ACTE I: L'été 1987
L’eau était d’un vert profond; frémissante de vie; fraîche autour de leurs mollets. La fièvre d’exister à peine contenue, les garçons demeuraient dans un silence anticipatif. L’un, les yeux concentrés, avait retroussé les pans de ses jeans. Dans l’excitation, une des jambes de son pantalon s’était déroulée, lourde désormais d’eau marécageuse. L’autre, les boucles folles et épaisses dans l’humidité de la saison, tenait dans sa main un contenant de plastique. Lui aussi scrutait la surface de l’eau peuplée de centaines de têtards à la queue frétillante.
En découvrant ce véritable miracle du vivant, ni Raphaël ni Isaac n’avait su trouver les bons mots pour exprimer l’enchantement qui avait coulé les fondations dans la poitrine de chacun. Ils l’avaient plutôt tourné à la blague, remarquant à grands éclats que la forme des bestioles s’apparentait à celle des spermatozoïdes illustrés dans les livres de biologie de Louis. Pendant que celui-ci servait jusqu’au coucher du soleil barbotines et crème glacée aux enfants et aux amoureux du village, la chambre que Raphaël et Louis partageaient devenait, les jours de pluie, une scène pour la comédie dramatique où s’affrontaient et s’encourageaient tour à tour les deux meilleurs amis du monde.
Parmi ses frères et sœurs, un têtard lent, d’excroissances couvert, avait attiré l’attention des garçons. Le pauvre parrait avec difficulté les attaques des autres têtards. Ils avaient perdu la trace de la curieuse créature en se dépêchant à deux d’engloutir les sandwichs au fond du sac de Raphaël, libérant ainsi son plat en guise de bocal improvisé. De la moutarde au coin des lèvres, Raphaël avançait lentement dans l’eau. Il inscrivit plus tard dans son carnet: Le têtard se battait pour une seconde de repos.
« Ici! » s’écria Isaac.
Il pointait la forme bâtarde dans l’eau et Raphaël y submergea son plat. L’eau emporta les miettes de pain: quand Raphaël leva son plat à la surface, le têtard bossu y faisait à sa manière lente et encombrée les cent pas.
« Qu’est-ce qu’il a?
— La peste boulboneuse! » dit Raphaël en faisant mine de faire flotter le bocal improvisé vers le visage tacheté de l’autre.
La menace ne fit pas reculer Isaac qui en profita pour observer de plus près la malheureuse créature.
— C’est les rats ça, pas les grenouilles…
— Mais je t’agace. Peut-être que c’est juste un crapaud pas beau.
— Malchanceux... »
Ce matin-là, le père de Raphaël et de Louis avait passé un coup de fil à l’usine à papier. Sa voix au téléphone ne trahissait pas la grimace qui déformait son visage, mais il ne pouvait pas rentrer — ça, c’en était certain. Les brûlures qui couvraient son dos — Raphaël ne posait jamais longtemps les yeux sur celles-ci, tout comme il faisait abstraction dans le miroir à celles sur sa joue — le réveillaient parfois en coups de foudre, et tôt chez les Martin ce jour-là, l’orage s’annonçait. Jonathan avait dit à son patron qu’il rentrerait peut-être en après-midi avant de revenir au lit. Allongé sur le ventre, torse nu, il ne bougeait pas mais marmonnait et grognait, ignorant même Louis qui posait près de lui un sandwich et un verre d’eau avant de partir travailler.
Il n’avait pas non plus levé la tête lorsque Raphaël avait passé la sienne dans le cadre de la porte, les yeux rivés sur le parquet poussiéreux.
« Je vais jouer avec Isaac. »
Pas un mot. Il était passé midi mais le sandwich et l’eau à la table de chevet demeuraient intouchés.
« J’ai pris mes médicaments et je me suis fait à manger. »
Un tressaillement.
« Je vais peut-être rentrer tard. Je sais pas. »
Si la mission du jour avait été de cartographier les fins des terres, la découverte du malheureux têtard derrière la papeterie où travaillaient leurs pères — du moins, avant que celui d’Isaac ne perde son emploi grâce à un lendemain de veille de trop — avait fait oublier aux garçons leurs ambitions aventurières. Ils cueillirent quelques feuilles parmi les plantes qui poussaient dans le marécage après avoir observé les autres têtards s’en arracher de toutes petites bouchées. Pendant qu’ils fouillaient l’étang pour trouver les feuilles les plus pleines et vertes, les mains couvertes de boue et par la même occasion d’amour, ils furent surpris par le bond d’une grenouille grise.
