Plus tard, dans la matinée, j’ai traîné des pieds jusqu’au marché des docks. À force de ressasser les derniers événements, je me suis rappelé qu’aujourd’hui, on allait pendre le pirate au chapeau à plumes. Malgré mon chagrin, j'ai décidé de me rendre à son exécution. Sans lui, ma nuit au bagne aurait été encore plus terrible. Quoi de plus normal que de lui rendre la pareille ? S’il me reconnaissait parmi la foule, je pourrais l’accompagner dans ces derniers instants, comme le ferait une amie. Je ne savais pas d’où me venait une telle idée, Gamine. Peut-être que je cherchais seulement un prétexte pour rencontrer de nouveau Sawney Bean. Oui, j'étais prête à le regarder droit dans les yeux, à lui faire comprendre qu'il ne s'en sortirait pas aussi facilement, à l'abattre si l'occasion se présentait.
Pas de doute, cette dernière nuit m’avait changée pour toujours.
La pendaison des criminels se déroulait généralement sur la place du marché. Des marchands venus des quatre coins du monde vendaient sur leurs étals des denrées provenant des colonies anglaises. Des épices, des fruits exotiques, des fourrures, des poissons des mers de l’ouest… toutes ces odeurs se mélangeaient et transportaient les clients loin de la crasse pestilentielle. Bref, un drôle d’endroit pour installer un échafaud !
Quand je suis arrivée sur les lieux, une brume épaisse recouvrait la potence. Le bourreau était déjà présent, assis sur l’estrade, en train de préparer la corde. Ils m’avaient toujours terrifiée, lui et son gibet.
Les jours de pendaison, la foule qui se rassemblait sur la place était toujours si excitée par le spectacle à venir qu’elle ne prenait plus garde à ses bourses bien garnies. Pour nous, les enfants des rues, c’était donc l’endroit rêvé pour dépocher. D’ailleurs, cette fois-là, malgré les raisons qui m’avaient poussée à venir jusqu’ici, je ne me privais pas. En me faufilant dans l’assemblée qui se formait, je dérobais discrètement l’argent que les hommes gardaient pendu à leur ceinture. À l’évidence, le plan de Sawney Bean pour me dissuader de voler n’avait pas fonctionné.
Ce dernier est apparu soudain sur la place et, quand je l’ai vu, j’ai cessé immédiatement mes activités, me cachant dans les derniers rangs de la foule pour ne pas être repérées. J'ai serré les dents. Ce meurtrier... Et si je lui tirais dessus avec ma fronde ? Non, trop risqué. Il y avait des soldats dans tous les coins. Alors je me suis mordu la lèvre. Il allait falloir être patiente, même si l'image de Billy baignant dans son sang m'emplissait de rage.
À sa suite, le pirate a fait son apparition, les mains liées, son chapeau à plume vissée sur son crâne. Il a monté les marches de l’échafaud d’un pas assuré, transperçant le brouillard à l'aide de ses plumes aux couleurs vives. Le bourreau, qui attendait sur l’estrade en préparant le nœud coulant, s’est levé et a fixé la corde sur la grande poutre du gibet. La foule a alors commencé à s’agiter, à jeter des fruits pourris et à injurier le condamné :
« Assassin ! Criminel ! Suppôt de Satan ! Monstre ! Mange-merde ! »
Ah ! C’est amusant, maintenant que j’y pense : leurs insultes étaient les mêmes que celles des prisonniers à l’attention de Sawney Bean.
Mais le pirate restait particulièrement digne. Le bourreau a enlevé son grand chapeau à plume, révélant son regard résolu. Comment pouvait-on rester aussi calme devant sa propre exécution ? Le forban se tenait droit, fier, ses yeux glaçants rivés sur la foule. Face à son expression impassible, l’assemblée a cessé de jeter des ordures. Elle est devenue muette, gardant ses projectiles dans ses besaces.
