Acte I

 A mon réveil, j’étais complètement désorienté. Quand j’ouvris les yeux, un mal de tête affreux me saisit comme au lendemain de la pire des cuites. En grognant, j’enfonçai la tête dans l’oreiller en espérant étouffer la migraine.

Encore à moitié dans les vapes, je tentai de me rappeler des derniers évènements qui m’avaient conduit là. Je ne m’étais quand même pas tellement bourré la gueule au point d’oublier l’entièreté de mon réveillon, si ?

Ah. Non. Ça me revenait.

Marco était reparti à Turin pour passer les fêtes avec sa famille, réduisant mes perspectives à passer le 24 décembre seul ou avec la poignée de potes célibataires qu’il me restait. Maman avait réglé le problème en me spammant d’appels manqués et de SMS pour m’annoncer qu’il fallait absolument que je passe Noël à la Gunière, la résidence familiale paumée au cœur des Alpes, où je n’avais pas mis les pieds depuis des années. Toute la famille serait présente, avait-elle plaidé. Autrement dit, toute une assemblée d’abrutis que je n’étais pas pressé de revoir. Pas un argument convaincant. Mais elle m’avait sorti le grand numéro des sanglots déchirants, et j’avais été obligé de céder.

L’idée du siècle.

Décidant que faire acte de présence était déjà un effort conséquent, je n’avais pas cherché à être sociable. On avait à peine réussi à me tirer quelques mots sur ma dernière année de master de droit, ce qui avait fait pousser des exclamations aux oncles et tantes : rholàlà, qu’est-ce que le temps passe vite, vous vous rendez compte…

Pendant l’apéro, j’avais essuyé sans broncher les réflexions que sa grand-mère faisait sous mon nez ; je n’avais pas changé, mon mutisme et mon grave manque de savoir-vivre étaient indéniablement dû à une éducation bien trop laxiste blablabla ces jeunes de nos jours blablabla elle allait dire deux mots à mes parents… J’aurais bien voulu lui jeter à la gueule que je me tapais des mecs, histoire de l’achever, mais il me restait un fond de savoir-vivre. Alors, pour éviter de commettre un grand-matricide, j’étais sorti prendre l’air. De fil en aiguille, l’envie d’explorer de nouveau ces collines que je connaissais par cœur quand j’étais gosse m’avait prise. J’étais parti à l’aventure, sans lampe de poche, sans téléphone, sans rien.

Et j’étais arrivé… quelque part.

Où, en fait ?

Je roulai lourdement sur le flanc, les yeux plissés pour me protéger de la lumière qui m’assaillit. La chambre était petite et basse de plafond, tapissée de bois. Une fenêtre s’ouvrait face au lit, occultée de rideaux qui laissaient cependant passer les vifs rayons du jour. Perdu, je me redressai sur les coudes. La couverture glissa sur ma poitrine, et frissonnai en la rabattant d’un geste vif. On m’avait débarrassé de blouson et mon pull, me laissant torse nu sous les draps chauds ; et l’unique question qui demeurait à présent dans mon esprit, était « qui m’a déshabillé ? ».

Au même moment, la porte s’ouvrit.

Durant quelques secondes, je fus seulement capable de me concentrer sur les croissants et le bol fumant trônant sur le plateau ; puis je remarquai les mains blanches qui le soutenaient, et remontai jusqu’à un visage à moitié noyé dans une cascade de cheveux noirs.

— Je vois que vous êtes réveillé.

Ce timbre à la fois grave et chantant qui me fit tressaillir malgré moi. Mes yeux étaient rivés sur son visage, dont la pâleur contrastait avec l’encre de ses yeux et la rougeur de ses lèvres.

Devant mon silence et mon immobilité, Blanche-Neige m’adressa une mimique apparentée à un sourire.

— Je pensais que vous auriez peut-être faim.

Je battis des paupières et la merveilleuse odeur de chocolat chaud qui taquina mes narines me rappela le plateau entre ses mains.

— Carrément oui, laissai-je échapper d’une voix que je trouvai bizarrement pâteuse.

Blanche-Neige esquissa de nouveau un rictus et s’approcha pour déposer le centre de mon attention sur mes genoux.

Je jetai mon dévolu sur le bol de chocolat ; mais mes mains furent prises d’un tremblement, et je manquai de tout renverser.

— Merde, marmonnai-je, les paumes transpercées par la chaleur qui émanait de la céramique.