De retour sur la terre ferme, les jambes à demi nues de l’un et les jeans trop lourds de l’autre séchaient, étendus, au soleil. Isaac interrompit Raphaël lorsque celui-ci voulut remettre le couvercle sur son plat dans l’idée de plus facilement transporter leur têtard à la bibliothèque, où les garçons s’étaient entendu de se rendre. De là où ils s’étaient aventurés cartographes, dans les bois passés l’usine et l’autoroute, c’était une marche d’une heure qui les ramènerait au centre de Sainte-Marie-de-la-Rive.
« Il a besoin de respirer, il pourra pas avec ça sur sa tête, dit Isaac en frappant le couvercle hors de la main de son ami.
— La grosse va pas nous laisser entrer sans couvercle! Imagine en plus tes deux mains gauches… »
À ces mots, Raphaël le reprit, imitant avec une pointe tranchante d’exagération les mains tremblantes de son ami. Il fit mine d’échapper le couvercle avec de grands mouvements sots avant de tomber à la renverse sur l’herbe.
Il n’avait pas tort. Les jambes de part et d’autre du contenant, Isaac préférait garder le têtard à ras du sol, là où il ne risquait pas de renverser la pauvre créature. Celle-ci trouvait répit dans son humble nouvelle demeure, où enfin, il arrivait à se rassasier sans devoir se défendre d’exister. Isaac tâchait de faire abstraction de la blague de Raphaël en concentrant son attention sur le têtard. Il s’imaginait poser le doigt juste à la surface de l’eau, imaginait le têtard s’en approcher pour gratter sa propre tête contre le doigt d’Isaac, à la manière de son chat Cléo...
Mais Raphaël n’avait pas tort du tout. Isaac se retrouvait systématiquement seul assis dans le gymnase, la tête basse, lorsque les équipes se réunissaient en troupeau derrière deux garçons avec plus de pouvoir qu’il ne leur était dû. En l’honneur de son ami, Raphaël suppliait auprès de son chef, essayait de compromettre et de promettre, tant et tellement que les équipes avaient cessé de l’adopter, lui aussi. Ils se retrouvaient alors à deux sur le parquet ciré avant d’être séparés par le jeu. Pourtant, Raphaël était familier avec la courbature du ballon — comment recevoir et lancer —, et dans les moments dramatiques, lorsque tout reposait sur l’avancement de l’équipe, il s’élançait sans une pensée pour l’intégrité de son propre corps. Il se serait cassé la jambe pour tenir au-dessus de son torse le ballon prisé.
Celui qui avait l’opportunité de choisir qui d’entre Raphaël et Isaac rejoignait ses rangs se comptait chanceux. Systématiquement Raphaël se trouvait être l’élu. Il souriait toujours à son ami en se levant, se voulant encourageant, sûrement. Il traînait les pieds vers son équipe, ses baskets couinant sur le parquet du gymnase. Isaac, toujours le dernier, n’avait jamais eu l’opportunité de lui sourire ainsi, ni de traîner les pieds avant que les autres s’activent tendant déjà l’oreille pour le sifflet de départ.
Sur le terrain, il grimaçait en anticipant les rares passes — Isaac qui évitait l’action se retrouvait parfois dans des positions stratégiques lorsque ses camarades se retrouvaient empilés l’un par dessus l’autre. Et s’il faisait de son mieux dans ces moments-là pour mouler son corps aux attentes de ses camarades, la forme de ses propres mains lui échappait — encore plus, celle du projectile. Pour le remercier, dans un autre jeu, on visait sa tête.
