Chapitre II

Quand Isaac se réveilla avec le cadran de Louis — en essayant de couper l’alarme il frappa plutôt un lapin, qui était en fait une tirelire dans un fracas retentissant —, Raphaël dormait encore. Son corps portait la lourdeur de la veille, et les rigidités du matelas inconnu. Il dût s’extirper de ses idées noires pour ne pas rester allongé toute sa vie. À travers les murs, la journée continuait, mais Isaac ne voulait pas encore affronter celle-ci.

Il trouva toutefois la force pour traverser silencieusement la pièce et s’agenouiller auprès du lit de Raphaël, levant le drap qui pendait et qui gardait le Revenant à l’abri des yeux ignorants.

Celui-ci grignotait encore. Il lui semblait avoir pris des forces depuis que les garçons l’avaient trouvé; il nageait avec plus de vigueur malgré l’espace restreint. Était-il ainsi heureux dans sa solitude?

Isaac, doucement, posa son doigt à la surface de l’eau qu’il sentit tiède. Intrigué par l’objet étranger, le Revenant traçait des cercles autour, se rapprochant du doigt tendu et immobile, si près qu’il finit par le frôler. Isaac sourit en sentant sur sa peau la surface lisse des bosses sur la sienne.

 « Tu es beau, quand même, murmura Isaac.

— Hm?  »

Isaac leva la tête vers Raphaël qui s’agitait dans son lit. La lueur du jour pénétrait dans la chambre; les ombres des rideaux en mouvement sur son visage encore endormi avait quelque chose d'éthérée, d’insaisissable à moins de rester là, à son chevet, parfaitement immobile.

La porte s’ouvrit dans un fracas qui surprit Isaac, qui pensa à la dernière seconde à replacer la pan du drap devant le Revenant. Jonathan se tenait à l’encadrement de porte, interrompu dans son élan. Il fixait tour à tour Isaac et Raphaël — qui s’éveillait tranquillement, se frottant les yeux — avant de se rapprocher de son fils pour prendre sa couverture, la jetant sur le deuxième lit.

« C’est bon, je me réveille… grogna Raphaël.

—  Prends ton Ritalin avant que je parte. Allez », dit Jonathan en sortant, jetant un dernier coup d'œil par-dessus son épaule au petit rouquin.

Sur son lit, Raphaël se redressa. Il était surpris de voir Isaac à son chevet, mais plus fort encore que la surprise était sa gêne. Il détournait le regard en se remémorant les événements de la veille. Pourtant, le visage d’Isaac était impassible — sur celui-ci, aucune trace de quelque souvenir embarrassant qui soit. Celui-ci releva le drap et glissa le bol légèrement sur le plancher, juste assez pour que Raphaël le voit et délaisse sa pudeur.

D’un bond, il sortit de son lit, prenant place à côté de son ami.

« Il est debout! murmura-t-il impressionné. Depuis longtemps?!

— Depuis que je suis debout, au minimum. »

Raphaël sourit, tapotant le côté du bol en guise de salutation avant de se relever. Il se pencha en s’appuyant sur son lit pour jeter un œil sur le cadran de Louis qui indiquait huit heures.

« Je vais aller chasser mon père hors de la maison, on déjeunera puis on ira à la bibliothèque quand Louis partira aussi, ok? »

Isaac acquiesça, rassuré de ne pas avoir à parler à Jonathan. Les brûlures qui dépassaient du col de l’arrière de son chandail de travail inspiraient un profond malaise en Isaac. La vue de celles-ci lui donnait l’impression vivide de subir à nouveau ses propres cicatrices circulaires.

Avec deux pouces en l’air, Raphaël quitta sa chambre à reculons. Il referma doucement la porte derrière lui avant de se diriger vers l’armoire à l’entrée sur laquelle les clés et les médicaments avaient pris la place du poisson d’ores et déjà trépassé. Son père, assis au siège à l’entrée pour se chausser, ralentissait ses mouvements pour l’observer, mais Raphaël ne prêtait pas attention au regard de celui-ci.

Il prit plutôt de l’organisateur de pilules le premier comprimé blanc du jeudi qu’il mit dans sa bouche avant de revenir dans la cuisine pour voler une gorgée à l’évier. Non loin, Louis se versait un bol de céréales.

« Je t’en sers à toi et à ton ami? »

Raphaël hocha la tête en avalant son médicament, avant de secouer la tête, balayant la question de la main.