Elles tremblaient de manière incontrôlable, parcourues de fourmillements douloureux.

— Il vous faudra un peu de patience à l’égard de votre corps, après le temps que vous avez passé dans le froid, recommanda doucement Blanche-Neige.

Quand je tournai la tête en sa direction, une question qui ne m’était pas encore venue à l’esprit s’imposa. Ses yeux en amande étaient bordés de cils épais et sa bouche était si rouge qu’elle semblait passée au rouge à lèvre, sans parler de ses cheveux sombres invraisemblablement longs qui tombaient sur ses reins ; mais, après avoir brièvement égaré mon regard sur sa tunique bleue et le pantalon ample qui tombait jusqu’à ses pieds, sans déceler aucune courbe affirmée, la conclusion n’était pas évidente.

— Comment vous appelez-vous ? demandai-je en espérant ne plus parler comme si j’avais une patate chaude dans la bouche.

— Nìmis.

C’était original, mais ça n’allait pas m’aider.

Blanche-Neige – pardon, Nìmis – soutint mon regard quelques secondes avant de se pencher en avant.

— Voulez-vous que je vous aides ? Vous devriez en profiter tant que c’est chaud.

Ça me faisait bizarre d’être vouvoyé par quelqu’un qui paraissait avoir le même âge que moi. Étonné, j’émis un vague borborygme qui sembla être interprété comme un assentiment. S’asseyant au bord du lit, Nìmis souleva mon bol à deux mains pour le porter à mes lèvres, et je n’eus d’autre choix que me laisser faire. Peut-être était-ce parce que j’avais survécu à une nuit en pleine montagne, mais c’était le plus délicieux chocolat que j’avais jamais bu de ma vie.

A peu près au même moment, la porte de la chambre s’ouvrit de nouveau. Je reconnus la femme qui m’avait accueilli, et au vu de sa ressemblance avec Nìmis, leur lien de filiation était indéniable.

— Bonjour, mon garçon.

Son sourire était empreint d’une chaleur qui me réconforta.

— Je vois que mon fils s’occupe déjà de toi.

Bon, au moins j’étais fixé à ce sujet.

— Heu, oui, merci, bafouillai-je, confus.

Mon éloquence me perdra.

— Désolé de la façon dont j’ai fait intrusion chez vous…

— Ne te tracasse pas pour ça, me coupa la femme en balayant mes excuses d’un mouvement de main. Dis-moi plutôt comment tu te sens. Tu nous a fait une belle frayeur en t’évanouissant.

— Je vais bien, parvins-je à articuler décemment. J’ai dormi longtemps ?

— Une petite dizaine d’heures, je crois. La matinée s’achève.

Merde. Maman devait avoir appelé la police, les pompiers et le président de la République. Peut-être s’imaginait-elle que j’avais fugué ou que j’avais été enlevé par des extra-terrestres.

Oui, maman avait une imagination fertile.

— Est-ce qu’il serait possible de téléphoner d’ici ? demandai-je en me raclant la gorge. J’ai… on doit s’inquiéter pour moi, à la maison.

— Je suis désolée, répondit la femme en secouant la tête. Nous n’avons pas de téléphone ici.

Pas de téléphone ? Mais qui étaient ces gens qui vivaient encore à l’âge de pierre ? Même la Gunière était pourvue des technologies élémentaires. L’horreur dut se lire sur mon visage, car elle m’adressa un regard plein de compassion.

— Vraiment ? insistai-je. Et il n’y a pas quelqu’un d’autre qui…

Un nouveau signe de tête négatif.

— Ah. Et, heu… vous n’avez pas de carte ?

— Cela ne t’aidera pas, soupira la femme. Ce village est très isolé.

Alors que je sentais le découragement me gagner, elle ajouta :

— De plus, il ne serait pas raisonnable que tu partes tout de suite. Il a commencé à neiger dru pendant que tu dormais ; quitter le vallon serait trop dangereux.

Parfait, elle venait de m’achever.

Coincé dans un bled au milieu de la forêt, encore à moitié congelé et incapable de prendre contact avec qui que ce soit. Sans oublier qu’on était un 25 décembre. Heureusement que j’avais depuis longtemps perdu toute ma sensibilité à l’égard de la magie du Noël traditionnel, sinon on m’aurait retrouvé pendu.