Mais deux fois par an, Isaac prenait sa vengeance à la course. Il traversait les cônes avant la tonalité aggressante, se retournant et s’élançant à la prochaine, gardant le rythme avec aisance alors que ses pairs se dirigeaient, essoufflés et bredouilles, vers les bancs. Les répits derrière les cônes devenaient plus courts jusqu’à disparaître, et le cœur martelant sa poitrine, les organes serrés en son sein, la sueur imbibant le vieux chandail de son père, l’instinct de survie nouant sa gorge, il était dans son élément. Au milieu du gymnase, Isaac était le dernier, planant pour des mètres.
« On y va? Tu es sec? »
La voix de Raphaël le ramena à la surface. Isaac acquiesça, se relevant en touchant ses jeans encore humides, quoiqu’ils n’égouttaient plus. L’honneur de prendre le têtard était à Raphaël. Celui-ci tapota du bout de son index doucement le côté du plat, sans méchanceté. Il sourit à la réaction du têtard, qui, d’abord avait pris peur, puis se rapprocha lentement pour investiguer les vibrations.
« Il est peut-être laid, mais c’est pas un peureux. On l’a bien choisi, notre mini gars…
— Et si c’était une fille?
— Ou notre mini fille. »
À la suggestion de son ami, Raphaël avait soulevé son plat au-dessus de leurs têtes, observant sous un nouvel angle le têtard à la recherche d’un indice. Mais les feuilles aquatiques leur cachaient la vue, ainsi qu’une tache de moutarde restée au fond du plat. Puis, ils n’étaient pas sûrs d’être capables d’identifier quoiqu’il soit.
Ils décidèrent qu’il serait juste de couvrir leur têtard sans enfoncer le couvercle dans ses gonds, tournant plutôt celui-ci à la diagonale pour laisser des trous aux quatre coins où l’air passerait aisément. Par la même occasion, ils protègeraient le têtard des intempéries et des secousses.
Estimant qu’ils n’arriveraient pas à temps à la bibliothèque après avoir laissé le têtard chez Raphaël, ils convinrent de s’y rejoindre à l’heure d’ouverture le lendemain.
La marche du retour était beaucoup plus longue et pénible qu’à l’aller, particulièrement avec le têtard comme charge. Raphaël se fatigua rapidement, les bras engourdis.
« S’il te plaît, prends-le… Je te fais confiance, vraiment. Tu le feras pas tomber, je niaisais plus tôt, tu le sais! Madame Quentin préfère de loin voir ta face que la mienne… Allez, prends. »
Isaac accepta de prendre le relai après de maintes supplications et encouragements de son ami — mais seulement lorsqu’ils quittaient le terrain accidenté des bois pour le stationnement de l’usine à papier, ce monstre de béton, de métal et de fumée. Jamais ailleurs Raphaël n’avait vu quelque chose d’aussi monumental ayant été construit de la main de l’homme. Louis lui avait dit qu’ils avaient vu le château Frontenac avec leur grand-mère lorsqu’ils étaient petits, mais le souvenir échappait complètement à Raphaël.
Celui-ci profita de sa pause pour se dégourdir le corps, sautillant d’un pied à l’autre en agitant les bras, ce qui fit sourire et s’arrêter Isaac afin de se rééquilibrer, veillant au têtard qui nageait toujours aussi lentement.
« L’auto de mon père, remarqua Raphaël en pointant une Chevrolet Vega rouge stationnée non loin de l’entrée. Tu veux venir chez moi, alors?
— Non, je dois rentrer aider ma mère, répondit Isaac.
— Ton père ne peut pas l’aider? demanda Raphaël en continuant de gambader et tournoyer.
Si son père à lui le voyait ainsi “faire des enfantillages”, il l’aurait certainement giflé, mais la journée vibrait dans son corps et une claque ne saurait expédier sa bonne humeur. De toute manière, les fenêtres étaient rares à la papeterie et Jonathan n’était pas l’homme à contempler la vue en travaillant.
— Mon père, c’est compliqué… commença Isaac. Il cherche, mais tout le monde le connaît ici, ils lui rient tous au visage lorsqu’il demande du travail. Alors il rentre à la maison et il ne veut plus rien faire.
— Nul. »
Raphaël reprit le têtard au grand soulagement d’Isaac dont les épaules relaxaient enfin.
« On devrait lui donner un petit nom. J’ai essayé d’y penser tantôt, mais je sais pas quoi…
— Le Revenant, répondit Isaac, vite, comme s’il y avait longuement réfléchi.
