Acte 3 - L’éveil et la Chute - 13 . Premiers signes

Notes de l’auteur : Nouvelle version du chapitre 13 !

Myra connait son corps, mieux que quiconque. Elle sait jusqu’où elle peut le pousser, ce qu’il peut encaisser. Des années à s'entraîner quotidiennement à modeler et à comprendre cet outil, forgeant un équilibre parfait entre puissance et contrôle. Elle n’a jamais craint la fatigue, elle sait où commencent ses limites, et jusqu’où elle peut les ignorer.

Mais ces derniers temps, quelque chose cloche.

 

Ce matin-là, les marches de l'escalier descendant vers l’aile militaire du palais lui paraissent plus longues qu’à l’accoutumée. Une faiblesse diffuse, insidieuse, comme si son propre poids était soudain plus difficile à porter, comme si son corps peinait à suivre le mouvement. Chaque pas résonne dans sa poitrine. Un battement de cœur trop rapide, trop fort, pour un effort aussi minime.

Elle s’arrête une seconde, la main crispée sur la rambarde. Un souffle est court, sa respiration se cherche, et une gêne sourde s’accroche à ses muscles.

 

C’est quoi ce bordel ?

 

Elle secoue la tête avant de reprendre son chemin. Rien d’important, juste une nuit pourrie de plus.

 

Elle retrouve Lior sur le terrain d'entraînement. Un jeune soldat qu’elle avait repéré il y a des années. Un gamin à la silhouette frêle, abandonné sur le champ de bataille. Un otage de guerre que d’autres auraient pu laisser crever dans une geôle ou exécuté sans hésitation.

Mais Myra avait vu autre chose en lui. Une lueur, une rage de survivre qui ne demandait qu’à être façonnée.

Elle l’avait pris sous son aile, lui avait offert un nom, une place, un avenir. C’était elle qui l’avait fait intégrer l’armée royale, qui lui avait appris à manier l’épée à sa façon, à se battre, à survivre.

Lior n’est plus ce gamin perdu. Désormais, il se bat avec une grâce et une précision redoutable. Il est rapide, vif, habile. Et Myra ne peut s’empêcher d’être fière de lui.

 

Ils croisent le fer sous le regard des autres soldats. Un exercice de routine, où Myra menait la danse, sûre de ses gestes. Lior suit, précis, concentré.

Elle le mis à l’épreuve, par ses assauts avec la facilité d’un prédateur qui joue avec sa proie.

Jusqu’à ce qu’un coup anodin lui demande un effort inhabituel. Myra bloque la lame de Lior, qui fit légèrement vibrer son bras sous l’impact.

Une fraction de seconde, un infime frisson de faiblesse. Rien que Lior ne devrait remarquer.

Mais il remarque.

Elle le voit à sa posture, au léger flottement de son mouvement suivant, comme s’il hésitait. Myra se redresse aussitôt, et écourte l’exercice, prétextant une autre obligation.

— On s’arrête là pour aujourd’hui.

Lior arque un sourcil, essoufflé mais surpris.

— Déjà ?

Myra récupère sa gourde d’un geste machinal, mais tend le bras qui a vibrer sous le dernier coup de Lior. Le bout de ses doigts, encore un peu engourdi, appréhende mal la prise. La gourde lui échappe, tombe au sol dans un bruit sourd et l’eau se répand à ses pieds. Un silence étrange s’installe.

Lior s’accroupit, la ramasse sans un mot, et se relève en esquissant un sourire maladroit pour masquer son trouble.

— Myra, tu sais ce que ça veut dire ?

Myra le fixe, ne sachant que répondre.

— Que visiblement l’élève à dépasser le maître. Et dire que c’est toi qui m’a appris à boire... On va devoir reprendre l’entraînement à la buvette !

Elle souffle du nez, un faux air amusé pour la forme. Il tourne les talons, la laissant seule avec ce foutu malaise.

 

Merde, il se passe quoi là ? 

 

Cette nuit-là, dans sa chambre, elle se tient debout, face au miroir. Les bras croisés, les mâchoires serrées.

L’amulette repose là, contre sa peau, immobile, inoffensive en apparence. Un poids qu’elle avait cessé de sentir.

Elle tend la main et effleure le métal du bout des doigts.

— C’est quoi ce bordel ? murmure-t-elle, son propre reflet la défiant dans la glace.

Pas de réponse. Pas d'éclat de lumière, pas de chaleur étrange. Rien qu’un silence opaque, et un reflet plus pâle qu’elle ne l’aurait cru.