— Nous allons trouver une solution, me promit la femme en posant une main sur mon épaule. En attendant, nous t’offrons l’hospitalité. Au fait, je m’appelle Vanea.

 

*

 

Le chocolat m’avait réchauffé, et après avoir avalé toutes les viennoiseries qu’il contenait, je me sentais un peu mieux. Vanea m’avait conseillé de me reposer. Aussi, je passais les heures suivantes à comater dans mon lit, perdu entre mes rêveries entrecoupées de quelques instants de sommeil fiévreux. Malgré la chaleur des couvertures, je frissonnais, la gorge et le nez secs.

Sous mes paupières closes, je retrouvais l’énorme sapin croulant sous les guirlandes scintillait à côté de la cheminée, la table dressée, illuminée de chandeliers et décorée de petits couronnes de houx et de roulés de cannelle. Un spectacle qui m’aurait presque rendu nostalgique si tout l’étage n’avait pas été envahi de grands-parents, oncles et cousins plus ou moins éloignés dont je connaissais à peine le nom pour la plupart. Ce n’était pas que je n’aimais pas ma famille, mais elle était trop omniprésente. Cela m’avait étouffé toute mon adolescence, les cousinades, les repas d’anniversaire et de mariage à n’en plus finir. Moi, j’aurais juste voulu qu’on me laisse tranquille dans mon coin. Le pire, c’était ma vénérable grand-mère, celle du côté paternel, cette vieille bique catholique qui passait son temps à me critiquer. Bref, aussitôt mon bac décroché et mon compte en banque ouvert, je m’étais fait la malle sans aucun regret.

A intervalle de plus en plus régulier, une toux ou un reniflement me secouait, m’agaçant au plus haut point. Je détestais être malade – comme toute personne normalement constituée, je pense. Après un long moment d’hésitation entre la langueur de mon corps et la soif qui me desséchait la gorge, je finis par rassembler le courage nécessaire pour me redresser. Mon dos craqua quand je m’assis. Mes membres étaient aussi lourds qu’au lendemain d’une intense séance de sport. On avait laissé des vêtements propres au pied du lit. J’endossai la chemise que j’aurais qualifiée « de paysan moyenâgeux », épaisse, écrue et lacée sur le devant ; à défaut d’être stylée, elle avait l’avantage d’être confortable. Il y avait aussi pantalon dans le même genre, que j’enfilais en me débarrassant avec soulagement de mon jean humide et écorché.

Avec la démarche gracieuse d’un pingouin, je quittai enfin la chambre. Elle donnait directement sur la pièce principale. Nìmis était assis en tailleur devant la cheminée allumée. Je m’arrêtais, prenant quelques secondes pour admirer la cascade de cheveux noirs qui dévalait son dos jusqu’à traîner par terre. J’avais rarement vu un gars avec des cheveux aussi longs.

— Bonjour, lançai-je à mi-voix.

Il tourna à demi la tête pour m’adresser ce rictus que j’hésitais à qualifier de sourire.

— Bonjour.

Comme je restais planté sur le pas de la porte, indécis, il lâcha :

— Venez.

Sans me le faire dire deux fois, je m’assis à ses côtés. La proximité du feu me fit soupirer d’aise.

A peine fus-je installé que Nìmis se leva pour disparaître dans mon dos. Quoi, je le faisais fuir ? C’était lui qui m’avait invité…

Quelques instants plus tard, je sentis quelque chose recouvrir mes épaules. Surpris, je découvris une couverture de fourrure drapée autour de moi, tandis que Nìmis se rasseyait à sa place sans même me regarder.

— Merci, fis-je en m’enveloppant plus confortablement dans la couverture.

Il déposa une bûchette dans le feu. Il ne semblait même pas m’avoir entendu. Puis, après plusieurs minutes de silence, il lâcha :

— Je ne crois pas encore connaître votre nom.

Il était vrai que je n’avais pas encore pris le temps de me présenter à mes hôtes.

— Antoine, répondis-je.

Il hocha vaguement la tête, sans faire de commentaire. Eh bien, ça n’avait pas l’air d’être un garçon causant. Pas grave, je ne l’étais pas non plus. Alors je laissais le silence perdurer entre nous, incapable de trouver le courage d’engager la discussion. Du coin de l’œil, je ne pouvais m’empêcher de l’observer. Son visage androgyne me perturbait, et en même temps retenait mon attention. C’était ce genre de beauté figée qu’on retrouvait parfois chez les mannequins ; habituellement, ce n’était pas mon style, mais il était différent.