Je l’ai observé attentivement, fascinée. Il me paraissait très différent de l’homme que j’avais rencontré en prison. Dans l’obscurité, je n’avais pas remarqué ses quelques cheveux gris et sa barbe mal taillée. Je n’avais pas non plus remarqué certains de ses tatouages et la boucle qui pendait à son oreille gauche, rutilante. Ces attributs, symboles des mondes par-delà les mers, faisaient peur à tous ceux qui m’entouraient, à tous ceux qui n’avaient jamais connu l’ailleurs.
D’autres tuniques rouges ont fait leur apparition sur la place. Un, deux, trois, six, dix, quinze… je n’ai pas réussi à tous les compter. Ça devenait dangereux, Gamine. Je venais tout juste de sortir de prison, il valait donc mieux pour moi que l’on ne me repère pas, surtout vu toutes les bourses que je venais de chaparder.
Je suis donc sortie de la foule pour me diriger vers la taverne qui faisait l’angle de la place. Ce boui-boui, je le connaissais bien : les jours de pendaison permettaient au patron de faire ses meilleures recettes. À l’aide des tonneaux vides qui se trouvaient dehors, sur le côté de la devanture, j’ai grimpé jusqu’au toit et je me suis assise comme je le pouvais sur ses ardoises sales. Ainsi, même si l’on me repérait, je pourrais toujours fuir par les hauteurs.
D’un seul regard, j’ai balayé la foule, fronçant les sourcils. Il y avait quelque chose d’anormal, Gamine, des couleurs dans la ville que je n’avais pas l’habitude de voir. Parmi les marchands et les habitants qui revêtaient le manteau de la brume toujours persistante, j’ai repéré des hommes tatoués, balafrés, secrètement armés et aux foulards colorés. Le genre de types qu’on voyait rarement par ici. Si l’on en croisait parfois sur le port, on les évitait, car on savait que leur présence annonçait un coup fourré. Tous ces étrangers restaient attentifs au moindre geste du pirate au chapeau à plume.
Qu’attendaient-ils, exactement ?
De son côté, le condamné ne laissait rien paraître. Sawney Bean, qui avait remarqué ces drôles de lascars, a posé sa main sur son fourreau, prêt à brandir son épée au moindre grabuge. Mais il hésitait, car le prisonnier regardait ses pieds d’un air résolu. Si ces hommes étaient venus pour le libérer, le savait-il ? Moi-même, je doutais. Puis je me suis rappelé notre conversation de la veille, du moment où il s’était mordu la lèvre, comme s’il en avait trop dit. Alors, de mon perchoir, je n’ai pu m’empêcher de sourire, l’esprit éveillé par une nouvelle certitude.
Ce gredin n’avait aucunement envie de mourir !
La foule s’est tue quand le vieux juge a fait son entrée. Il a déroulé la feuille de papier qu’il tenait entre ses mains pour communiquer les chefs d’accusation : vols, meurtres, brigandages, propos blasphématoires, fornications… La liste était longue. Pendant son discours, l’Ogre des tuniques rouges surveillait la foule, toujours sur ses gardes, persuadé que quelque chose se tramait sous son nez. Mais le condamné, de son côté, se fichait de ce qu’il se passait autour de lui, la tête toujours baissée, un sourire s’élargissant sur ses lèvres à mesure que les autorités dévoilaient ses frasques.
C’est seulement quand le juge est arrivé vers la fin de sa lecture que le pirate a daigné lever les yeux. Ces derniers ont balayé rapidement la foule, en quête de visages familiers. Pas de doute, il cherchait bien ses camarades ! Et maintenant, quand allaient-ils agir ? Il fallait trouver le moment opportun, ni trop tôt ni trop tard.
Le juge a alors prononcé sa sentence :
« Je vous condamne à être pendu haut et court jusqu’à ce que mort s’ensuive. »
Et là, le forban a sifflé.