« On mangera plus tard, dit Raphaël. Tu pars quand?  »

Louis rangea le lait avant de jeter un œil au cadran de la cuisinière. Sa réponse fut interrompue par la sonnerie du téléphone.

« Allô? »

C’était Raphaël qui avait répondu, se doutant à moitié qu’aucune voix ne lui répondrait à l’autre bout du fil. Les appels fantômes étaient devenus évènements récurrents dans la maison depuis peu. Mais Louis y avait surpris un jour le klaxon d’une voiture, un souffle, et depuis, les frères s’amusaient à raconter grossièretés et farces au mystérieux interlocuteur. Jonathan trouvait cela beaucoup moins drôle.

« Si personne ne parle, raccroche tout de suite! » s’écria-t-il avant de quitter.

La porte en se refermant fit vibrer un instant les murs fragiles et les meubles.

« Allô, euh, hola, Escobar lab bonjour? enchaîna Raphaël après s’être assuré que son père soit partit.

Il ricanait alors que Louis s’approchait de lui, un sourire amusé au visage et le bol de céréales en main.

— Passez commande…? Please? tenta encore le plus jeune en pouffant de rire à son propre accent inconsistent.

À l’autre bout du fil, il entendit un petit souffle doux. Féminin. Il se redressa, surpris, les yeux en soucoupe devant Louis qui pencha la tête sur le côté.

— C’est une fille! murmura Raphaël à son frère en couvrant le combiné de sa main. 

Il le reporta rapidement à son oreille:

— Cocaïna, ou… meurtre?!

— OK, raccroche, rit Louis en secouant la tête. Avant qu’on soit à nos trousses là avec tes niaiseries.

Raphaël trouvait sa dernière blague particulièrement hilarante, aussi eut-il de la difficulté à travers son rire à formuler sa dernière phrase avant de raccrocher:

— Je t’agace, en passant. On est pas vraiment les Escobar là. »

Le rire qu’ils avaient partagé avait distrait Raphaël de l’endroit où ils avaient laissé leur dispute de la veille. Celle-ci revint sur Raphaël comme les chaînes d’une ancre se délient dans l’eau avant qu’elle ne heurte brutalement et soudainement le sol marin, interrompant tout mouvement à la surface. Devant le téléphone, il restait un instant immobile, le regard perdu dans l'hypothétique des choses.

Louis claqua des doigts devant son visage.

« Ça va, bonhomme? »

Raphaël cligna des yeux, fort, mais il les gardait rivés sur le téléphone de la famille. Beige, celui-ci avait perdu de sa blancheur d’antan sur les photos d’enfance de sa mère. Elle souriait de ses dents trouées dans la même cuisine où se tenaient ses fils. Derrière elle, sur le même comptoir, le même téléphone. Hormis la couleur,  la seule différence se trouvait au milieu du cadran rotatif où un autocollant de fleurs avait été apposé à l’époque de Léonie, depuis, vide — sans même un résidu de colle.

Raphaël baissa la voix pour répondre:

« Est-ce qu’on doit vraiment partir? »

Louis déposa le bol sur la table de la cuisine avant de se rapprocher de son frère, les mains jointes maladroitement, frottant l’une et l’autre ensemble.

« Oui, c’est mieux pour tout le monde. Écoute…

— Je… Je comprends pas en quoi, répondit Raphaël en ravalant ses larmes.

Louis soupira, posa une main sur l’épaule du plus jeune, la massant sous sa paume.

— Papa, il… (Il secoua la tête, lâchant Raphaël.) On s’en reparlera, d’accord? Quand ton ami partira. »

Sans dire un mot de plus, Raphaël tourna les talons pour se diriger vers sa chambre où Isaac était resté sur le plancher, assis — ce dernier avait seulement bougé pour recouvrir le têtard, avant de relâcher la tension dans ses épaules lorsqu’il vit que ce n’était que son ami.

« Mes parents ont appelé?

— Quoi? Non.

— Oh. »

Raphaël se lança sur son lit, tournant involontairement le dos à Isaac. Son cœur était tout aussi lourd en lui qu’au beau milieu de la nuit, martelant contre sa poitrine le rythme de chaque seconde qui passait, qui les menait vers la séparation.