Un grincement suivi d’un courant d’air glacial me firent me retourner. La silhouette d’un petit bonhomme apparut dans l’encadrement de la porte d’entrée, martelant la pierre du seuil pour se débarrasser de la neige collée à ses chaussures.

— Ferme la porte, Pennas ! s’écria Nìmis.

L’interpellé s’exécuta avant de se débarrasser de ses bottes. Quand il retira son bonnet, je reconnus le gamin qui m’avait amené jusque-là.

— Tiens, t’es là, fit-il en m’avisant. Maman elle disait que tu dormais parce que tu avais trop froid.

— Occupe-toi de tes affaires, lui jeta Nìmis avant que j’aie pu répondre. Tant que tu es là, va chercher du bois sec dans la remise avant que maman revienne.

— Et pourquoi moi ? T’as qu’à y aller, t’as rien fait de la journée.

— Vas-y ou je dis à maman que tu as volé de la viande séchée pour en donner aux ours.

L’argument semblait convainquant. Pennas renfila ses bottes et sortit en claquant ostensiblement la porte derrière lui.

— Excusez-le, me glissa Nìmis sans me regarder.

— C’est rien, fis-je. Les petits frères, hein…

Je ne parlais pas vraiment en connaissance de cause, étant fils unique. En revanche, j’avais souvent pu observer ma cousine Cassandre et son petit frère, et leurs rapports pour le moins tumultueux qui ressemblaient fortement à la scène que je venais de voir.

De tous mes cousins, Cassandre était la seule à avoir à peu près mon âge, et surtout la seule que je tolérais sans trop de difficulté. Peut-être aurais-je moins rechigné à venir à la Gunière si elle avait été là ; mais cette traître avait décidé de passer ce Noël avec ses amies. En fait, c’était un peu à cause d’elle que j’avais pété les plombs et que je m’étais cassé dans la nature.

La tête tournée vers la fenêtre, je contemplais les myriades de flocons de neige tournoyer en noyant le reste du paysage. Il devait faire un froid de canard, dehors. Je m’imaginais brièvement, galérant encore dans la montagne, complètement perdu. Je serais mort de froid depuis longtemps si je n’étais pas tombé sur le gamin – Pennas, c’était ça ?

Ils aiment les noms absurdes, dans la famille.

Là-dessus, la porte d’entrée s’ouvrit une nouvelle fois. Vanea se débarrassa de la capuche qui couvrait sa tête et me sourit en captant mon regard.

— Tu vas mieux, mon garçon ?

Sa façon de me tutoyer et de m’appeler ainsi me mettait curieusement à l’aise, comme si nous nous connaissions depuis longtemps.

— Oui, merci beaucoup.

— Parfait, se réjouit-elle. Tu vas pouvoir profiter du dîner avec nous, dans ce cas.

Mon ventre approuvait vigoureusement, bien que ce commentaire me fasse mesurer le temps que je perdais. Après vingt-quatre heures sans nouvelles, il était certain que ma famille entière était sur le pied de guerre.

Vanea suspendit sa cape à la patère, dévoilant une longue robe brune qui me faisait penser à celles des paysannes d’un autre temps.

— Je suis passée à la chapelle, déclara-t-elle, s’adressant visiblement à son fils. Tout est réglé.

Celui-ci hocha vaguement la tête en réponse. Les jambes repliées contre sa poitrine, il semblait réellement fasciné par le feu.

De son côté, Vanea ouvrit le buffet et en tira une pile d’assiettes de céramiques. Aussitôt, j’esquissais un mouvement pour me lever et l’aider.

— Ne te donne pas cette peine, Antoine, me sourit-elle par-dessus mon épaule.

— Mais…

— Pas de discussion. Reste près du feu et réchauffe-toi.

Et elle entreprit de disposer les couverts sur la table de bois au centre de la pièce. En la regardant faire, je ne pus m’empêcher de remarquer combien son visage paraissait jeune. Si je l’avais croisée par hasard en ville, je l’aurais certainement prise pour une étudiante à peine plus âgée que moi.

Au-dehors, le soir tombait peu à peu, mais la neige ne semblait pas tarir. Restant sagement là où j’étais, près de Nìmis qui ne décrochait pas un mot, je m’assoupissais petit à petit. Il faisait chaud, j’étais confortablement installé, le tintement des couverts et l’atmosphère chaleureuse de ce chalet me donnaient presque l’impression d’être à la Gunière, à l’époque où je ne fuyais pas encore ma famille comme la peste.