Tous les intrus se sont alors précipités vers la potence, prêts à en découdre. Les forbans ont percuté les soldats et les soldats ont affronté les forbans, tirant leurs épées et dégainant leurs pistolets. L’un d’eux a tiré sur le bourreau, qui s’est écroulé. Plus de bourreau, plus de pendaison ! Pris de panique, les spectateurs et les marchands ont fui la place, braillant comme des moutons. Très vite, une odeur de poudre a envahi les lieux. Les coups de feu qui détonaient, les épées qui s’entrechoquaient, le sang qui coulait, l’agitation qui régnait… C’était grisant. J’aurais dû fuir comme les autres, Gamine, juste pour me mettre à l’abri, mais je n’en ai rien fait. Au contraire, je tremblais d’excitation. La place est devenue pour moi un théâtre où l’on jouait une pièce particulièrement palpitante. Pourtant, cette bataille n’avait rien d’un jeu pour les bandits : pas de quartier pour les tuniques rouges !
Un pirate est soudain parvenu à monter sur l'estrade pour s’approcher du cadavre du bourreau. Il a détaché le trousseau de clés et l’a donné à son chef pour qu’il se libère de ses chaînes. Une fois délivré, le prisonnier s’est débarrassé de la corde qui emprisonnait son cou. On lui a prêté une arme, puis il est descendu de la potence pour aider ses camarades. Beaucoup d’hommes, dans les deux camps, s’étaient déjà écroulés, les yeux grands ouverts vers notre Père qui est aux cieux. Mais les soldats avaient toujours l’avantage. Comment les pirates allaient-ils fuir ? Même en massacrant la totalité de leurs ennemis, d’autres n’allaient pas tarder à arriver en renfort, et la place était presque entièrement close, que ce soit par les maisons des rues ou par les navires amarrés sur les quais. Oui, peu importe comment j’analysais les choses, leur fuite me semblait impossible…
Mais dès que le capitaine a pris le commandement des opérations, tout a basculé. Le vieux marin, aboyant ses ordres de tous les côtés, a ravivé la vigueur de son équipage. Il me plaisait bien, ce pirate au chapeau à plumes ! À la fois agressif et rigoureux, il combattait avec panache, provoquant ouvertement son adversaire.
Tous les forbans se sont ensuite rassemblés, provoquant de lourdes pertes chez leurs opposants. Bientôt, des brèches sont apparues dans les rangs des tuniques rouges, permettant aux pirates de se disperser dans les différentes artères du port, divisant ainsi les forces adverses. Mais le capitaine s’est engagé seul dans une ruelle, poursuivi par quatre soldats anglais. Parmi eux, Sawney Bean brandissait son épée tel un chien enragé.
Brusquement, du haut de mon perchoir, j’ai bondi sur mes pieds. Cette ruelle était une impasse et, crois-moi Gamine, Sawney Bean le savait bien ! Le voir courir en jubilant m’a mise hors de moi : jamais je ne le laisserai assouvir sa soif de sang, parole de Saoirse !
Je me suis mise à sauter de toit en toit pour le rattraper. Si je n’arrivais pas à temps, le fuyard était foutu ! Alors mes jambes ont accéléré le pas. J’ai trébuché plusieurs fois, mais toujours je me suis relevée. Enfin parvenue juste au-dessus du capitaine en fuite, je vis qu'il venait de se figer, stoppé par un immense mur de brique infranchissable. S’il avait réussi à devancer l’Ogre et ses sbires de quelques foulées, nous n’avions que peu de temps.
Alors j’ai porté mes doigts à la bouche et j’ai sifflé le plus fort possible pour attirer son attention. Le pirate a relevé la tête et, surpris, a poussé un « Nom de Dieu ! » quand il m’a reconnue.
« Vous ne devez pas rester là, ils arrivent ! Montez par la gouttière, vite ! »
Le forban s’est exécuté sans poser de questions, mais voilà que les tuniques rouges ont débarqué. J’ai sorti ma fronde et j’ai tiré sur l’un d’eux. Qu’est-ce que j’étais douée pour ça ! Cela ne faisait que quelques semaines que je la manipulais, mais je la maîtrisais suffisamment pour atteindre ma cible une fois sur deux. À peine le soldat venait-il de s’écrouler que j’en ai déjà visé un deuxième à la tête. Finalement, le projectile est passé au-dessus de son tricorne. J'avais encore des progrès à faire... Puis c’est au tour de Sawney Bean. « Surtout, ne rate pas ton coup ! » me suis-je répété comme une prière.