Pourtant, Isaac était encore tout juste derrière lui. Assis au pied de son lit, il observait son ami couché. Il pressentait qu’un monde nouveau, inconnu, s’était imposé entre eux. Il ne savait pas si, à tendre le bras, il saurait de nouveau toucher Raphaël.

***

Marie Quentin ouvrait officiellement les portes de la bibliothèque à dix heures, mais elle s’y rendait toujours tôt. Elle déposait ses choses à l’intérieur avant de s’installer sur le banc à l’entrée, avec son café crème sur l’appui-coude, les clés de l’établissement sur les genoux et son dernier livre à la main.

Si elle avait craint voir sa routine interrompue lorsque son frère lui avait confié Faustine, depuis qu’elle avait rejoint son foyer, Marie avait trouvé en elle une jumelle. Faustine avait tout de la jeune Marie, hormis peut-être son amour pour le soleil — Faustine était plutôt maladive, préférant les coins sombres de l’univers où le temps était suspendu.

Marie lisait donc seule ce matin-là en appréciant le vent doux de la petite matinée sur ses mollets. Elle avait ouvert la porte à sa nièce qui, couchée sur le tapis près du foyer depuis deux décennies éteint, tantôt lisait, tantôt écrivait. Par la grâce de Dieu, ces plaisantes habitudes étaient devenue leur routine à la tante et à la nièce depuis un mois.

Et quelques fois, souvent, avant que les aiguilles de la montre au poignet de Marie n’indiquaient dix heures, un petit garçon aux genoux blancs mais au bras meurtri traversait silencieusement vers la bibliothèque la rue.

Ce jour-là, plongée dans les paysages sensuels de l’Indochine, Marie ne releva la tête qu’en entendant approcher une voix qui lui était plus familière qu’elle ne l’aurait voulu.

Dépassant d’une tête le silencieux protégé de Marie, Raphaël gesticulait en parlant, animé. Isaac souriait à côté de lui, puis dit quelque chose que Raphaël écouta attentivement en penchant la tête vers son ami. Il rétorqua en riant.

La scène était curieuse mais habituelle, or elle ne manqua pas de surprendre la bibliothécaire qui ne les avait pas vus ensemble depuis qu’elle avait chassé Raphaël Martin et Marc-André Lausier à la course et en larmes jusque dans le stationnement, trébuchant même sur sa propre jupe. Les quelques passants et voisins qui soignaient dehors leurs plantes l’avaient approchée, choqués par son émotivité. En guise de toute explication, elle avait pointé les portes, derrière lesquelles Isaac tentait en vain, piteusement, de réunir les pièces et les morceaux du modèle de l’Aigle d’or parmi les livres renversés dans la bagarre.

Deux ans déjà s’étaient écoulés depuis. Ce qui restait du vaisseau reposait dans une boîte dans le sous-sol de la bibliothèque. Marie avait immédiatement voulu convoquer les parents des deux fautifs pour leur faire voir et payer l’étendue des dommages, mais sa sœur l’en avait dissuadée. Pense aux enfants et à ce qu’il leur arriverait. J’ai vu Jonathan à l’épicerie tirer et traîner son plus petit par les cheveux pour moins que ça. L’empathie de sa sœur agaçait profondément Marie, qui était de l’avis qu’ils méritaient peut-être d’être punis, que la fessée était parfois nécessaire, qu’elle empêchait aux enfants de devenir des criminels en grandissant. 

À l’inverse, quand elle regardait Isaac, c’était l’enfant qu’elle n’avait jamais eu qu’elle voyait. Comment Raphaël et lui pouvaient être amis échappait complètement à Marie.

Lorsque les garçons l'aperçurent, sur son banc à l’entrée, ils redressèrent tous deux le dos, ralentissant le pas. Raphaël semblait ne pas savoir quoi faire de ses mains. Il les croisait devant lui avant de les mettre dans ses poches, puis il se grattait la nuque lorsqu’il la salua, le regard bas, percevant une hostilité qui hantait encore le terrain des événements deux ans plus tôt.

« Bonjour, Madame, dit Raphaël.

— Bonjour, répondit avec un soupir Marie en déposant son livre, couvrant le titre de la main. 

— Je m’excuse…

Elle balaya ses excuses avec son livre d’un geste de la main.