Pourtant, la réponse lui venait d’un coup de tête.
— Le Revenant, répéta Raphaël, surpris, mais approbateur. C’est intense. »
Isaac sourit, fier de lui. Il se pencha pour voir le têtard à travers le plat, que Raphaël tenait contre son ventre.
***
À la maison, Raphaël ne perdit pas de temps. Il avait le vague souvenir d’un poisson qui trônait sur le meuble dans le hall d’entrée. Il se souvenait un peu plus distinctement de sa mère qui, en revenant du travail, déposait ses clefs et saluait le poisson avant Louis ou Raphaël. C’était la bête à sa mère.
Il ne savait pas ce qu’il en était advenu, juste qu’en pédalant sur son tricycle, un jour, il avait réalisé que ni sa mère ni son poisson n’avaient été là depuis un temps.
Il fouilla d’abord le garde-manger. Plus vif que la couleur ou la forme de la bête à sa mère était un souvenir du bocal rempli de friandises — la récolte de la veille du jour des morts. Si Louis et lui portaient toujours les mêmes costumes — jusqu’à ce que Louis ne grandisse à un rythme que les coutures n’étaient pas en mesure de suivre, ils étaient dinosaure et lion, puis Louis et lion —, le voisinage les complimentait toujours avec autant de ferveur.
Le costume de Raphaël faisait particulièrement rugir de rire les bonnes dames du village. Il était pourtant des plus simples: il s’agissait d’un pull tricoté de couleur beige qu’il portait par dessus son manteau — courtoisie de sa voisine, une douce veuve dont les enfants avaient quittés pour les grandes villes de la province. À l’arrière du costume, une longue queue pendait avec une touffe de poil orange à son extrémité. Lorsque Louis l’avait porté, plus petit, il couvrait aussi sa tête d’une tuque, autour duquel Madame Mercier avait cousu une crinière touffue de lion, mais Raphaël, lui, n’en n’avait pas besoin: ses boucles blondes convenaient parfaitement. On disait qu’il ressemblait à son père, plus jeune, mais Raphaël ne pouvait imaginer celui-ci avec des cheveux, lui, qui, dans son plus lointain souvenir, avait déjà le crâne lisse.
Depuis que Raphaël était devenu trop grand pour le costume de dinosaure de Louis, Isaac et lui passaient l’Halloween comme deux fantômes. Ils avaient demandé du tissu à Madame Mercier, dont les mains et le dos étaient désormais trop fragiles pour du travail patient et minutieux, et s’étaient servis de ses vieux rideaux pour constituer leurs déguisements.
Mais les réserves de bonbons de l’Halloween passé étaient d’ores et déjà épuisées, et après avoir vidé la moitié des étagères — céréales, pâtes, cannes de conserve, épices et sauces —, Raphaël se rendit à l’évidence que le bocal n’était pas dans le garde-manger.
Il se releva du parquet sur lequel il était avachi avec un long soupir, revenant vers la table à manger où le Revenant grignotait en paix. Raphaël s’amusait du frétillement de la queue de celui-ci. Malgré les bosses qui couvraient sa peau noire, il y avait une certaine beauté à ses mouvements — mouvements qui n’appartenaient à nul autre qu’au Revenant lui-même. Il était petit, en proie aux éléments et aux mains tendues, mais il n’en n’était pas moins son propre être. Raphaël l’admirait longuement, avec un sourire pensif aux lèvres, quand la porte d’entrée s’ouvrit. Avec un sursaut, il prit le plat, attrapant le plus grand bol pour y transférer le Revenant, son eau et sa nourriture, jetant par la suite le plat vide dans l’évier. Il entendit des clefs se déposer sur le meuble à l’entrée, et vit avec soulagement que c’était seulement son frère.
« Qu’est-ce que tu fais? Range ça avant que papa arrive, grommela celui-ci en jetant sur la table de cuisine un journal qu’il tenait enroulé dans sa main.
— Oui, oui… »
Raphaël, le Revenant et sa nouvelle demeure en mains, accourut dans leur chambre pour l’y déposer sous son lit. Lorsqu’il revint dans la cuisine, Louis s’affairait à ranger ce que la tempête Raphaël avait déplacé.