Son regard se durcit.

— C’est toi qui me fais ça ?

Elle n’a jamais douté de l’amulette. Jamais remis en question son pouvoir, ni son rôle. Mais cette sensation qui la ronge, cette fatigue, cette faiblesse qui la grignote lentement… Et si ça venait d’elle ?

Si cette protection, qu’elle avait toujours crue bienveillante, se retournait contre elle ?

Une pensée absurde, inquiétante.

Elle reste là, les yeux rivés sur le pendentif, à la recherche d’une réponse qu’elle ne veut peut-être pas entendre.

 

 

Depuis quelque temps, Myra sent Eugène plus attentif encore, plus présent dans ses silences. Il a ce regard qui gratte la surface, ce fichu don pour repérer ce que les autres ne voient pas. Il a toujours été attentif aux détails, aux infimes variations dans le comportement des autres. C’était son travail après tout, observer, écouter, comprendre.

Il ne surveille pas, il veille.

 

Ce jour-là, la réunion bat son plein. Autour de la grande table, les voix s’enchaînent, rapports de patrouilles, mouvements de troupes, questions logistiques. La routine.

Eugène est là, derrière elle, en retrait. Parce qu’elle l’avait imposé, elle avait décrété qu’il serait présent aux réunions réservées aux officiers, et personne n’avait osé discuter.

Myra prend des notes mentales, interroge un capitaine, indique une route plus sûre sur la carte. Elle est là, présente.

Et puis, sans raison, elle s’immobilise.

Son regard se perd sur la carte gravée à même la table devant eux, fixant un point précis sans bouger. Plus un souffle, plus un mot.

Les voix autour d’elle deviennent des bourdonnements lointains.

Elle sent plus qu'elle ne l’entend, Eugène bouger derrière elle. Il se penche en avant pour lui pour lui murmurer à l’oreille, presque hésitant : 

— Myra ?

Elle ne réagit pas tout de suite. Il s’écoule une seconde, peut-être deux, avant qu’elle ne cligne des yeux. Son dos se redresse imperceptiblement avant de tourner légèrement la tête vers lui, comme si elle revenait d’un très long voyage.

 

Évidemment, pas moyen de lui cacher ça.

 

— Ouais ?

— T’es avec nous ?

Un bref agacement lui traverse les traits.

— Bah évidemment.

Sa voix claque un ordre au capitaine le plus proche, comme si de rien n’était.

Mais au fond d’elle, elle sait qu’il n’a pas rêvé. Pendant quelques secondes, elle était ailleurs.

 

Et ça commence à devenir une sale habitude.

 

Ce soir-là, Myra laisse la porte des appartements d’Eugène se refermer derrière elle dans un léger grincement. Depuis qu’ils ont délaissé la taverne et ses histoires, c’est ici qu’ils se retrouvent, où le monde semble les oublier un peu. 

Elle reste un moment immobile, respirant l’odeur de papier, d’encre et de bois ciré qui flotte dans la pièce. Elle aime cet endroit, ce foutoir savant qu’est devenu l’antre d’Eugène, où chaque pile de livres, à sa propre logique. Il y a là quelque chose de rassurant dans ce chaos.

Elle fait quelques pas vers la bibliothèque, les mains croisées dans le dos. Son regard parcourt les étagères, à la recherche d’un titre qui lui échappe. Un vieux conte, une histoire qu’ils ont évoquée plus tôt, entre deux discussions à voix basses.

— Je crois que je l’ai déjà lu, ton truc. C’est pas le récit avec le …

Et soudain, plus rien. Sa voix meurt sur ses lèvres. Sa main s’est tendue vers un livre, les doigts à quelques centimètres de la tranche. Elle reste suspendue là, immobile, comme gelée dans l’instant

Elle entend Eugène se redresser dans son fauteuil. Ce léger froissement de tissu, ce pas feutré sur le tapis.

 

Merde.

 

— Avec le quoi ? demanda-t-il.

Elle sent cette infime retenue dans sa voix, cette douceur maladroite quand il s'inquiète.

Elle reste figée. Une chaleur sourde s'élève en elle, comme un courant invisible qui la traverse de part en part. Son souffle s’est suspendu sans qu’elle ne comprenne quand. Dans ses veines, elle sent ce flot puissant. Une force étrangère, qui l’a submerge sans l'écraser, mais qui la maintient là, immobile, comme prise dans une marée silencieuse.

L’amulette brûlante contre sa peau, pulse à un rythme différent. Tout semble loin, étouffé, comme si un voile s’était glissé entre elle et le monde.