— Tu t’excuses tard. Tu sais que j’aurais pu appeler ton père. »

Déposant son livre — à l’envers — contre le banc, elle prit une longue gorgée de son café. Se faisant, elle ne lâchait pas Raphaël des yeux. Celui-ci marmonna un merci, un désolé, avant de se tourner — Marie eut pitié de son air désemparé, des cicatrices sur sa joue dont la couleur elle avait oubliée — lentement vers son ami, qui croisa son regard une seconde avant de les baisser et avancer d’un pas.

« On aimerait emprunter un livre, dit Isaac comme s’il l’avait répété déjà mille fois dans sa tête. S’il vous plaît. »

Voilà des années que Marie connaissait Isaac. Lorsqu’Isaac prenait refuge parmi les livres, il parlait peu. À la manière d’un chat, il se perchait souvent près de la fenêtre pour capturer les rayons du soleil sur les pages jaunies.

Le son de sa voix était rare, mais elle venait toujours chercher une corde sensible dans le cœur de Marie. Il lui rappelait Faustine. C’était leur silence aux deux enfants, leurs grands yeux mélancoliques. Ils ne s’étaient pas parlé la première semaine de la jeune fille à Sainte-Marie, mais eurent échangés quelques regards.

La deuxième semaine, Isaac n’avait pas prit place près de la fenêtre, s’approchant plutôt timidement, tentativement, avec son propre livre avant de s’installer sur un fauteuil près de Faustine. Sa présence n’avait pas gênée celle-ci, qui l’avait simplement dévisagé derrière ses lunettes aux cadres écailles avant de continuer d’écrire, dévisagé encore, puis recommencé à écrire.

Bien qu’il n’y eut personne à déranger dans la bibliothèque, les enfants si sages chuchotèrent avec tant de soin entre eux que Marie ne put que sourire à elle-même et imaginer. Elle priait pour Faustine et Isaac, sans manquement.

À la demande d’Isaac, Marie acquiesça lentement et retourna la tête vers Raphaël. Malgré son incompréhension de ce qui liait ensemble les deux garçons, elle était contente de savoir Isaac doublement accompagné.

Sa montre n’indiquait pas tout à fait dix heures, mais son café terminé, elle leur ouvrit les portes.

Le présentoir près du comptoir réunissant journaux de la région et ceux des grandes villes d’ailleurs était toujours en date du début de la semaine. De les voir serrait le cœur de Raphaël, qui en lisait désormais d’un autre œil les grands titres. MONTRÉAL APRÈS LE DÉLUGE. PAS D’ÉLECTRICITÉ POUR GRAND-MAMAN. Pourquoi quitter le village pour habiter l’ouragan?

Il tâcha de s’en éloigner en suivant plutôt Isaac, qui fit quelques pas en réflexe vers son coin habituel, loin de l’entrée et dans les jambes des auteurs de philosophie, près de Faustine qui étudiait une vieille carte étalée — la croix argentée à son cou pendait au-dessus de l’empire Ottoman. Isaac s’interrompit lorsqu’elle leva la tête, et fit un signe de la main quelque peu maladroit en direction de sa nouvelle amie qui elle lui souriait sans un mot. Isaac se détourna de Faustine, comme gêné, cherchant autour de lui la section des sciences avant de s’y diriger.

Raphaël fit mine de ne même pas voir la fille, suivant Isaac sans s’attarder sur elle — mais qu’il ne la connaissait pas le troublait; le signe de la main; le sourire lumineux lorsque l’inconnue avait vu Isaac; le fait qu’il ne connaissait pas, même de la bouche de son ami, son prénom ni ce qui les unissaient.

Derrière lui, Isaac sentait son ami, soudainement taciturne, poser avec attention ses pieds par-dessus chacun des pas que lui traçait. Le mauvais pressentiment au réveil avait été éclipsé plus tôt par des bande-dessinées qu’ils avaient retrouvées tombées derrière un tiroir dans la chambre des frères. Signées des mains de Raphaël et Isaac, elles mettaient en scène un chat calico affrontant une horde de pigeons pour défendre un petit perroquet bleu. De là, une amitié improbable était née, ponctuée de toutes aussi folles aventures de l’imagination des deux garçons leur permettait.

Ils en avaient fait une lecture animée, où Isaac interprétait le chat et Raphaël, l’oiseau. Depuis, le mauvais pressentiment était revenu hanter le rouquin avec le silence de Raphaël. Isaac n’arrivait pas à mettre le doigt ni les mots sur ce qu’il se passait. Marchait juste vers leur destination. Ensemble, malgré tout.