Un terrible fracas me réveilla en sursaut. Nìmis bondit souplement sur ses pieds, fouettant l’air de ses cheveux en se précipitant dans la pièce adjacente. Hébété, j’adressais un regard perplexe à Vanea, qui avait levé la tête avec l’expression d’une biche inquiète.

Nìmis revint bientôt en tenant par les épaules un Pennas rayonnant, les bras chargés de branches mortes.

— J’ai réussi à le faire, maman !

Il se réjouissait beaucoup pour quelqu’un dont la mission était d’aller chercher trois bouts de bois.

— Tu crois vraiment que c’était le moment ? gronda Nìmis en ramassant une branche tombée par terre.

— Mais quoi ? se plaignit le gamin. Pourquoi tu es jamais contente ?

Le visage de Nìmis se crispa.

— Viens avec moi dans la cuisine, Pennas, lâcha calmement Vanea.

Ils disparurent dans la pièce voisine.

Je réalisai, avec un temps de retard, qu’il avait dit « contente. »

Nìmis s’attabla sans un mot, et m’approchai avec un peu d’hésitation. La gêne de profiter de l’hospitalité de quasi-inconnus le soir de Noël me travaillait encore. Quatre couverts étaient dressés, et je me demandais nerveusement s’il y en avait réellement un pour moi.

— Asseyez-vous, lança Nìmis en m’adressant un bref regard.

Je m’installai donc face à lui, raide comme un piquet. Il s’était déjà désintéressé de moi, son menton en appui sur son poing et les yeux rivés dans son assiette. De la pièce voisine nous parvenaient des bruits de cuisine mêlés au discret ronflement du feu. Nìmis semblait plongé dans ses pensées, et je n’osais pas le déranger. Je n’avais jamais été doué pour parler. Voilà pourquoi je recherchais généralement la compagnie de personnes avec de la conversation pour deux ; cela ne requérait de ma part qu’une expression vaguement attentive et quelques « humhum » stratégiquement placés. Mais le silence qui planait m’était franchement désagréable.

— Vous n’avez pas de sapin de Noël ?

Ok, c’était naze comme approche. Mais au moins, mon vis-à-vis daigna me regarder un instant avant de hausser les épaules.

— Non. Ce n’est pas notre habitude.

Un nouveau blanc des plus embarrassants. Puis Vanea revint, portant un plat fumant qu’elle déposa au centre de la table. L’odeur de viande et d’herbes qu’exhalait le ragoût me fit aussitôt saliver. La maîtresse de maison nous servit tour à tour, tandis que Pennas s’asseyait à mes côtés après avoir apporté un cruchon. La nuit était désormais tout à fait tombée. Il n’y avait dans l’air aucune ambiance de Noël, pas de décorations, pas de musique, mais je n’étais pas assez nostalgique pour en être attristé.

Le repas commença dans un silence quasi-religieux, à peine troublé par le tintement des couverts. Même si j’avais été bavard de nature, je n’aurais rien dit tellement j’étais concentré sur le contenu de mon assiette. C’était beaucoup trop bon pour ne pas être dégusté dans le plus grand respect.

Et puis Pennas sembla décider que cela avait assez duré, et se mit à babiller gaiement à propos de sa journée passée dans la neige avec les autres enfants du village. Sans même lever les yeux, sa mère lui fit remarquer qu’il avait bien de la chance qu’elle l’ait laissé jouer dehors après son escapade surprise dans la forêt. L’enfant se renfrogna, et je me sentis obligé d’intervenir ;

— Madame, en toute sincérité, s’il ne s’était pas promené là-bas à ce moment, je serais sûrement mort congelé ou bouffé par un ours.

— Mais les ours ne mangent pas les gens ! s’exclama Pennas en éclatant de rire. Si vous aviez vu comme il avait peur ! Il a même pas voulu le caresser !

— Vous avez vu un ours ? souleva Vanea.

Le gamin acquiesça vigoureusement, et je me demandai s’il ne venait pas de creuser sa tombe.

— C’est une année exceptionnelle à de nombreux points de vue, observa simplement sa mère avant de reporter son regard sur moi. Cela faisait longtemps que des étrangers n’étaient pas venus au village.

Isolé comme leur bled était, cela ne m’étonnait pas.

