Pour la faire courte, je m’étais perdu en pleine montagne, la nuit du 24 décembre.
Le nez enfoui dans l’écharpe que mon copain m’avait offert le matin même, j’essayais de gravir la pente enneigée d’une colline en espérant qu’arriver au sommet m’aiderait à m’orienter. J’avais froid, j’avais faim, j’avais mal aux jambes – et surtout je flippais ma race. Au-dessus de ma tête, le ciel était noir et chargé de nuages qui me faisaient craindre qu’il commence à neiger. Si c’était le cas, j’étais mort.
La poudreuse m’aspirait comme des sables mouvants. A chaque pas, je trébuchais et m’essoufflais un peu plus. Mais si je m’arrêtais, je sentais que je ne repartait plus. Et dans ma profonde galère, il me restait un fond de dignité qui m’interdisait de finir congelé comme un poulet Picard.
— Vie de merde, marmonnais-je en cadence pour tenir le rythme. Vie de merde, vie de merde, vie de m- putain !
Je m’écroulais à quatre pattes sous le poids qui chuta sur mes épaules. Battant furieusement des bras, je me dégageai et levai un regard assassin vers le sapin qui m’avait largué sa neige dessus.
— Espèce d’abruti !
En réponse, une autre branche me doucha lourdement. Je me recroquevillais en sentant la neige s’infiltrer sous mon blouson, me gelant le cou.
— Susceptible en plus, grognai-je.
Jugeant bon de m’en tenir là, j’effectuai un repli stratégique, toujours à quatre pattes au point où j’en étais. La neige fondue coulait dans mon dos en me faisant greloter.
Génial.
En me redressait péniblement, je remarquai que j’étais parvenu à l’orée d’une forêt sans même m’en rendre compte. A moitié noyée dans le brouillard nocturne, elle avait tout l’air d’un décor de film d’horreur.
— Bon, réfléchis mon grand, marmonnai-je en passant une main dans mes cheveux humides. Il n’y a pas de forêt près de la Gunière. Conclusion : tu t’es paumé encore plus loin que tu le pensais.
Parler tout seul était une habitude que j’avais pris lorsque j’étais nerveux, ce qui me valait régulièrement d’être taxé de « chelou » par mon entourage. Mais là, à première vue, j’étais bel et bien seul dans sa montage enneigée – si on oubliait les sapins à la sensibilité chatouilleuse.
Je n’avais absolument aucune idée de la direction à suivre pour retrouver le chalet familial, et vu le temps que j’avais passé à tourner en rond en essayant de rebrousser chemin, mon déplorable sens de l’orientation ne me serait d’aucun secours.
— On tente par la forêt, alors ? me questionnai-je fébrilement. De toute façon, je ne peux pas être encore plus perdu que je le suis déjà.
Fort de cette résolution, je m’avançai entre les premiers arbres, lorgnant avec méfiance leurs branches ployant sous le poids de la neige accumulée. L’humidité s’était infiltrée dans mes bottes de marche et trempait mes chaussettes. Je ne pouvais pas faire trois pas sans buter contre une racine ou déraper dans la boue, mais au moins j’avançais sans patauger dans la poudreuse jusqu’aux genoux.
Je soutenais un rythme rapide pour me réchauffer, les mains enfouies dans les plis de ma large écharpe en bénissant l’à-propos de Marco. A cette heure, le chanceux devait déguster des toasts aux œufs de truite et de foie gras, bien au chaud chez lui avec sa famille, tandis que j’agonisais dans le froid…
Le hululement d’une chouette au loin me fit sursauter. Devant moi, la pente se faisait de plus en plus raide et les arbres semblaient se resserrer. Les poumons remplis de l’odeur doucereuse de la sève, je continuais de marcher droit devant sans avoir aucune idée d’où je pourrais bien arriver. Dans l’obscurité oppressante, j’avais parfois l’impression de voir trembler des lueurs rouges, comme des flammèches qui s’éteignaient presque aussitôt. Parfait, les illusions d’optiques commençaient…
Et soudain, il me sembla entendre des bruits. Des craquements réguliers qui ressemblaient à des bruits de pas. Je m’immobilisai en tendant l’oreille ; ça se rapprochait.
— S’il vous plaît ! m’exclamai-je avec un intense soulagement. Attendez !
Je me remis vivement en marche, me guidant à l’oreille en gravissant la pente aussi vite que me permettaient mes membres transis. Les pas se faisaient entendre de plus en plus nettement.
Parvenu au sommet du talus, je vis une silhouette massive surgir d’entre les troncs. D’un blanc immaculé comme la neige, elle se déplaçait à quatre pattes. C’était beaucoup trop gros pour être un chien.
— Putain, un ours.
