Acte III - Sa part d'ombre

Par Beatrix
Notes de l’auteur : Le troisième et dernier texte du tryptique, bien que d'autres textes fassent référence à cet incident. 

 

Il pleut.

Une averse dont la persistance a progressivement tué la violence. 

La pluie frappe contre les volets fermés de la chambre, embue les carreaux un peu troubles de la pièce.

Du défilé de médecins et d'infirmières dans la pièce, a émané un seul avis convergeant : il est trop tard pour les visites. Mais au final, on ne refuse rien aux Berliniac, ces arrogants nouveaux riches qui ne s’embarrassent ni de règles, ni de tendresse. Alors, après le passage d'un patriarche impérieux et insensible, personne n'a vraiment envie de chasser un frère attentionné.

Quinze jours se sont écoulés depuis l'explosion et le regard d'Henri a retrouvé sa lucidité. Il lutte pour demeurer soumis à l’inconfort des bandages et des appareils, pour ne pas compromettre la guérison de son corps brisé. Sur son visage aux traits fins et spirituels, les ecchymoses s'effacent lentement, laissant dans leur sillage des os trop saillant et de cernes profonds. Les sursauts d'énergie parasite alternent avec les périodes de quasi-léthargie : il se demande comment il peut être aussi épuisé quand il ne lui est même pas permis de s'asseoir. 

Ses yeux noisette, que le clair-obscur moirent d'argent, observent le profil de Léo dans la lumière tamisée. Il ne sait ce qui a rendu leur silence soudain si inconfortable. Peut-être parce qu'il demandé où en était l'enquête sur l'attentat. 

Contrairement à lui, Léo ne sait pas feindre, hors de son art, du moins. Il préfère le silence et l'omission à un mensonge savamment composé. 

« Si tu ne le dis pas, je peux demander à quelqu'un d'autre, murmure Henri. Le docteur Loyeau se passionne pour l'affaire, il se fera un plaisir de m'en parler et de me confier ses points de vue et théories... »

En dépit de la douleur qui l'enserre dans ses rets, il ne peut s'empêcher de sourire – du moins, d'étirer légèrement les lèvres – en voyant les traits parfaits de son frère aîné se crisper.  

« Non... »

Une réponse bien laconique pour un poète à la parole dorée. Même en réponse au discours d'argent d'Henri, entretissé de charme et de chantage. La pâleur subite de son frère ne lui a pas échappé :

« Qu'est-ce qu'il y a, Léo ? » 

Les traits ciselés se tournent vers lui ; les yeux d'ambre, cependant, ne le suivent pas tout à fait et peinent à le regarder en face :

« Le coupable s'appelait Albert Lescat. Un disciple de Ravachol... »

Henri ne peut manquer de noter l'emploi de l'imparfait :

« Il est... mort ? »

La plupart des gens le supposeraient tué par la police, ou par des complices... Suicidé, peut-être. Mais Henri sait qu'un être qui lui a si gravement nui, même si cela n'avait rien de personnel, n'est pas susceptible de rester longtemps en vie. Que son existence se trouvera abrégée ; de préférence, de façon lente et douloureuse.

« Léo... »

Son cœur bat plus vite, soudain, éveillant l’oppression de ses blessures. Son frère semble presque paniqué ; une longue main vigoureuse emprisonne ses doigts minces, les lèvres bien dessinées s'entrouvrent dans une négation précipitée :

« Je ne l'ai pas fait, Henri...

- Qui, alors ? »

Ses yeux supplient ceux de Léo de ne pas les fuir :

« A qui l'as-tu demandé, Léo ? insiste-t-il. Il n'y a que toi à qui... cela importe. Si tu ne l'as pas fait, qui alors ? »

Les yeux d'or s'abaissent et Henri devine, à cette soumission, l'intervention de la seule personne qui compte autant que lui pour Léo. Ni plus, ni moins... Juste différemment.

Il sait comment Lescat a trouvé la mort.

Dans la nuit d'une forêt, dénudé, traqué comme un animal.

Haletant, épuisé. Écorché par les branches et les épines.

Déchiré par les crocs d'une meute de chiens.

