorte de moineau local, vole au dessus des élèves, avant de se poser dans les marches, picorant alternativement des miettes d'un morceau de sandwich ou des morceau de chips écrasées.
Sara, assise au dernier rang, les bras croisés, sans ordinateur ni cahier ouvert devant elle, le suit des yeux. Son petit chant mélodieux entre deux becquées, tranchent avec l'ennui du moment. Ce petit Tibibt - nom local donné à ce petit oiseau, et pouvant provoquer rires et jeux de mots mal placés si prononcé trop vite - est un mâle; son plumage roux vif trahit son genre, autant que son audace.
La sonnerie retentit, interrompant le monologue à la monotonie sans fin. Un soupir de soulagement collectif lui fait écho. Le Tibibt s'envole, effrayé par la cohue naissante.
— À la semaine prochaine tout le monde, à demain pour d'autres...
Regard appuyé, de celui-dont-personne-ne-se-rappelle-du-vrai-nom, accompagné d'un sourire complice empli de sous-entendus, très entendus, en direction de l'étudiante studieuse du deuxième rang.
L'ensemble des étudiants range leurs affaires et quitte l'amphi, certains avec une hâte non feinte, d'autres traînant littéralement les pieds, absorbés par leur écran de téléphone. La caricature à caractère érotique se retrouve dans les mains du "modèle". Cette dernière s'en amuse plus qu'elle ne se vexe. Elle quitte d'ailleurs la salle, bras dessus, bras dessous, avec son caricaturiste.
Sara est la dernière à se lever, une fois que tous les étudiants, et surtout l'étudiante du deuxième rang, aient quitté l'amphi, non sans un dernier regard accompagné d'un faussement timide geste de la main de cette dernière en direction de son professeur.
Perdue dans ses pensées, le visage fermé, Sara se déplace presque contrainte, comme tirée par une force invisible. Ses pas résonnent sur le sol alors qu'elle descend les marches en direction de l'estrade.
Debout derrière le petit bureau, le professeur range ses papiers avec une nonchalance étudiée. Il lève la tête, et la regarde approcher, affichant un large sourire de plaisir non dissimulé.
— Ah, Sara. C'est toujours un tel plaisir de te voir, lance-t-il. Mais tu sais, même les choses rares perdent de leur valeur si elles deviennent inaccessibles.
— J'ai reçu un message du secrétariat. Vous avez demandé à me voir ? Lâche-t-elle d'un ton neutre, ignorant la réflexion.
Le professeur s'assied sur le bord de son bureau, remplaçant son sourire toutes dents dehors, par un petit sourire poli, presque forcé, à la limite de l'inquiétant.
— Tu ne réponds pas à mes messages, remarque-t-il d'un ton paternaliste. Tu sais, je ne dis pas ça souvent, mais avoir une étudiante comme toi, ça fait un bien fou. Belle et intelligente !
Sara ne répond rien. Il "améliore" sa provocation.
— Si tu as une sœur, il faut absolument que je la rencontre.
Le regard de Sara trahit sa lassitude.
— Je plaisante, je plaisante, ajoute-t-il en riant légèrement. Mais cela dit, si tu en as une...
Sara le relance, nerveuse.
— Vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi vous vouliez me voir.
Il hoche la tête, amusé, le sourire Ultrabright retrouvé.
— Droit au but, j'aime ça... Je voulais te parler de tes notes parce que, malheureusement, il te manque quelques points pour valider ton année.
— Il ne me manquerait aucun point si vous me notiez normalement, réplique-t-elle, la voix dure.
Le professeur change immédiatement d'attitude, comme si elle venait d'appuyer sur un bouton.
— Je suis désolé que tu voies les choses ainsi, dit-il froidement... Ce n'est pas comme ça que ton semestre sera validé.
Sara inspire profondément avant de poser une question dont elle connait clairement la réponse.
— Et qu'est-ce que je dois faire pour obtenir ma validation? Lâche-t-elle dans un soupir.
— Je ne sais pas, propose moi quelque chose... Et n'hésite pas à être créative, l'originalité c'est toujours la plus grande partie de la note, ponctue-t-il avec ce sourire débordant tellement de sous-entendus que l'on s'attend à voir poindre de la bave.
Un temps, les yeux dans les yeux, comme dans un film de Sergio Leone. Un duel de regards au coeur d'un silence pesant, tranchant comme un couteau. Sara abandonne, détournant les yeux dans un soupir de lassitude appuyé.
Le sosie officieux de Zemmour en profite, et dégaine le premier.
— Ok, je vais être direct, reprend-il. Mon slogan c'est "validation contre fellation". Mais si ce n'est pas ton truc, on peut trouver un autre type... D'examen.
