— Vous avez entendu ce loup hier soir ?
Oubliant la plus primaire des politesses, j’avais ainsi agressé Vanea à peine sorti de ma chambre. Elle m’adressa un sourire tout en lissant du plat de la main un blouson bleu marine que je connaissais très bien.
— Bonjour Antoine, j’espère que toi aussi tu as bien dormi. Au fait, voilà tes vêtements, propres et secs.
Confus, je baragouinai quelques excuses, mais son expression malicieuse se flétrit alors qu’elle répondait finalement à ma question :
— Oui, je l’ai entendu. Cela faisait longtemps que la présence de ces bêtes n’avait pas été aussi tangible. Il faut croire que cette année est exceptionnelle à de nombreux points de vue.
Génial.
— Et… ça leur arrive d’attaquer les humains ? m’informai-je en priant pour qu’elle rit et me traite de citadin naïf.
— Pas à ma connaissance, fit-elle en secouant la tête. En revanche, on a plusieurs fois retrouvé des dépouilles d’ours tués par une meute aux abords du village.
C’était censé me rassurer ou pas ?
— J’imagine, reprit-elle en tournant vers moi un regard pensif, que tu avais envie de partir aujourd’hui.
Je me grattai longuement la tête, hésitant entre mes résolutions de la veille et ce que je venais d’apprendre.
— Dans l’idéal, oui, mais j’avoue que ça ne me rassure pas trop ces histoires de loups…
Confesser mes peurs ne fera pas de moi quelqu’un de moins viril, pas vrai ?
J’adorais les loups, hein, c’était fascinant ces bestioles… mais de préférence en photo ou en peluche.
— Je comprends, acquiesça Vanea. Moi aussi je serais terrifiée à ta place.
Non mais oh, j’ai jamais dit que j’étais terrifié ! Simplement que mes beaux yeux de ma famille bien-aimée ne valaient peut-être pas que je me risque tout seul dans une forêt infestée de loups.
— Et au fait, ajoutai-je avec une certaine hésitation, un peu avant, j’ai vu quelque chose de bizarre par la fenêtre…
Elle m’adressa un regard interrogateur.
— Je sais pas comment expliquer, repris-je en m’efforçant de ne pas m’emmêler les pinceaux. On aurait dit une flamme qui volait dans l’air.
— Vraiment ? fit-elle en fronçant les sourcils. Et que pense-tu que puisse être une telle chose ?
— Justement, je ne sais pas. Mais je…
— Je n’ai jamais rien vu de tel par ici, je peux te l’assurer, me coupa-t-elle. Peut-être as-tu mal vu ?
Non mais fallait pas me prendre pour un débile non plus…
Cependant, en réfléchissant à sa question, je la trouvai légitime. Et en fouillant dans mes vagues souvenirs de cette flammèche dans la nuit, je me demandai si je l’avais bel et bien vue ou s’il ne s’était pas agi d’un stupide effet d’optique. C’était possible.
Perplexe, je n’osai pas insister. Vanea avait déposé mon pull et mon blouson sur la table. Maintenant que mes vêtements m’étaient restitués, je n’avais réellement plus de prétexte pour m’attarder. Et puis je ne voulais pas devenir un boulet tout juste capable d’ingurgiter la nourriture qu’on lui proposait avant d’aller somnoler au coin du feu.
De fil en aiguille, je me souviens de la fuite de Nìmis après notre accrochage, et sentit l’angoisse m’envahir. Est-ce qu’il était rentré ? Je fus sur le point de poser la question, sans en trouver le courage. Alors je demeurai silencieux, m’appliquant à lisser mes habits déjà impeccablement pliés, pour tenter de me donner une contenance.
*
Je fis une sensationnelle découverte peu après cela : sous le lit de ma chambre, un large tiroir était dissimulé, bourré de livres. Je me serais volontiers jeté sur ce butin sans attendre avant de me rappeler que la chambre était officiellement celle de Nìmis, et que toucher à ses affaires ne serait pas vraiment correct. Mais, comme j’ignorais complètement où il était, je passai par l’intermédiaire de Vanea. Son accord obtenu, je pus me plonger dans la découverte de ce coffre au trésor.
Ouais j’adorais les livres. Autant vous dire que durant les interminables réunions de famille dont je vous rebat les oreilles, ils étaient mes meilleurs amis. Et avaient contribué à la réputation d’asocial que m’avait gracieusement forgé ma grand-mère.
Et qu’est-ce que j’adorais encore plus que les livres ? Les vieux livres. Si, vous savez, ceux qui sont jaunis et cornés, ceux avec l’encre délavés, ceux qui sentent la poussière et le temps passé. C’est exactement ce que je découvris dans le tiroir.
Ces éditions devaient avoir connu la bibliothèque d’Alexandrie, et pourtant elles étaient en parfait état. Leurs titres et leurs auteurs ne me disaient absolument rien. J’en choisis un au hasard et retournai à ma place favorite, j’ai nommé la cheminée.
Finalement, peut-être que si, j’étais bien parti pour devenir un boulet tout juste capable d’ingurgiter la nourriture qu’on lui proposait avant d’aller somnoler au coin du feu. Et cette vie me convenait très bien.
*
— Vous lisez encore ?