« Pourquoi ? »

Léo se recule brusquement, lâchant sa main. Des parcelles d'or en fusion illuminent son regard d'un éclat impitoyable :

« Tu ne vas pas avoir pitié de cette ordure ! »

Henri lâche un soupir, grimace quand l'air qui reflue dans ses poumons tire sur ses côtes endommagées. Non, il n'a pas pitié de cet homme. Pas tant par ressentiment personnel -  il n'a été qu'un blessé au milieu de tant d'autres, il a gardé la vie, il guérira – mais pour toutes ces victimes sans visages, hommes, femmes, enfants, tués, mutilés... Pour ceux qui restent, les veufs et veuves, les parents inconsolables. 

Mais la cruauté qui parfois s'empare de Léo l'effraie.

Même si c'est sous l'effet de la colère, de la douleur.

Même si c'est par amour.

Aux yeux d'Henri, c'est comme si Léo se mettait à danser avec le versant le plus sombre de son être. Aussi ténébreux qu'il sait être lumineux. Son double sauvage, incontrôlable, qui bien souvent prend le beau visage et la souple silhouette de sa sœur jumelle. 

Une danse avec le diable.

Se renfonçant dans ses oreillers, il s'efforce de retrouver son calme :

« Personne ne peut vous soupçonner, au moins ?

- Tu n'as pas à t'inquiéter pour ça. »

Henri hoche la tête, soudain épuisé.

Au dehors, la pluie a repris toute sa violence.