« Qu’est-ce que tu cherchais comme ça? demanda celui-ci en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule à son jeune frère avant de se remettre au travail.
— Notre bocal à bonbons… Tu sais où il est?
— Euh… non. Pour quoi faire? »
Les pâtes dans la première étagère en partant du bas, au-dessus des produits nettoyants… Les sauces juste à côté…
Raphaël se gratta la nuque en s’approchant de Louis, se penchant pour attraper deux boîtes de sel à table traînant sur le sol pour les lui tendre.
« Juste une expérience avec Isaac. »
Louis en prit une, laissant celle qui était ouverte dans la main de Raphaël. Dans sa main désormais vide, il déposa un sac de pâtes, aussi ouvert.
« Mets ça sur le comptoir, fais bouillir de l’eau. »
Il obtempéra. Il prit une casserole dont il remplit le quart à l’évier avant de la mettre sur le fourneau, qu’il alluma au maximum de sa capacité.
Louis, ayant fini de réorganiser le placard, jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Raphaël, et prit la casserole pour y ajouter plus d’eau. Il la reposa sur le fourneau en la couvrant. Malgré l’absence de reproche, le geste gênait Raphaël.
Au yeux de Raphaël, Louis était un naturel. Si en réalité, les plats que confectionnait Louis n’avaient rien d’élaborés, Raphaël admirait la responsabilité sans plainte de son frère. Il lui semblait que Louis savait toujours quoi faire, quand le faire et comment le faire alors que lui-même avait toujours l’impression d’être au beau milieu d’une tempête. Bien sûr, Louis avait seize ans — cinq ans de plus que Raphaël —, mais à son souvenir, son cadet avait toujours été aussi assidu. Quand un petit Raphaël, frustré, se frappait la tête avec son manuel d’apprentissage, Louis interrompait son épluchage diligent des pommes de terre pour venir l’arrêter et l’aider à épeler les sons.
« Est-ce que je peux t’aider? tenta Raphaël.
— Non, j’attends juste que l’eau bouille. T’es fin. »
Si son frère lui avait semblé agacé depuis son arrivée, le sourire qu’il lui offrait à présent rassurait Raphaël.
La porte d’entrée s’ouvrit et Jonathan entra, veste de travail au bras. Il ne portait qu’un t-shirt gris trempé de sueur qu’il enleva et accrocha avec un soupir de soulagement avant de se laisser tomber sur le siège à l’entrée pour retirer ses chaussures.
« Allô. Ton dos va mieux? demanda Louis. Ça va être prêt dans quinze minutes.
— Pas facile la journée… soupira leur père. Ça va. »
Mais qu’il ait retiré son haut était signe clair pour les garçons que ce n’était pas tout à fait vrai. Parfois, Raphaël l’entendait maudir et grogner qu’il aurait mieux valu que « la salope l’ait brûlé jusqu’aux os ».
« Tu as pris une Tylenol? demanda Louis.
— Ça sert à rien, répondit Jonathan en approchant de la table où traînait le journal qu’avait ramené Louis.
Il posa la main dessus, lisant les grands titres, avant de relever la tête:
— Raph, sers la table. »
Il obtempéra, tremblant un peu à l’idée que son père ne remarque ses agissements suspicieux — ou pire, qu’il trouve le Revenant avant que Raphaël ne lui en parle. Avant cela, il lui fallait réfléchir à comment l’aborder; et établir qu’il était assez responsable pour s’en occuper, et que ni lui ni le Revenant ne constitueraient un fardeau. Mais Jonathan pouvait être aussi imprévisible que les douleurs qui prenaient possession de lui.
Alors que Raphaël plaçait leurs assiettes, ustensiles et verres à leurs places, il réfléchissait, écoutant à moitié la discussion qui animait la cuisine. Louis sala l’eau, touillant légèrement avant d’y ajouter les pâtes. Sur l’autre rond, il faisait réchauffer la sauce et la viande.
« … regardé un peu ce qu’ils offrent comme appartements pendant ma pause. Pas indécent.
— Laisse-moi voir ça… Page 18… C’est Mylène qui te l’a amené, le journal, t’as as dit? Elle est gentille.