J’ai visé son œil droit avec le plus de justesse possible, puis j’ai laissé le projectile faire le travail. Avec la vitesse, le petit caillou s’est écrasé violemment sur son front. Ce n'était pas vraiment ce que je voulais, mais le choc l’a obligé à poser un genou à terre et son sang s’est mis à couler abondamment.
Enfin un peu de justice !
Sawney Bean blessé, tous les autres soldats ont stoppé leur course, prêts à venir en aide à leur supérieur. Là, nos regards se sont croisés, résolus.
Pour moi, il s'agissait d'une déclaration de guerre.
Le capitaine m’a rejoint après une ascension laborieuse. Sans attendre, j’ai saisi son avant-bras pour le guider sur les toits.
« Où devez-vous aller pour rejoindre les autres ?
— À l’extérieur de la ville, vers les marais.
— Alors, suivez-moi ! »
J’ai guidé le capitaine sur les toits de Portsmouth, semant toutes les patrouilles qui étaient à nos trousses. Difficile pour eux de nous traquer en restant dans les boyaux des quartiers ! Bientôt, nous avons rejoint la sortie nord de la ville, où deux membres de l’équipage nous attendaient, tenant deux chevaux par leurs brides. Je suis descendue la première en glissant par une gouttière. Le capitaine m’a suivi avec précaution. Pour lui, à l’évidence, il était plus facile de descendre d’un grand mât ! Une fois près de la cavalerie, le pirate a échangé quelques mots avec ses confrères, puis s’est hissé sur l’une des deux montures.
Soulagée, j’ai soupiré : maintenant qu’il avait rejoint ses hommes, je pouvais me retirer. Il valait mieux que l’on ne me voit pas en leur compagnie. Il me faudrait sûrement rester cachée dans les profondeurs des docks, le temps que les tuniques rouges m’oublient… et en attendant, j'espérais élaborer un plan pour assouvir ma vengeance.
Mais tu t’en doutes, Gamine, les choses ne se sont pas passées ainsi.
Alors que je tournais les talons, la voix du condamné s’est élevée dans mon dos :
« Rattrapez-la, faut pas la laisser filer ! Si jamais les tuniques rouges mettent la main dessus, elle pourrait leur dire par où nous sommes partis. »
L’un des pirates m’a donc attrapé par le bras et m’a hissée sur le cheval du capitaine. Je me suis débattue, bien entendu, mais sans succès. J’ai exigé qu’on me laisse descendre, mais au loin, à l’autre bout de la rue, des soldats ont déboulé, prêts à nous viser avec leurs mousquets. Des cavaliers sont arrivés derrière eux, prêts à nous prendre en chasse.
Pas le temps pour les négociations.
Les deux autres pirates ont grimpé sur la deuxième monture et nous nous sommes élancés pour sortir de la ville. Heureusement, nos chevaux étaient frais, alors nous avons semé nos poursuivants. Mais cela ne pouvait durer, nous le savions tous. Les coursiers de l’armée britannique étaient entraînés pour tenir les longues distances.
« Si on veut les perdre, il faut nous disperser, a déclaré le capitaine. Séparons-nous à la prochaine intersection et retrouvons-nous au navire d’ici quelques jours. »
Après approbation du plan, les deux pirates qui nous escortaient se sont éloignés. Je n’ai fait aucune objection, trop occupée à subir la douleur de ma première chevauchée. Je devais sans cesse serrer mes jambes pour maintenir mon équilibre, mais les secousses étaient telles que je me suis agrippé avec fermeté aux vêtements du forban au chapeau à plumes. Ma sacoche glissait dangereusement, si bien que j’ai été contrainte de la décharger des petites bourses pleines qui constituaient mon butin. Nous nous sommes engagés sur la digue, notre cheval au triple galop sur les pavés. Les passants et les charrettes que l’on croisait ont dû s’écarter en catastrophe pour éviter la collision.