De son côté, Pennas entreprit de raconter notre rencontre avec l’ours d’un air hilare. Nìmis l’écoutait, et un sourire amusé effleura ses lèvres quand le gamin en vint au passage où j’avais fini les fesses dans la flaque de boue en essayant de battre en retraite. Mon orgueil fut froissé qu’il puisse ainsi se moquer de moi à mes dépends, mais je ne voyais pas comment restaurer mon honneur.

— Vous n’aurez rien à craindre d’eux tant que vous resterez au village, déclara Blanche-Neige à mon intention. Ils ne s’en sont jamais pris à l’un d’entre nous.

— Regarde, je l’ai bien caressé, moi ! fanfaronna Pennas.

— Sans permission de sortir, lui rappela sa mère en fronçant les sourcils. Si tu me désobéis encore, tu resteras dehors.

La menace sembla effective et le visage de Pennas se rembrunit. Je me fis la réflexion qu’ils étaient peut-être un peu sévères avec un enfant de cet âge, mais après tout, je n’y connaissais pas grand-chose en matière d’éducation. Pour être honnête, en général, je fuyais les gosses.

— Et si tu nous parlais un peu de toi, Antoine ? me lança soudain Vanea. Qu’est-ce qui t’a amené ici ?

Me servant un verre d’eau, je me raclais la gorge avant de relater brièvement l’enchaînement des mésaventures qui m’avaient conduit à me geler dehors la nuit du réveillon – sans trop m’étendre en détails, ne souhaitant pas exposer mes problèmes familiaux au premier venu. Mes hôtes m’écoutèrent avec une attention qui ne semblait pas feinte.

La soirée fut agréablement calme. J’en oubliais presque que je n’étais qu’un invité à l’improviste. C’était assez nouveau pour moi, qui avait généralement du mal à sociabiliser. Vanea me parlait comme à un ami de longue date et Pennas babillait avec un entrain sans faille. Nìmis, lui, demeurait silencieux ; mais je sentais de plus en plus souvent son regard se poser brièvement sur moi avant de s’écarter aussitôt, puis de revenir.

Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il était lorsque le repas se termina, mais je sentais mes paupières s’alourdir. Vanea sembla vite le remarquer.

— Je crois que nous t’avons tenu debout assez longtemps, sourit-elle.

— Hé, je ne suis pas un enfant, protestai-je malgré ma furieuse envie de bâiller.

Elle haussa les sourcils comme pour montrer qu’elle n’était pas dupe. A côté d’elle, Nìmis lâcha :

— Prenez ma chambre. Vous y avez déjà passé assez de temps pour que je vous la cède.

— Hein ? Mais non, je ne vais pas…

— Vous en aurez plus besoin que moi, me coupa-t-il. Je n’en mourrai pas.

Ainsi, je retrouvai la chambre en question et tombai assis sur le lit avec l’impression d’avoir passé une journée longue et exténuante. Les rideaux de la fenêtre étaient ouverts sur le vallon obscur ; la neige tombait plus éparse, comme si la tempête s’essoufflait. De l’autre côté de la porte de la chambre, je ne percevais plus ni bruit ni lumière qui laisse supposer que mes hôtes étaient encore debout. Alors je m’enroulai comme un sushi dans les couvertures sans même prendre la peine de me déshabiller.

Une part de mon esprit ensommeillé songea que j’aurais pu proposer à Nìmis de partager sa chambre au lieu de l’accaparer pour moi tout seul. Ç’aurait été plus intéressant.

La fatigue ne tarda pas à balayer cette réflexion. Je sombrais rapidement. S’il y eut quelque chose à voir par la fenêtre cette nuit-là, je ne le vis pas.

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Catkanda
Posté le 23/12/2020
Je l’ai déjà dit sur le chapitre d’exposition, mais ton style est super fluide, c’est un régal à lire ! Ça glisse tout seul, pas une seule fois je me suis arrêtée sur une phrase qui serait mal passée.
Le contenu est super intriguant, notamment Nimis et son vouvoiement déstabilisant... Et le petit qui câline les ours, au calme 😆
UnePasseMiroir
Posté le 23/12/2020
Coucou ! Génial si ça passe tout seul alors, j'ai pas trop l'habitude d'écrire à la première personne et avec un style aussi "léger" donc c'est super ^^
Beeen quoi t'as jamais fait de câlin à un ours toi ? xDD
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