— Oui, elle travaille en après-midi seulement les mercredis alors elle a offert de passer à la bibliothèque pour moi.
— C’est ta blonde?
— … Ma brunette, si tu veux.
— Raphaël, va me chercher du papier et un crayon. (Un claquement de doigt.) Raphaël!
— Quoi? Ah… où ça? demanda Raphaël.
— Certainement pas dans ma chambre, Raphaël… marmonna Jonathan. »
Le ton qu’il avait pris agaçait Raphaël, mais il se retint de soupirer lorsqu’il se remémora sa mission: celle de se montrer responsable. Il se faufila sans un mot ni un bruit dans sa chambre, profitant de l’occasion pour regarder sous son lit. Le Revenant se portait bien: il monta jusqu’à la surface tête première, ouvrit la bouche pour aspirer une, deux, trois fois de l’air avant de replonger. Impressionné, Raphaël rigola à mi-voix. Il pensa immédiatement à le noter pour ne pas oublier de raconter cette image à Isaac.
Replaçant le couvre-lit, le garçon se dirigea vers son bureau où il attrapa son crayon. Il cherchait son carnet du regard avant de le retrouver dans sa poche, quand son frère le somma de la cuisine.
« C’est prêt!
— J’arrive! »
Il inscrit en pattes de mouches: Le Revenant respire en embrassant l’air, jetant crayon et cahier sur son lit avant de rejoindre sa famille attablée.
« … pas grave pour moi si c’est un peu plus loin du cégep. Je peux pédaler, prendre le métro. C’est surtout Raphaël et toi. »
Raphaël souriait encore à lui-même lorsqu’il prit place à table. Jonathan le dévisagea longuement.
« Où est mon papier…? Mon crayon? »
À ces mots, Raphaël bondit hors de sa chaise, courant dans sa chambre pour ramener crayon et papier à son père, qui prit une bouchée avant de se mettre à y recopier des chiffres. En s’asseyant à côté de lui, Raphaël jeta un coup d’œil aux pages ouvertes du journal, couvertes de petites annonces d’appartements montréalais.
« C’est pour ton appartement à Montréal? demanda le plus jeune en commençant à manger, levant les yeux vers son frère. »
Ça lui avait pris des mois à hurler et à donner des coups de pieds dans les meubles avant d’accepter l’annonce du départ de son frère vers la grande ville — ce qui lui avait valu bien des gifles et des larmes, et qui, en retour, lui prouvait avoir raison de crier à l’abandon. S’il savait à présent comment en discuter sans ressentir un trou béant dans sa poitrine, il ne s’imaginait pas encore vivre sans lui à la rentrée.
À moitié hors de son champ de vision, il sentit son père se crisper. Un moment de silence passa avant que Jonathan ne prenne la parole.
« Est-ce que ça t’arrive d’écouter, Raphaël? »
Sa façon de séparer chaque syllabe de son prénom n’avait pas bonne augure. Raphaël enfonçait ses ongles dans la chair de sa jambe. Il savait qu’il ne devait pas répondre.
Un long moment de silence s’écoula, interrompu seulement par le tintement de la fourchette de Louis lorsqu’il la déposa.
« Raph, on part tous, dit doucement Louis avant que leur père ne puisse reprendre la parole et se fâcher avec ses propres mots. On part ensemble. »
Confus, Raphaël les regarda tour à tour. Il savait qu’il valait mieux rester silencieux, mais son angoisse et son incompréhension avaient raison de lui.
« Moi aussi?
— Nous tous. On en parle depuis un moment, Raph, on pensait que tu avais compris. On a sincèrement (Louis porta la main sur son cœur) sincèrement pas voulu te le cacher.
— Mais pourquoi?! s’écria Raphaël. J’aime vivre ici. Je veux pas partir. Je déteste Montréal! »
Jonathan se leva brusquement, sa chaise grinçant agressivement contre le carrelage. Il déposa avec un fracas que Raphaël ne connaissait que trop bien son assiette dans l’évier, faisant couler l’eau en grommelant avant de faire les cent pas dans la cuisine. Il parlait de Raphaël comme s’il n’était pas là, n’entendait pas, ne ressentait rien.
« Juste comme sa mère. Vraiment, juste comme elle.