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Fannie
Posté le 11/02/2020
C’est curieux qu’Henri attribue la vengeance et la cruauté à Léo. C’est clair qu’il défend sa sœur et ce qu’elle a fait, mais en même temps, on dirait qu’il ne l’assume pas tout à fait. Quand Léo est allé annoncer la nouvelle de l’attentat à Hermine, était-ce une manière de lui demander vengeance ? N’aurait-elle pas agi de même si elle l’avait appris d’une autre façon ? Ses émotions à lui ont donné à sa sœur une raison supplémentaire pour se venger, mais l’ont-elles vraiment influencée ?
Tu écris en mode contemplatif, ce qui donne une écriture très imagée et très belle. J’aime aussi ces confrontations entre les personnages, dont une grande partie des émotions se lit entre les lignes. Tu les transmets en peu de mots très bien choisis. J’aime beaucoup ta plume.
Coquilles et remarques :
— Du défilé de médecins et d'infirmières dans la pièce, a émané un seul avis convergeant [Je ne mettrais pas la virgule.]
— Mais au final, on ne refuse rien aux Berliniac [finalement, en fin de compte ; l’expression « au final » est à déconseiller. Voir ici : http://www.academie-francaise.fr/au-final]
— laissant dans leur sillage des os trop saillant et de cernes profonds [saillants / des cernes]
— Ses yeux noisette, que le clair-obscur moirent d'argent [moire]
— Peut-être parce qu'il demandé où en était l'enquête sur l'attentat [a demandé]
— au discours d'argent d'Henri, entretissé de charme et de chantage [« entretissé » est la graphie rectifiée ; la graphie classique est « entre-tissé »]
— de préférence, de façon lente et douloureuse [Je ne mettrais pas la virgule.]
— - il n'a été qu'un blessé au milieu de tant d'autres, il a gardé la vie, il guérira – [Les tirets ne sont pas symétriques ; il en faut des longs.]
Beatrix
Posté le 13/02/2020
Disons qu'il est proche de Leo, pas d'Hermine, donc ça le touche toujours plus. Les relations dans cette famille sont bizarre. je ne le cacherai pas. Mais après, je ne les ai pas vraiment créé ainsi, ils existaient pour ainsi dire déjà, ils trouvent juste un nouveau visage par ma plume. ;)
Merci pour tes retours, cela fait vraiment plaisir !
Diogene
Posté le 08/11/2014
Ah quel plaisir de ce plonger dans cet atmohphère, fait de Ténèbres et de clair-obscur, où la peur le dispute à la terreur.
Tu as bien tissé là la salle de bal avec le diable en invité d'honneur. Je me retrouve presque dans le masque de la mort rouge. 
En un mot un déllice.
Beatrix
Posté le 08/11/2014
Coucou Diogène, contente que ce petit conte glauque t'ait plu !
A bientôt pour uen autre aventure ! :) 
vefree
Posté le 29/01/2013
Tout se joue dans les regards. C'est fascinant. Autant l'acte a été meurtrier, les intentions sans pitié, autant les émotions ressenties sont intenses et émouvantes. On a envie de leur pardonner leurs actes tant il sourd quelque chose d'attachant. De Léo, surtout. Mais quelle cruauté ! Ils se croient si puissants qu'ils peuvent se faire justice eux-même. M'est avis que la suite va être terrifiante.
Bravo pour ce chapitre où je ne vois rien à redire sinon à admirer ta maîtrise des ambiances, qu'elles soient lourdes comme ici ou émotionnelles, ou légères. J'espère qu'il y aura une suite bientôt. Cette histoire m'intrigue énormément.
Biz Vef' 
Beatrix
Posté le 29/01/2013
Merci beaucoup Vef' !
En fait, ce petit tryptique se suffit à lui même. Cependant, les personnages n'ont pas dit leurs derniers mots.
La famille Berliniac est liée à une fiction que j'écris actuellement, Sublimation, où elle ne tient pas vraiment un place centrale, à part Henri, le plus jeune frère.
J'avais commencé à écrire un défi "500 thèmes" au début de 2012, et il en est sorti une poignée de drabbles autour, essentiellement, de Henri et de Léo.C'est la réunion de trois d'entre eux qui a donné "Némésis".
Il faudra peut-être que je songe, en effet, à une suite directe. Une interaction entre Léo et Hermine après son acte ? Ou entre Henri et Hermine ?
 Merci encore pour tes lectures, il faut que je me lance aussi ! ^^  
Jamreo
Posté le 07/03/2012
Hello! J'avais lu le tout d'une traite il y a quelques temps. Et je me suis dit que j'allais commenter tout de même, parce que c'était bien ^^
Ca m'a indéniablement rappelé une chose ou deux. Des livres que j'aurais lus, ou des films. Mais j'arrive pas à mettre le doigt sur un seul nom. C'est quand même terrible! En fait c'est surtout la scène (super bien écrite O.o ) du jardin, où Léo retrouve sa soeur, et celle où il va voir Henri à l'hôpital qui me donnent cette étrange impression de déjà vu. Bonbon. Tant pis, ça me reviendra peut-être un jour.
J'ai adoré l'ambiance et les descriptions. Les lieux dépeints étaient carrément ... matériels. *.*
Hermine m'a fait sérieusement peur. Ce qui est intéressant c'est la relation entre elle et Léo, d'ailleurs à la fin il est dit qu'elle est un peu sa "part sauvage", et ça donnerait presque à croire qu'Hermine n'existe pas vraiment ... tiens oui, en fait c'est l'impression un peu diffuse que j'ai eue à la fin. Surtout que dans l'extrait de journal du début, elle n'est pas mentionnée. Léo, si, mais pas elle. Peut-être que Léo est atteint d'une sorte de schizophrénie. Henri ne prononce jamais son nom, même s'il s'adresse à Léo en disant "vous", sous-entendu ta jumelle et toi. Ca pourrait être vu comme deux facettes, deux personnalités complémentaires d'une même caboche. C'est assez inquiétant et sombre, et très ... mystérieux :)
Voilà. J'ai bien aimé et vraiment, ça m'a tout de suite paru très familier (sans que je sache pourquoi. Génial non?). Donc il y avait un côté presque rassurant malgré la violence ^^ 
Beatrix
Posté le 07/03/2012
Waow... Merci beaucoup Jamreo ! ^^
Ton idée est intéressante mais Hermine existe bien ! Si elle n'est pas citée, c'est qu'elle n'est pas un personnage "public" comme Léo qui est connu en tant que poète. Cependant, tu as raison sur le fait que les jumeaux représentent bien deux facettes complémentaires et opposées et ce que tu perçois a donc une certaine réalité. Et là je n'en dis pas plus au risque de spoiler l'un des éléments capitals du roman que j'écris dans cet univers, Sublimation. Disons que la famille Berliniac n'est pas... mais alors, pas du tout une famille ordinaire ! :) 
Sur le côté familier, il y a l'ambiance "Belle époque" (ça m'a beaucoup amusé quand j'ai vu le deuxième Sherlock Holmes, vu que ça se passait la même année, et qu'il y avait des attentats anarchistes ou supposés tels...^^ ) mais pour les personnages de Léo, Hermine et Henri, je pense que c'est un peu normal qu'ils te soient familiers : cette familiarité puise au coeur même de nos références culturelles mais la encore... * ne pas spoiler * !
 Merci beaucoup pour ton commentaire, ça me fait vraiment plaisir ! :) 
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