Mêlant le geste à la parole, Sara repousse si violemment son chétif professeur, de ses deux mains, qu'il fait un vol plané de près de deux mètres en arrière, avant de s'étaler de tout son long à même le sol, au bord de l'estrade, à quelques centimètres des sièges du premier rang.
L'oiseau roux reprend son vol. Effrayé par le chaos de la chute, il quitte l'amphi d'un coup d'ailes salvateur, relâchant un ultime sifflement nettement moins mélodieux que les précédents.
Sara s'approche, surplombant son professeur, le fixant de son regard enragé, avant de lui cracher toute sa rage contenue dans un monologue défouloir ininterrompu.
— Espèce de sale porc !! Ne me touche pas !! Ne me touche plus jamais !! Tu te crois à quelle époque ?! Je plains vraiment ta femme et tes enfants, et je devrais aller la voir pour tout lui raconter. Ça devrait lui faire plaisir de savoir à qui tu penses à chaque fois que tu la mets enceinte.
Un instant de silence, les yeux dans les yeux. Un nouveau duel.
Sara fait demi-tour sans un mot de plus. Elle se dirige droit vers la sortie, toujours légèrement tremblante d'une rage qui diminue un peu plus à chaque pas qui l'éloigne de son agresseur.
Le professeur se relève et la regarde partir.
— Si tu crois que tu vas t'en tirer comme ça... Lance-t-il froidement, calmement, mais suffisamment fort pour qu'elle l'entende.
Sara se stoppe et se retourne aussitôt pour le fixer.
Le Monde se fige à nouveau autour de Sara.
Le regard noir, les muscles du visage crispés par la rage, le prédateur sexuel déguisé en professeur ressemble encore plus au Z, que le Z lui-même. Tel une statue de cire du musé Grévin, il semble sur le point de parler, de préciser sa menace. Sa bouche entrouverte laisse échapper de la salive légèrement rosée de sang. Il a la langue tellement bien pendue, qu'il a dû se la mordre dans la chute.
La voix "divine" se fait à nouveau entendre.
— Deux choix s'offrent à vous:
1, vous rentrez chez vous, et n'en parlez à personne.
2, vous allez au commissariat afin de porter plainte.
Sara n'hésite pas une seconde.
— Bien sur que je porte plainte !
Le Monde autour de Sara se pixelise - des pixels de plus en plus gros, puis de plus en plus sombres - jusqu'à devenir entièrement noir.
Un logo apparaît: "Réalité-ЯR-Réelle"
Sous le logo une barre de téléchargement qui progresse jusqu'à atteindre 100%.
Le logo disparait. Le Monde n'est plus que Ténèbres.
------------
Le commissariat.
L'effet inverse se produit. Les Ténèbres reculent, s'éclairent.
Une image pixelisée apparait.
Les pixels réduisent de taille, le Monde prend forme sous nos yeux, jusqu'à devenir net.
C'est la nuit. Sara est dans une rue déserte, vide de toute vie humaine. Face à elle, à quelques dizaines de mètres, l'entrée d'un commissariat.
Les rares lampadaires diffusent une lumière orangée, voilée par une humidité de bord de mer qui sature l'air de ce quartier populaire de Casablanca, dont l'architecture témoignant de la période du protectorat, se mêle à l'influence Arabo-Andalouse.
Du bruit. Un chat bondit hors d'une imposante benne à ordures garée contre le trottoir, et atterrit sur la douzaine de sacs-poubelle entassés dans le caniveau. Le chat fixe Sara l'espace d'un instant, avant de s'éloigner en direction de la ruelle la plus proche.
Sara l'imite, et se met en marche. Elle avance en direction du panneau lumineux au logo de la police nationale. Elle monte les quelques marches menant aux portes grillagées, et pénètre dans le hall d'accueil du commissariat.
------------
Le hall d'accueil est vide. Il n'y a pas âme qui vive.
La voix divine ne laisse pas le temps à Sara de se poser de questions, elle le fait pour elle.
- Deux choix s'offrent à vous :
1, Vous rentrez chez vous et n'en parlez à personne.
2, Vous patientez pour porter plainte.
— Je vais attendre. Il est hors de question que ce porc s'en sorte.
L'éclairage blafard des néons vacille par moments, amplifiant l'atmosphère pesante. Les minutes s'étirent, interminables. Au mur, la grande aiguille de l'horloge avance, effectuant presque un demi-tour complet.
La solitude et les pensées de Sara sont interrompues par l'arrivée d'un groupe d'une demie-douzaine de prostituées, escortées par deux policiers en "uniforme civil": blousons en cuir noir, moustache réglementaire depuis les années 60, et brassard "POLICE" sur le bras.
Les prostituées sont regroupées, alignées, dans le hall du commissariat. Elles restent debout, à quelques mètres de Sarah. La confusion règne.
— Hé, à quelle heure vous servez le dîner ? Lance l'une d'elle. J'ai pas eu le temps de manger à cause de vous.
Le policier le plus âgé — et visiblement le plus gradé — affiche une mine fatiguée. Il grogne sans même daigner lever les yeux.
— Ferme-la, Fatime. On a encore du boulot, et j'ai pas envie de rentrer chez moi à minuit.
Son collègue, plus jeune, trapu - pour ne pas dire petit et gros - s'approche, tout sourire.