— Vous pouvez y aller sans moi, cracha Raphaël à travers ses larmes, ignorant son père. Je vais rester chez Isaac.
— Tu verras que ce sera mieux pour nous trois, raisonna Louis, qui avait délaissé son repas pour poser une main sur l’épaule de son frère.
— Ça ne le sera pas pour Isaac! Il sera tout seul! »
Louis sembla chercher ses mots, redoublant d’efforts là où les deux autres les avaient abandonnés. Derrière lui, Jonathan riait, incrédule, et c’était tout ce que Raphaël savait voir.
« Isaac est intelligent, gentil, il s’en sorti—
— Ferme ta gueule! » cria Raphaël en poussant Louis de toutes ses forces.
Celui-ci manqua de tomber avec sa chaise, mais se rattrapa à temps au mur derrière lui tandis que Raphaël courait dans leur chambre, claquant la porte.
La salle empestait de la trahison de Louis, empestait de souvenirs d’Isaac. Il balança sur le sol les livres et la tirelire en céramique de Louis sur sa table de chevet avant de se faufiler sous son propre lit avec le Revenant. Le monde embuait sa vision, brûlait au travers de sa gorge avec chaque sanglot. La pensée de quitter son ami lui était couteau au cœur, comme s’il hémorageait vers ses poumons, s’il se noyait avec son propre sang.
La main caressant le bol dans lequel tournoyait le têtard, Raphaël ferma les yeux pour disparaître. Les mots lui manquaient pour parler du poids comprimant sa poitrine, sinon gribouillés plus tard dans son carnet, en rouge, souligné: C’est la fin de toute la vie.
***
La porte s’ouvrit. Raphaël ne pleurait plus, mais il demeurait silencieux. Il sentit un coup contre sa jambe.
« Arrête d’agir comme un enfant. Isaac est là, ok? »
Les derniers mots de Louis le firent se redresser trop vite — si vite que sa tête cogna la planche soutenant son matelas.
« Ça va? »
Louis s’était penché, avait posé sa main sur le dos de son frère qui s’était dépêché de sortir de sa demie-cachette avant de se relever.
« Oui…
— Je suis content si ça va, dit Louis, d’une voix ferme, attrapant le poignet de son frère pour l’empêcher de décamper avant d’avoir fini de lui parler. Mais tu me parles plus comme ça, et tu me pousses plus, ok? Je suis dans ton coin. Souvent, je suis la seule personne dans ton coin. Je mérite pas d’être traité comme ça.
— Je sais… »
Raphaël n’osait pas croiser le regard de Louis, gêné par l’attention dont il lui faisait preuve. Il ne trouvait pas les mots pour s’excuser — ils se bousculaient dans sa tête parmi mille et une pensées pour Isaac, qu’il trouva assis à la table de cuisine à la place habituelle de Louis lorsque ce dernier le lâcha.
Une bière traînait aussi sur la table, mais son père réchauffait sur la cuisinière une portion supplémentaire.
« Allô, dit Raphaël en prenant place devant sa propre assiette encore pleine, délaissée plus tôt.
— Allô. »
Une tension palpable dans la maison. Jonathan devant le four ne parlait pas. Louis, dans le salon, consultait encore le journal. Isaac lui-même était silencieux, le visage bouffi. Même Raphaël peinait à trouver mot à dire sans trahir toute la rage qui l’avait plus tôt traversé, et toute la peine qui lui restait, paralysant son corps.
Lorsque Isaac tourna enfin la tête vers lui, Raphaël remarqua le rouge sur sa joue gauche. Isaac regardait aussi les yeux gonflés de Raphaël. Ils se sourirent, toujours silencieux, tandis que Jonathan posait devant Isaac une assiette pleine.
***
Isaac avait pris le lit de Louis. La nuit était d’ores et déjà tombée mais Raphaël demeurait assis. Le ciel dehors était clair — les étoiles agissaient de veilleuses, illuminant les contours de la chambre. Raphaël observait la respiration lente de son ami caché sous la couverture de son frère.