Celui-ci tourna la tête vers moi et m’observa de ses grands yeux noirs. Si j’avais toujours trouvé ces bêtes mignonnes en peluche, en voir un vrai dans la nature, c’était carrément pas pareil. Et puis c’était pas censé vivre en Arctique ces machins-là ?
Tandis que je demeurais immobile en essayant de me faire oublier, l’ours continuait de me dévisager ; puis il sembla prendre une décision, et s’approcha d’une démarche lourde.
— Tu vas pas m’attaquer, hein ? balbutiai-je en reculant avec prudence. Je ne suis pas un jambon, d’accord ? Gentil nounours…
Il était beaucoup trop près à mon goût, et beaucoup trop grand. Là, je crois que j’avais le droit de paniquer. Est-ce que si je prenais une branche assez grosse, j’avais une chance de l’assommer ?
Mon salut se présenta juste à temps. Dans un grondement d’avalanche, quelque chose passa en flèche entre nous. Il dévala la pente à toute allure et finit assez rudement sa course contre un arbre un peu plus bas.
Avec des yeux ronds, je contemplais le gamin qui se dégageait de sa luge renversée, sans paraître se formaliser plus que ça d’avoir percuté un arbre de plein fouet.
— Petit, tu devrais t’éloigner, hasardai-je en jetant un coup d’œil inquiet à l’ours.
L’enfant leva vers nous sa tête couverte d’un bonnet fourré.
— Ben pourquoi ? fit-il candidement.
L’ours s’ébroua sans prévenir, me faisant sursauter. Je trébuchai sur une racine, je m’étalai glorieusement, les fesses dans la boue. En contrebas, j’entendis le gamin éclater de rire.
— T’as peur ? lança-t-il en remontant agilement la pente en notre direction.
Et il s’approcha de l’animal pour lui gratter le crâne comme à un bon gros toutou. Ebahi, je me préparai au pire, mais l’ours se laissa faire, semblant même apprécier le traitement.
— Tu vois, conclut l’enfant avec un grand sourire, faut pas avoir peur. Il est pas méchant. Tu veux le caresser ?
— Heu… non ça va aller.
Toujours affalé dans la boue qui commençait à me geler le derrière, je pris appui sur l’arbre le plus proche pour me remettre péniblement sur pied. Je sentis la forêt tanguer quelques instants. Mes cheveux trempés de sueur me collaient aux tempes et la fatigue me faisait mal aux yeux.
— D’où tu sors comme ça ? demandai-je en songeant soudain que la présence de ce gosse devait signifier que la civilisation n’était plus loin.
Sans cesser de cajoler l’ours, il désigna la pente d’un geste vague.
— Ben, du village.
— Il y a un village près d’ici ? couinai-je presque.
— Ben oui.
Merci Jésus, heureusement qu’on fête votre anniversaire, apparemment ça vous a mis de bonne humeur.
— Ma maman, elle voulait pas que j’aille faire de la luge tout seul, ajouta l’enfant d’un air ennuyé. Mais je suis parti quand même. Quand je vais revenir, elle va me gronder.
Puis il me dévisagea un long moment, l’air pensif.
— Tu crois que si je dis que tu étais avec moi, elle va pas me gronder ?
Surpris par sa question, je ne pus lui répondre qu’un haussement d’épaules. Il en déduisit peut-être que j’étais d’accord avec lui, car son visage s’éclaira :
— Alors tu veux bien venir avec moi pour dire à ma maman que j’étais pas tout seul ?
— Bien sûr, m’empressai-je d’accepter, trop soulagé par l’idée de retrouver d’autres êtres humains pour refuser quoi que ce soit.
Derrière le gamin, l’ours s’était assis et paraissait suivre la discussion en balançant sa grosse tête blanche. Ainsi, il ressemblait déjà plus aux peluches toutes douces qu’on avait envie de câliner.
— Bon ben on y va alors, trancha l’enfant.
Il alla récupérer sa luge, puis entreprit de remonter la pente enneigée. Je m’empressai de le suivre, exhortant à un dernier effort mes muscles tétanisés. La perspective de bientôt sortir de cette galère me faisait pousser des ailes. Du village, je pourrais enfin m’orienter et téléphoner à la Gunière. Je n’osais pas imaginer l’état dans lequel maman étais – j’ignorais totalement l’heure qu’il pouvait être et le temps que j’avais passé à errer dans le froid. La connaissant, elle devait avoir essayé de m’appeler quarante-cinq fois, avant de se rendre compte que mon téléphone était dans la cuisine. Crétin que j’étais, c’était bien le moment de l’oublier.
— On est loin de ton village ? m’enquis-je après ce qui me sembla des heures, à bout de souffle.
— Non, pas trop.
Approximativement cinq ans plus tard, d’après mes jambes à l’agonie, nous émergeâmes dans une sorte de clairière. Là, une poignée de maisons disparates, de bois, de brique ou de chaux, semblaient avoir poussé comme des champignons dans la neige. La nuit se dissipait à peine par-dessus les arbres, et pourtant des enfants s’égayaient dans la neige, construisant des bonhommes ou se bombardant de boules à grands renforts de glapissements enjoués.