Bordel de c-
— Ça va pas d’arriver derrière les gens sans prévenir ? râlai-je sans même daigner me retourner. Pensez un peu à mon pauvre cœur…
Il n’y avait qu’une seule personne dans cette baraque pour me vouvoyer et je calquais machinalement ma manière de faire sur lui, aussi perturbant que ce soit.
Le regard rivé sur la page, je feignis de ne pas le remarquer tandis qu’il s’essayait en tailleur à mes côtés.
— Je me demandais où vous étiez passé, avouai-je finalement. On ne vous a pas vu depuis hier soir.
Il ne répondit même pas. Fort bien.
J’hésitai à insister en continuant de parler pour tout et rien dire, juste pour l’énerver, mais ça m’énerverait aussi et j’avais la flemme. Alors je tâchai de reprendre ma lecture en faisant abstraction de mon voisin. Il était silencieux et ne bougeait même pas, ça ne devait pas être bien difficile, si ?
Ah ben si en fait.
Il me fallait déployer des efforts monstrueux pour ne pas lui jeter des regards en coin, mais c’était comme se forcer à demeurer immobile alors qu’une démangeaison horrible vous suppliait de vous gratter.
— Bon, vous voulez quoi ? finis-je par grogner en abattant mon livre sur mes genoux d’un geste dramatique.
Attention, Toitoine en mode passif-agressif. Les jambes repliées contre sa poitrine, Nìmis me jeta un regard étonné.
— Seulement profiter du feu et du silence. Aux dernières nouvelles, cette maison est encore la mienne.
Sa voix était monocorde au possible, mais je fus certain qu’il était au moins aussi remonté que moi – pour une autre raison, sûrement.
— C’est pas faux, marmonnai-je en baissant les yeux.
Le « Pardon » qui aurait été de circonstance resta coincé dans ma gorge.
Puis je refermai le livre, sachant très bien que je ne pourrais pas poursuivre ma lecture dans ces conditions. Mon regard s’attacha aussitôt au profil de Nìmis, découpé par la lumière du feu comme une sculpture de marbre. La furieuse envie de le toucher pour découvrir la texture de sa peau me prit. Mes mains se crispèrent sur la couverture du livre délaissé.
Ce type avait beau être insaisissable, son magnétisme m’avait chopé comme un papillon de nuit.
Au bout d’une éternité, alors que j’avais perdu espoir de le voir sortir de mon mutisme, il lâcha à mi-voix :
— J’imagine que je ne peux pas vous en vouloir à vous pour quelque chose que Pennas vous a dit.
— Quelle belle imagination, ricanai-je sans réfléchir.
Je vais me mettre une claque.
Il ne prit pas la mouche – du moins, pas extérieurement.
— C’est quelque chose avec lequel je ne suis pas encore à l’aise, reprit-il en baissant encore la voix. J’espère que vous comprenez.
Je hochai la tête, en me demandant si je pouvais réellement comprendre sans l’avoir moi-même vécu.
— Je ne peux pas prétendre pouvoir vous aider, mais au moins sachez que je ne vous jugerai pas.
Il tourna la tête vers moi. Les deux lacs d’encre de ses yeux semblaient s’être un peu dégelés, et leur chaleur me fit le même effet que celle du feu de la cheminée la première fois que j’étais entré dans cette maison.
— Et vous, Antoine, avez-vous quelque chose à révéler ?
C’était la première fois qu’il prononçait mon nom, et j’en étais tout heureux comme le plus niais des adolescents aux hormones on fire.
— Je ne crois pas avoir quelque chose d’exceptionnel, rétorquai-je en me félicitant de cette phrase classe – un peu clichée peut-être ?
Focus Toitoine, focus.
— Vraiment pas ? Un secret que vous répugnez à révéler à vos proches, peut-être.
Il souriait en parlant. Bordel, il était beau.
— On dirait que vous savez déjà ce que vous voulez me faire dire, plaisantai-je en souriant à mon tour. Soit, puisque nous en sommes aux confidences d’inconnu à inconnu : il se trouve que je préfère les hommes.
La facilité avec laquelle je le déclarai me surpris moi-même. Jamais je ne l’avais avoué aussi frontalement. Il y avait bien d’autres façons de le faire comprendre à un garçon qui me plaisait, et ma famille n’avait pas à le savoir. J’eux l’impression de jeter par terre un poids encombrant et inutile.
Nìmis hocha simplement la tête avant de reporter son regard sur le feu. La discussion était close.
La tête appuyée contre la pierre du jambage, j’attendis que le temps passe. J’avais l’impression de tourner en boucle comme un disque rayé, de faire défiler les journées sans presque aucune différence entre celle qui s’achevait et la suivante. Une monotonie qui commençait à me mettre un peu mal à l’aise. Je sentais qu’il y avait quelque chose que je ne savais pas. Quelque chose qui avait peut-être un rapport avec ces flammes dorées qui brûlaient dehors.
Il y a aussi un petit "Vane" qui a perdu un a, dans le paragraphe du milieu séparé par les astérisques.
J'aime beaucoup le franc-parler d'Antoine, que ce soit avec les autres personnages ou en tant que narrateur, ça rend ses réactions très authentiques (et fleuries xD) !
J'avoue c'est assez nouveau pour moi de manœuvrer un perso aussi direct et fleuri, mais c'est très amusant à faire xD donc ravie que ça te plaise !