Une fois en route pour Farlington, les bruits de la ville se sont évaporés et nous avons laissé le brouillard nous dissimuler dans son grand manteau humide. Avec le capitaine, nous sommes passés à travers champs, jusqu’à quitter complètement les routes commerciales. Nos poursuivants ne nous ont pas traqués jusque-là. Quand les cultures se sont transformées autour de nous en marais couvert de roseaux, le pirate a décidé que c’était le bon moment pour faire une halte. Après un coup d’œil attentif sur les alentours, il a tiré sur ses rênes, est descendu de sa monture, puis m’a aidé à mettre pied à terre.
Il m’a fixé un moment, m’examinant de la tête au pied, s’arrêtant sur mon corps rachitique et mon regard hargneux. À l’évidence, il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de moi. Une morveuse dans mon genre n’avait rien à faire sur un navire pirate.
« Vous comptez m’abandonner ici ? » ai-je demandé.
Mais le forban n’a pas répondu. Il s’est approché de moi pour me faire pivoter. Avec ses mains rugueuses, il a parcouru ma poitrine, mes cheveux et mes fesses. Après examen, une expression satisfaite s’est dessinée sur son visage.
« T’as pas encore un corps de femme à ce que je vois. En coupant ta tignasse, tu pourras embarquer sans problème.
— Attendez un peu, je n’ai aucune envie de vous suivre ! Je vous ai aidé à fuir, mais pas pour que vous m’embarquiez dans vos histoires ! Moi, je dois à tout prix retourner là-bas !
— Retourner là-bas ? Mais enfin, petite, tu as perdu l'esprit ! À ton avis, qu'est-ce qui te serait arrivée si je t'avais laissé, hein ? Moi, je vais te le dire : ils t’auraient retrouvée enfermée une nouvelle fois dans une cellule, puis ils n'auraient pas hésité à te torturer jusqu’à ce que tu dises par où tu nous as vu partir. Si je t’abandonne là, ce sera pareil, car ils se souviendront de toi. En plus, t’as assommé deux gardes avec ton lance-pierre. Il est donc dans mon intérêt – et le tiens ! - de t’emmener, comme ça, je m’assure que tu ne parleras pas. Parce que, crois-moi, tu ne veux pas avoir affaire à eux ! »
Pff ! Comme si j'allais l'écouter. J'ai secoué la tête, puis tournant les talons, je me suis éloignée. Mais le forban m'a saisi le bras pour m'obliger à le suivre. Me débattant comme un chien errant, j'ai hurlé :
« Ils ont tué Billy ! Ils ont tué mon ami ! Je dois y retourner, je veux qu'ils meurent, je veux qu'ils crèvent tous ! »
Le pirate s'est figé et a écarquillé les yeux, surpris. Des larmes de colère me sont montées aux yeux. Il m'a pris par les épaules et a posé un genou à terre pour se mettre à ma hauteur.
« Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ? »
Alors je lui ai tout expliqué : comment on s'est fait attraper, comment Billy et moi on a été séparés, et enfin comment Sawney Bean l'avait assassiné. À la fin de mon récit, le forban a soupiré. Il a posé un genou à terre pour se mettre à ma hauteur et me regarder droit dans les yeux. Oui… je me souviens : ses prunelles de bois m’ont consolée ce jour-là.