Dans la section des sciences, ils se mirent tous deux à califourchon, faisant chacun face à une étagère opposée. Mais Raphaël ne cherchait pas réellement quoique ce soit parmi les reliures et codes de l’index Dewey, sinon une façon de changer le coeur de son père et de son frère. Et il pensait à cette fille, allongée près du foyer.

Isaac trouva le premier les livres qui portaient sur les amphibiens. Il se retourna pour le signaler à son ami avant de plutôt le retrouver la tête sur les genoux, fixant droit devant lui. De voir Raphaël ainsi immobile était étrange. Antithétique.

Isaac voulut voir combien de temps il resterait ainsi si le monde ne pouvait pas l’atteindre. Puis, il pensa qu’il l’avait déjà peut-être atteint, qu’il l’avait comme lui paralysé depuis la veille, lui qui avait toujours pensé qu’à force de ne pas bouger il disparaîtrait un jour finalement.

Isaac secoua Raphaël par les épaules, avec une vigueur qui choqua et Raphaël, et Marie, cette dernière les observant depuis le comptoir, ayant délaissé Duras. Il continuait de le secouer même lorsque Raphaël se retourna, le secouer dans une supplication qui ne s’avouait pas.

Ne disparais pas.

***

Ils avaient rempli le sac de Raphaël avec autant de livres que Marie — avec une réticence démontrée — lui avait permis d’emporter. Dans son calepin, ils avaient recopié toute information pertinente provenant des revues qu’ils ne pouvaient pas prendre avec eux. Fatigués d’avoir tant appris avant même que les cloches de l’église ne sonnèrent l’Angélus du midi, les garçons marchaient en traînant les pieds vers la maison de Raphaël.

Sur la route la plus courte entre celle-ci et la bibliothèque, il leur fallait passer devant la maison d’Isaac. À l’aller, Isaac avait été confiant que la voie était libre. Son père dormait dur et tard, et sa mère était trop cernée pour l’attendre à la fenêtre bien qu’Isaac eut passé toute la nuit dehors.

Chaque matin, sa mère profitait du sommeil de son père pour se dépêcher devant le fourneau puis devant la table à repasser, se contentant toujours par la suite de balayer pour ne pas risquer de déranger celui qui regrettait depuis des années chacun de ses réveils et qui l’infligeait en retour au monde entier. De voir sa femme occupée le soir lorsqu’elle rentrait de l’épicerie alors que lui-même ne pouvait que demeurer assis devant la télévision le remplissait d’une honte qui se transformait facilement en irritation puis en colère.

Auprès de lui, le maladroit Isaac avait passé onze ans à apprendre l’immobilité, pendant que la triste Isabelle avait étudié comment danser pour ne pas marcher sur les pieds de Cezary. Ils avaient tant appris et tant étudié que leurs regards de mère et fils ne se croisaient plus. Tant appris et tant étudié que même lorsqu’Isaac fuyait pour sa vie, les yeux d’Isabelle ne quittaient pas ceux du maître chorégraphe.

Raphaël avait proposé à Isaac de prendre un détour en passant par l’extrémité de la place centrale. Il s’avérait être des plus simples, et pourtant Isaac avait secoué la tête et pris les devants vers sa propre maison. Il ne sembla même pas surpris lorsqu’ils croisèrent Cezary en train de rassembler sur le trottoir trois semaines de déchets pour la collection du lendemain. Il titubait.

L’un des sacs avait été percé par un animal et vomissait des cannes de conserves sur leur cour d’avant. Raphaël avait attrapé le bras de son ami, prêt à l’emporter avec lui à la course. Il planifiait intérieurement leur route: reculer et prendre la rue parallèle à celle des Zieliński.

À sa surprise, Isaac libéra son bras en le secouant.

« À demain », dit celui-ci.

Sans un regard vers son ami, Isaac marcha vers son père. Silencieusement, il se pencha devant lui pour ramasser les déchets éparpillés dans l’herbe. Isaac grogna et tressauta lorsqu’il prit entre ses doigts le côté tranchant d’un couvercle de conserve. Cezary le dévisageait en tenant pour lui le sac éventré, les yeux se faisant petits de sommeil.

Depuis le trottoir, Raphaël les regarda travailler puis entrer dans leur maison, sans qu’un mot ne fut échangé.

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