Après leurs repas, les garçons s’étaient réfugiés auprès du Revenant, sans ni l’un ni l’autre parler de ce qui leur était arrivé durant leurs soirées respectives. Pourtant, elles semblaient peser sur eux, affaissant leurs épaules, ralentissant le rythme et la portée de leurs taquineries. Isaac avait cherché un des livres de Louis pour quelque information qu’il soit à propos des grenouilles tandis que Raphaël s’était silencieusement occupé à ranger tous les autres — demande silencieuse de pardon. La tirelire ne s’était pas brisée, quoique Raphaël se souvenait l’avoir souhaité.
Raphaël se rallongea, agrippant à s’en blanchir les jointures son oreiller lorsqu’il y reposa la tête. Même le tambour de son coeur lui était douloureux. Pourtant, il n’était pas encore parti. Isaac était encore là, presque à portée de bras. Mais il ne pouvait ignorer l’impression grandissante qu’ils commençaient déjà à se perdre. Que si son départ fatidique marquait une séparation définitive entre eux, le secret qu’il gardait hors de sa portée était la première déchirure.
Raphaël n’avait pourtant pas toujours aimé Isaac, qu’il avait connu d’abord par l’odeur désagréablement sucrée et humide de sa peau. Isaac avait été un enfant maigre, maladif et silencieux, plus ami avec son chat qu’avec n’importe quel autre être. Son chat et lui marchaient ensemble à l’école chaque matin à l’âge fragile où les bandes se formaient. Si les fillettes s’enchantaient devant le beau calico aux manières de chien, l’attitude restreinte, sans cesse sur ses gardes de son maître les tenait à l’écart. Elles se remémoraient ce que leurs parents leur avaient dit: de se tenir loin du fils de Cezary Zieliński, dont il tirait sans doute les mœurs.
Ces rumeurs d’escroquerie et de communisme n’avaient pas tout à fait échappé aux oreilles de Raphaël, mais il les avait vite oubliées. C’était de bien grands mots pour son âge, puis, le dédain des uns n’avait jamais su influencer sa pensée d’un côté ou de l’autre. Depuis qu’il était petit, les enseignants et les parents de leurs camarades parlaient de lui avec le même ton. À la différence d’Isaac, les autres enfants trouvaient à Raphaël un certain charme exotique, à la manière d’une attraction qu’il était bon de visiter pour mieux apprécier au retour les conforts de chez soi. Ils trouvaient les cicatrices sur sa joue intéressantes — elles lui ajoutait du caractère; pas qu’il ne lui en manquait. À l’inverse, Isaac était sibérien. Catatonique.
Non, Raphaël ne l’avait pas toujours aimé, mais aux yeux de Raphaël, Isaac avait toujours été fascinant. Il l’avait regardé regarder la paume de ses mains une leçon durant. Il l’avait regardé à travers ses propres larmes complètement l’ignorer lorsque Raphaël avait jeté sa chaise sur le tableau et que la classe avait rugi. Lorsqu’il passait près d’Isaac, il prenait une grande inspiration pour apprendre son odeur si particulière.
Le monde dans lequel existait Raphaël lui semblait à la fois trop large et trop petit pour lui — il étouffait dans ses confins tout en étant assoiffé de tout voir, tout connaître, tout toucher, sans jamais réussir à tout saisir entre ses deux mains. Isaac existait dans le même monde, mais à travers son apparente immobilité au sein de celui-ci, lorsqu’il ne courait pas plus vite que le temps, Raphaël pressentait qu’il vivait dans un univers plus grand encore, juste là dans le creux de son crâne. Il voulait l’habiter, lui aussi.
En cours de sport, on avait nommé Raphaël, huit ans, chef d’équipe, une semaine où il avait été particulièrement docile. Il avait choisi Isaac pour le rejoindre le premier. Cette journée-là, il avait vu pour la première fois l’ombre d’un sourire sur le visage de marbre.
Depuis, ils avaient redessiné les frontières de leurs mondes respectifs pour s’englober.
Les bras enveloppés autour de son oreiller, Raphaël sanglota.
Le corps pris de soubresauts, le monde, pour lui, avait arrêté de tourner. Mais il sentit la main d’Isaac sur son épaule. Au geste, il serra les paupières, pleurant seulement plus fort.
« Raphaël?
— Je n’aurai jamais un meilleur ami que toi, Isaac. »