« Écoute-moi bien, petite. Des enfants meurent tous les jours. Moi aussi, j'aimerais les venger, moi aussi j'aimerais que la couronne cesse de s'en prendre à des innocents. Mais enfin, regarde-toi : tu n'es qu'une morveuse qui a la peau sur les os ! À ton avis, il va se passer quoi si tu vas tout de suite affronter ce lieutenant dont tu me parles ? Tu crois vraiment que tu vas réussir à le vaincre avec ta pauvre fronde ? Il va te réduire en pièces, voilà tout. Par contre, si tu me suis, tu pourras manger à ta faim et gagner assez de force pour avoir une vraie chance de venger ton ami. »
Je suis restée muette, incapable de lui donner tort. J'ai ravalé ma colère. Patience, patience... Après tout, ce gars-là était un pirate : en le suivant, je pourrais sûrement apprendre quelques petites choses qui m'aideraient à atteindre mon but. Je n'aurais qu'à m'enfuir quand l'occasion se présenterait, une fois que je serai devenue plus forte.
Face à mon silence, le forban s’est relevé et a sorti son couteau.
« Par contre, là où nous allons, les filles ne sont pas admises. Il va falloir te couper les cheveux si on veut avoir une chance de te faire monter à bord. »
Le pirate m’a mis le couteau sous le nez d’un air interrogateur. Il fallait me rendre à l’évidence : je n'avais pas d'autres options. J’ai donc donné mon accord. Il s’est approché de moi et a empoigné mes cheveux comme s’il s’accrochait à la crinière d’un cheval.
« Comment tu t’appelles ?
— Saoirse Fowles.
— Quel nom à coucher dehors ! Il va falloir t’appeler autrement une fois sur mon rafiot. Que dirais-tu de… Adrian Fowles ?
— Et c’est moi qui ai un nom à coucher dehors !
— Tu feras avec. C’est déjà bien mieux que Tom, James ou Mark. J’en ai tellement dans mon équipage que je suis incapable de les distinguer ! »
Évidemment, cette remarque n’a fait rire que lui.
L’idée de m’appeler autrement m’a plongé dans un profond mutisme. J’aimais mon nom. Pas parce qu’il était unique et imprononçable, mais parce qu’il m’apportait de rares certitudes concernant mes origines. Si mon nom de famille était purement anglais, mon prénom indiquait au contraire une ascendance irlandaise. Si l’Angleterre ne m’avait pas apporté de réponse, je me disais alors que l’Irlande le pourrait peut-être. C’est la raison pour laquelle je m’étais promis de m’y rendre un jour. Mais pour le moment, la fortune avait décidé pour moi d’un tout autre cap.
Quand nous sommes repartis, nous avons laissé derrière nous une grande quantité de ma tignasse. Les mèches auburn se sont dispersées dans la brume et les roseaux, comme si mon enfance s’évaporait subitement dans les airs.
« Vous ne m’avez pas dit votre nom, lui ai-je fait remarquer.
— Ferguson. Mais une fois sur le rafiot, il faudra m’appeler capitaine Forbes, car maintenant, petite, tu fais partie de mon équipage ! »
*
Nous avons atteint l’extrémité des marais de Farlington trois jours plus tard, à la nuit tombée, après une longue et prudente chevauchée. De là, nous avons gagné la plage et le brouillard a commencé à s'évaporer, nous ouvrant un passage vers une chaloupe et des hommes qui nous attendaient. Le capitaine, dès qu’il a posé le pied à terre, les a interrogés du regard :
« Est-ce que tous nos camarades sont revenus ?
— Non, capitaine… Est-ce qu’on les attend ? »
Cette réponse l’a contrarié, tu t’en doutes. Ceux qui nous avaient accompagnés pendant un moment manquaient à l’appel. Ferguson a soupiré.
« On n'a plus le temps. »
Selon lui, il fallait profiter de la nuit pour lever l’ancre, pour prendre de l’avance sur l’armée anglaise. « Manquerait plus d’être poursuivi par l’un de leurs maudits vaisseaux ! »
Alors que je montais dans la chaloupe, mon regard a été attiré par le navire qui mouillait au large. Je connaissais assez bien les bateaux du port pour l’identifier comme un ancien navire négrier que l’on avait chargé d’artillerie. Alors que notre chaloupe avançait vers lui, j’ai pris conscience que ma vie venait de prendre un tournant décisif.
Tu vois, je ne suis pas vraiment devenue pirate parce que je le voulais. Je le suis devenue parce que je n’avais pas le choix.