Gifflée par l'image mentale qui s'est imposée à elle, Sara n'arrive pas à contenir sa colère.
— Vous n'êtes qu'un sale PORC !! Éructe-t-elle. Vous ne devriez pas avoir le droit d'enseigner. Vous ne devriez même pas avoir le droit de vous trouver à moins d'un kilomètre d'une école !
Le sourire charmeur du professeur tranche avec le visage rouge de colère de Sara.
— Je me demande ce que va dire le Recteur quand je vais lui raconter, conclue Sara avant de faire demi-tour, et d'amorcer son départ, bien décidée à mettre sa menace à exécution.
— C'est vrai, je me demande qui il croira ? L'un des professeurs les mieux noté de l'université, ou une étudiante en jupe qui a besoin de points pour valider son année ?
Sara se stoppe, se fige. Ses poings se serrent. Elle sent son cœur battre violemment dans sa poitrine.
— Écoute Sara, tu es une étudiante brillante, mais tu as encore besoin d'apprendre. Il faut que tu apprennes comment fonctionne le monde dans lequel tu t'apprêtes à entrer, et je suis là pour ça.
Il s'approche dans son dos, et pose une main sur l'épaule de Sara.
— Et pour commencer, tu devrais apprendre à te détendre, murmure-t-il, tout en commençant un léger massage.
Sara se dérobe, s'éloigne d'un pas.
— Je... Je suis fiancée...
— Pas de problème je ne suis pas jaloux. Mais franchement, te marier, à ton âge... C'est du gâchis, crois moi.
— Il faut que j'y aille, je suis en retard.
Le professeur ne lui laisse pas le temps de joindre le geste à la parole. Il attrape aussitôt Sara par le poignet. Cette dernière résiste, tente de se dégager, mais il resserre son étreinte tout en tirant doucement Sara vers lui.
— On est seuls, tu me plais, et je sais que je te plais... Même si tu dis le contraire.
— Vous êtes marié ! Rétorque-t-elle véhémente, vous... Vous devriez avoir hon... Te.
Il l'interrompt en la tirant sèchement vers lui, puis, dans un même geste maîtrisé à la perfection, il la fait pivoter, et la plaque, le dos contre le tableau noir, ce vestige d'une époque pas encore totalement révolue. Les deux mains posées sur l'ardoise noire, une de chaque côté du visage de Sara, il la bloque, l'empêche de s'enfuir.
— Oui, je suis marié, et j'aime ma femme... Mais ça ne m'empêche de penser à toi, souffle-t-il, son visage à quelques centimètres du sien. Il n'y a pas de mal à se faire du bien tu sais. Et en plus tu auras une très bonne note, la meilleure de toutes les étudiantes, j'en suis sûr. Et comme ça même ton fiancé sera content... On sera tous contents.
Chaque mot rapproche son visage de celui de Sarah. Lorsqu'il termine sa phrase, il est sur le point de l'embrasser. Bloquée, elle détourne le visage. Puis elle ferme les yeux, terrifiée mais pas encore résignée, et hurle de toutes ses forces.
— Nooooooonnnn !!!
Soudain, tout se fige autour de Sara, sans qu'elle s'en rende compte.
Le baiser, de celui que les plus cruels - ou les plus drôle, c'est selon - ont surnommé "Gargamel", ne vient pas.
Sara réouvre les yeux. Le visage tourné vers la sortie, la première chose qu'elle aperçoit c'est le petit Tibibt, ce petit oiseau voletant de miettes en miettes.
Il est immobile, figé en plein vol.
Sara pivote alors la tête, lentement, encore hésitante, vers son agresseur. Elle fait face au visage du pervers, figé dans une pose ridicule, les yeux fermés, la bouche en mode "duck face". Le Monde vient de se figer, comme si le temps s'était arrêté, sauf pour Sara.
Une voix "divine" retentit. L'espace d'un instant Sara se demande si elle n'est pas dans une émission TV inspirée du Loft, en mode: "Sara, ici la voix !"
— Deux choix s'offrent à vous:
1, vous acceptez la proposition.
2, vous refusez la proposition.
— Qu... Quoi ?! De quel proposition vous parlez ? Crie-t-elle, autant effrayée, qu'emplie d'une incompréhension menant à l'angoisse.
Un mix des paroles de son professeur démarre :
"Malheureusement, il te manque quelques points pour valider ton année... Tu es une étudiante brillante mais tu as encore besoin d'apprendre... Mon slogan c'est validation contre fellation..."
La voix "divine" répète sa proposition.
— Deux choix s'offrent à vous:
1, vous acceptez la proposition.
2, vous refusez la proposition.
Sara n'hésite pas une seconde. Elle hurle sa colère.
— JE REFUSE !!!!