— Pourtant, avec tout ce que t'as dû avaler aujourd'hui, tu devrais nous remercier de te mettre un peu à la diète... T'auras moins de clients dans vingt kilos, tu sais.
Fatime rit de bon coeur, témoignage d'une complicité inattendue. Policier et prostituées font partie du même monde, et même si leurs objectifs s'opposent, leur destins s'entremêlent souvent, créant si ce n'est du respect, au moins de l'empathie... Parfois.
— Tu sais, mon chéri, la plupart des clients, ils ne consomment pas. Ils s'installent et ils parlent. On est comme des psys, finalement. En beauuuuucoup plus sexy. On devrait être remboursées par la CNSS (Sécurité Sociale Marocaine).
Le rire incontrôlé du jeune policier résonne dans le silence de cathédrale du commissariat, aussitôt suivi par ceux des autres filles, dans un concert d'éclats de rire contagieux.
— Hé ! Qu'est-ce que t'as pas compris dans "Ferme-la" ?! Lance sèchement le policier proche de la retraite, tout en avançant droit sur Fatime, le regard noir.
Son regard se pose ensuite sur son collègue.
— Et toi, arrête de les encourager. Je te préviens, si on finit pas à l'heure, tu te tapes toutes les nuits cette semaine. Tu pourras draguer des putes à la pelle.
Il tourne les talons et s'éloigne sans attendre de réponse.
— Surveille-les pendant que je vais voir où est le brigadier de garde, ajoute-t-il tout en s'éloignant. Et on arrête les blagues. C'est pas un Comedy Club ici.
Vexé, le jeune policier, se raidit. Un éclat de colère traverse son visage. Sans prévenir, il se tourne vers Sara, toujours assise sur un banc, patientant en silence.
Il s'approche d'un pas nerveux et la saisit fermement par le bras.
— Hé toi ! Qui t'a dit de t'asseoir ?! Hurle-t-il. Tu passes ta vie allongée, alors viens pas me dire que t'es fatiguée !
Il tire Sara par le bras, la forçant à se lever.
— Tu te remets dans le rang avec les autres, où je m'occupe de toi personnellement !
Le Monde se fige autour de Sara.
La voix "divine" retentit.
— Deux choix s'offrent à vous:
1, Vous protestez, vous n'êtes pas une prostituée.
2, Vous patientez le temps que sa colère passe.
Sara dégage son bras d'un geste sec et véhément.
— Mais ça va pas ! Lâchez moi ! Vous me prenez pour q...
Le jeune policier l'interrompt d'une gifle aussi violente que soudaine.
Sous le choc, touchée au moins autant psychologiquement que physiquement, Sara retombe sèchement sur le banc, légèrement sonnée, un sifflement dans l'oreille.
La main sur sa joue rougie, les yeux au bord des larmes, Sara le fixe, ne sachant comment réagir.
— Écoute moi bien, tu as deux choix, et pas un de plus: ou tu rentres dans le rang, ou je me charge personnellement de te faire rentrer dans le rang.
Sara est tétanisée. La surprise a laissée place à la peur.
Le policier la saisit à nouveau par le bras, et la relève sans ménagement.
— Et le rang il est là ! Continue comme ça et je peux te promettre que tu vas faire des économies sur ta facture Lydec, parce que tes clients voudront tous garder la lumière éteinte pour pas voir la tronche que je vais te faire.
Il la projette dans le groupe de prostituées, menaçant.
— Quoi ?... Tu as quelque chose à dire ?... Vas-y, essaye pour voir.
Fatime s'interpose légèrement, tendant un mouchoir en tissus à Sara.
— Tiens ma chérie. Et laisse tomber, ça vaut pas le coup.
Le policier, qui préfèrerait être ailleurs, est de retour. Il maintient la porte menant dans les entrailles du commissariat ouverte.
— Allez, bougez-vous ! J'ai une famille qui m'attend moi !
Puis il se tourne vers son jeune collègue. Elles étaient pas six ?
— Six, sept, qu'est-ce que ça change ? C'est toutes des putes de toute façon. Grommelle-t-il.
— Ça change qu'on a un procès verbal en plus à remplir. Allez mesdames, la suite royale vous attend !
Les six jeunes femmes, plus Sara, se dirigent comme un seul homme [sic] en direction de la porte maintenue ouverte.
Une main autour des épaules de Sara, Fatime la guide, tout en essayant de dédramatiser la situation.
— Les plus petits c'est souvent les plus frustrés, et les plus frustrés c'est les plus violents, et y'a rien que tu puisses faire contre ça... La taille ça compte pas, sauf pour eux en fait.
Elle ponctue sa saillie d'un petit rire qu'elle espère contagieux.
Mais, le mouchoir en papier appuyé sur un coin de sa bouche, Sara n'a ni l'état d'esprit, ni n'est en état de rire. Elle retire le mouchoir et observe le sang rouge vif qui l'imbibe.
Une larme coule le long de sa joue, alors qu'elle s'apprête à passer le seuil de la porte, sous le regard inquisiteur du jeune policier.
Le Monde autour de Sara se pixelise - des pixels de plus en plus gros, puis de plus en plus sombres - jusqu'à devenir entièrement noir.
Un logo apparaît: "Réalité-ЯR-Réelle"
Sous le logo une barre de téléchargement qui progresse jusqu'à atteindre 100%.
Le logo disparait. Le Monde n'est plus que Ténèbres.