Ca se lit d'une traite du coup. La condamnation/évasion est bien menée. Le fait que Abyss soit partie prenante de l'issue est bienvenue : si elle n'avait été que spectatrice, ça n'aurait pas eu le même piquant.
Je trouve personnellement que tu cibles bien ton public. L'aventure avec un grand A colle parfaitement à la jeunesse. Et le fait que l'héroïne soit jeune facilite l'identification.
Et ce n'est pas trop hardcore pour choquer. ^
Je reste sur mon impression que les apartés à la Gamine sont de trop. Ils coupent l'action et surtout me ramènent au présent : comme on sait que Abyss est vivante, je me doute qu'elle s'en sort à la fin. Du coup, je n'ai jamais peur pour elle.
À titre personnel, je les retirerais. La narration à la première personne suffit à insuffler le côté "récit oral". En outre, les apartés dialogués avec Gamine gagneraient en impact.
Encore merci pour ce chouette chapitre.
C'est fluide, il y a des rebondissements, pas de temps morts.
On a l'impression de voir la scène.
Je vais lire les chapitres suivants des que je peux.
Je te fais un petit retour suite à la lecture de ce chapitre !
○ "au bagne" -> j'ai un doute : le bagne, ce ne sont pas les travaux forcés ? Peut-on utiliser ce terme pour une prison ?
○ "pour ne pas être repérées" -> repérée*
○ "« Rattrapez-la, faut pas la laisser filer ! Si jamais les tuniques rouges mettent la main dessus, elle pourrait leur dire par où nous sommes partis. »" -> cette réplique m'a un peu surprise. Ça vient plus tard, mais je m'attendais davantage à ce qu'il fasse une remarque pour la protéger elle, étant donné qu'elle l'a aidé à fuir. Ou une remarque neutre, du genre "les gardes risquent de lui tomber dessus". Là, on dirait qu'il a peur qu'elle le vende sans hésitation alors que ce serait illogique, vu qu'elle l'a sauvé.
○ "il a parcouru ma poitrine, mes cheveux et mes fesses" -> je ne sais pas si c'est nécessaire. Je repense au fait que tu vises un public jeunesse notamment, et je trouve ça un peu bizarre. Surtout qu'à l'œil, il doit sûrement être capable de dire qu'elle n'est pas encore formée. Je n'ai pas d'image claire de comment elle est vêtue, mais si par exemple elle porte une jupe/robe, c'est peut-être plus simple et tout aussi parlant de dire qu'il va falloir lui trouver des vêtements d'homme pour la faire passer inaperçue. Il faut peut-être un peu simplifier les choses ici.
○ "Manquerait plus d’être poursuivi par l’un de leurs maudits vaisseaux !" -> manquerait plus que* d'être poursuivi ?
Le chapitre est intéressant en tout cas. Il y a du rythme, de l'action. Un petit bémol pour le passage de la bataille autour de la potence, le fait que ce soit du discours rapporté coupe un peu cet effet rythmé. Est-ce que tu gardes ce type de narration tout au long de ton roman ?
Je crois que, en voulant viser un public jeunesse, tu devrais vraiment entrer "dans la peau" de la jeune Saoirse et raconter l'histoire de son point de vue d'enfant et non pas de femme adulte. Ce serait plus vivant aussi, et correspondrait mieux à ta cible.
Voilà pour mes remarques :)
Pour répondre à ta dernière remarque. Aujourd'hui j'aurais davantage tendance à penser que Saoirse aurait peut-être sa place en roman adulte. Tes remarques sont justement intéressantes, parce que je pense que tu as raison. Seulement, je ne me sens pas prête à faire ce genre de compromis, parce que cette narration orale et adulte est au coeur de la profondeur du récit, d'autant plus que Saoirse ne restera pas tout au long de l'histoire une petite fille.
Mais grâce à toi, je vois malgré tout plus clairement les défauts présents dans la narration. À voir maintenant si je serais prête un jour à retravailler le texte. ^^'