— Ma maison c’est celle-là, m’expliqua mon guide en désignant l’une d’elle, la plus proche de l’orée de la forêt. Tu viens ?
Je claquais des dents, et la bourrasque qui balayait le petit vallon me donna la sensation d’avoir plongé dans un lac gelé. Je pris conscience de mes vêtements trempés, de mes membres tremblants et de l’épuisement qui me donnait des vertiges.
Restait à espérer que les parents du gamin seraient assez serviables pour me permettre de manger, dormir et me laver avant de rentrer.
Arrivé à destination, il rangea la luge près de la porte d’entrée, avant d’ouvrir celle-ci à la volée. Je le suivis docilement.
La pièce principale, toute de bois sombre, avait l’atmosphère d’un vieux chalet. Un feu flambait dans la cheminée de pierre, répandant une douce chaleur que j’accueillit avec un ravissement sans pareil.
— Maman, je suis rentré ! brailla le gamin en se débarrassant de son bonnet, libérant une toison brune en pagaille.
Une femme parut de la pièce voisine, enveloppée d’une chemise de nuit bordée de fourrure.
— De la forêt, j’imagine ? rétorqua-t-elle d’un ton sec. Et qui est-ce que tu nous ramènes ?
Elle me toisa de ses yeux noirs qui semblaient m’accuser en silence de quelque chose que je ne saisis pas.
— Il était avec moi, expliqua le gamin d’une voix que j’entendis à peine.
Nimbé de la chaleur de la pièce, mon corps transi fondait sur place comme une stalactite. Mes mains étaient agitées de tremblements. J’avais de plus en plus de mal à garder ouverts mes yeux aux cils gelés.
— Je suis désolé, bégayai-je faiblement. Je me suis perdu dans cette fichue forêt hier soir, pas de téléphone, aucun moyen d’appeler à l’aide… je suis crevé, ma famille doit s’inquiéter… c’est Noël en plus et…
Je me sentis vaciller comme sur le pont d’un bateau, et parvint péniblement à me raccrocher au chambranle. Ma vision se brouilla. Je sentis à peine quelqu’un m’agripper par le bras.
— Bien sûr qu’on va vous aider, m’assura une voix juste avant que je perde conscience.
Je suis d'accord avec Gwenifaere, moi aussi j'aurais caressé l'ours mdr !
"L’enfant leva vous nous sa tête couverte d’un bonnet fourré." *vers nous.
Bon un ours blanc c'est pas trop crédible à moins que ce soit en arctiques mais après tout tu n'as rien précisé ahah et puis un ours qui 'sauvage' qui se laisse caresser ahaha
Il a l'air d'être bien tombé en tout cas ahah
Tss évidemment que si c'est très crédible un ours blanc dans les Alpes x)
Et merci pour la coquille !
1) je serais ton protag j'aurais TELLEMENT caressé l'ours
2) ah mais il est blanc en plus ??
Et deux commentaires qui me viennent concernant le protagoniste :
1) je sens qu'il va m'agacer à être bête (cf remarque n°1 ci-dessus concernant l'ours) mais que je vais m'attacher quand même et tout ça c'est de ta faute
2) comment ça son copain lui a fait son cadeau le 24 au matin, c'est quoi cette coutume barbare ?
3) (à la réflexion trois commentaires du coup, mais bon) attends s'il a déjà un copain c'est quoi cette classification en romance ?
4) (j'ai laissé tomber la quantification à ce stade) du coup en parlant de romance, allons-nous avoir droit à du slow burn de la mort comme dans le Prince Lune, j'imagine que non ça doit être impossible vu le nombre de mots, mais je me dis que tu en es peut-être capable... ?
Bref, j'ai beaucoup de questions, tout ceci est fort intrigant et j'ai hâte d'en lire plus !
2) Ouais il est blanc. Voilà.
1) C'est méchaaaant il est pas bête c'est juste le froid qui lui ralentit le cerveau T_T Et pas désolée si jamais tu t'attaches à lui alors <3
2) "coutume barbare" jpp xDDDD Ben c'était le dernier moment où ils se voyaient avant les fêtes du coup il lui a donné son cadeau à ce moment-là, t'vois...
2-bis-qui-est-un-3) Tu verraaaaaas pas de panique rhoh.
2-ter-qui-est-un-4) Boh en 8 chapitres je pense pas avoir le temps d'être aussi extrême que dans LPL, maaaaais je peux toujours m'arranger comme je peux ^^ à voir !
Ton style est vraiment très agréable à lire, j’ai hâte d’en apprendre plus sur cette charmante personne toute gelée 🥶
Héhé ravie que ce début te plaise en tout cas <333