 

Bouge, Myra. Bouge, merde. C’est encore toi qui décides ce que fait ce foutu corps.

 

Eugène s’approche encore, lentement.

— Myra, tu m’entends ?

Elle sursaute à peine, puis se redresse d’un coup, reprenant possessions de ses gestes. Sa main termine son mouvement et saisit le livre. 

— Quoi ? fit-elle en se retournant vers lui, cherchant à reprendre contenance.

— Tu… allait me dire quelque chose ?

Elle fronce les sourcils, confuse.

— Non.

Et elle détourne le regard, comme si la couverture du livre qu’elle tient était soudain terriblement passionnante.

Mais elle sent toujours ce poids dans l’air, ce moment qu’il a vu, ce malais qu’elle n’a pas su masquer. Et quand elle passe une main sur son front, discrètement, comme pour chasser une migraine naissante, elle sent ses yeux sur elle.

 

Pourtant, il ne dit rien. Alors, ils restent là un long moment, à remplir les silence de mots prudents, parlant d’autre chose.

Ils évoquent les travaux sur le rempart sud qu’on entend résonner jusque-là. Et ce convoi de ravitaillement qu’on dit en retard, encore sur la route de [nom de route].

La discussion glisse sur les tensions aux frontières, cette bataille qui se prépare au nord, malgré les efforts mis en place pour dissoudre l'alliance formée par le [Chef Machin]. Et puis cette vieille tour de guet, à l’orée du bois des [quelque chose], dont personne ne semble se soucier mais que Kardam a ordonné de renforcer avant l’hiver.

Des banalités pour retarder l’inévitable.

Mais la fatigue finit par la rattraper. Elle se lève, s’étire, un geste pour masquer son trouble.

— Allez, il se fait tard. Et sérieusement Eugène, va dormir. T’as la tronche d’un mec qui pourrait se battre contre un mur… et perdre.

Eugène esquisse ce demi-sourire fatigué qu’elle commence à trop bien connaître. Elle sait qu’il ne bougera pas.

Myra referme la porte derrière elle, laissant Eugène seul avec ses carnets, ses silences, ses inquiétudes qu’elle devine sans les nommer.

 

*

 

On raconte qu’un cavalier sans visage parcourt le monde.

Il chevauche sans fin sur une monture noire comme la nuit, glissant dans la brume, là où le monde se tait.

Son armure, terne, sans blason ni ornement, ne trahit aucun royaume. Nul ne saurait dire à quelle époque ce guerrier appartenait.

La lame au flanc, le heaume ouvert laisse voir l’endroit où un visage aurait dû se trouver.

Une surface de chair lisse, tendue, sans un pli, comme si les dieux avaient effacé d’un geste tout ce qui faisait de ce cavalier un être. Rien que le silence et l’oubli.

 

Sa jument d’ombre n’a ni mors ni harnais. Elle obéit sans un geste, sans un mot. On dit qu’on entend d’abord son galop, un battement lourd, régulier comme un tambour funèbre. Que les vents se taisent quand il passe, que les bêtes se terrent. Certains assurent que l’herbe flétrie sur son passage, que l’air lui-même retient son souffle.

 

On murmure qu'il fut autrefois un héros, un de ceux dont les serments se gravaient plus profondément que les épées. Un jour, un ordre fut donné. Trop cruel, trop injuste pour être obéi. Un acte d’honneur, ou peut être de simple humanité.

Pour ce refus, on l’accusa de trahison, de lâcheté, de félonie. On effaça son nom des registres, on brisa ses armes et on jeta son blason au feu. Il disparut des mémoires. Les siècles passèrent, et plus personne ne sut ce qu’il avait refusé de faire. Seule resta l’ombre de la faute qu’on lui colla sur la peau.

 

Le Cavalier chevauche sans fin, en quête de son nom oublié. Car sans nom, aucune âme ne peut reposer. Sans nom, nulle mémoire, souvenir ou place dans l’histoire. Et tant que ce nom manquera, tant que ce mot ne sera pas prononcé, il errera encore et encore, jusqu’aux confins des terres et des âges.

 

Le monde frémit lui-même devant cette injustice jamais réparée. Son errance dérange parce qu’elle rappelle aux vivants ce qu’ils préfèrent oublier : il existe des fautes qu’on n’a pas commises, et dont on paie quand même le prix.

 

Personne ne sait vraiment ce qui se passera si le Cavalier retrouve un jour ce qu’il cherche. Certains disent que le monde s’effondrera sous le poids de ce souvenir.

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