Acte V

Alors que je me traînais tel un zombie courbaturé, Pennas me poussa dehors avec lui pour participer à une bataille de boule de neiges avec tous ses amis.

Je crois avoir déjà mentionné que les gosses  avaient tendance à me faire fuir.

C’est donc avec un mélange d’horreur et de satisfaction que j’entrepris de les bombarder férocement. Le pire, c’est qu’ils riaient, ces petits inconscients. J’avais l’impression d’être une vache assaillie d’essaims de mouches. Mais au moins, cela me fit du bien de me défouler sur eux. Je peux même dire que je m’amusais bien.

Après cela, je m’offris un petit tour solitaire dans le village. Je croisai Lùto, mon cher Moustache-Crayon, avec qui je bavardai un petit moment.

— Ah ça oui, bientôt la fin de l’année, lança-t-il à un moment avec un petit rire.

Cette remarque fut comme une torgnole qui me fit réaliser qu’on était le matin du 30 décembre. Un instant, je restai bouche bée, à essayer de comprendre où avait bien pu filer le temps. Le disque rayé avait tourné ces trois derniers jours sans même que je m’en rende compte.

Bon, visiblement ma famille devrait se passer de moi pour le Nouvel An aussi.

Puis Lùto me quitta, et comme une promenade dans un village de dix maisons ne pouvait pas être bien longueur, j’arrivais bientôt en vue de l’église. Pourquoi ne pas aller visiter l’intérieur, tant que j’y étais ? Même si je n’étais pas religieux pour un sou, j’aimais bien l’ambiance de ces édifices.

Il y avait déjà quelqu’un appuyé contre le porche, emmitouflé dans un gros blouson. Je reconnus mon cher et tendre Roän, qui en m’apercevant m’adressa un regard méprisant.

— Qu’est-ce que tu fais encore là, toi ?

Quoi, je le dérangeais ?

— Heu… je venais juste visiter l’église, expliquai-je, mais…

— Non, pas ça, me coupa-t-il d’un air vaguement constipé. Pourquoi tu n’es pas encore parti du village ?

Mais c’était quoi son problème ? Ma gueule lui revenait pas ? Il était jaloux que je lui aie chouré Nìmis ou quoi ?

— Parce qu’il neige trop, fis-je en allant m’abriter sous le proche, tout en veillant à me tenir loin de lui pour ne pas respirer le même air.

— Tu perds du temps, me jeta Roän en me foudroyant du regard. Si tu as vraiment envie de partir, je te conseille de ne plus tarder. Il te reste moins de quarante-huit heures.

S’il commençait à me menacer en plus…

— Écoute, toi et moi on va pas s’entendre si c’est comme ça, m’exclamai-je avec agacement. Tu vas me laisser gentiment galérer tout seul. Je suis au courant que je perds du temps, d’accord ? Pas la peine de me mettre des deadlines.

Il fronça les sourcils et secoua la tête.

— Ce n’est pas moi qui t’en mets, c’est une simple réalité.

Il tira un paquet de clopes de sa poche et en alluma une. Quand il fut un geste pour m’en proposer, je refusai sèchement.

— C’est-à-dire ? demandai-je alors qu’il tirait sa première bouffée.

La fumée de la cigarette se mêla à son haleine quand il expira.

— C’est-à-dire que je me suis fait aussi avoir, et plein d’autres avant moi. C’était un peu après Noël, j’étais juste parti faire du ski hors-piste sans rien demander à personne. Je me suis perdu au milieu de cette foutue forêt, et je suis arrivé ici. Mon téléphone n’avait plus de batterie et il neigeait dru, impossible de repartir… comme aujourd’hui. Le 31 décembre est arrivé sans que je le voie venir. Et là, mon gars, si tu fais comme moi, tu verras que la deadline, c’est un truc bien concret.

Je ne comprenais pas tout ce qu’il racontait, mais ma hargne à son égard s’était muée en curiosité.

— Ça fait combien de temps que tu es ici ?

Il souffla une nouvelle vague de fumée et ricana.

— Neuf ou dix ans.

— Hein ?

— Ouais je sais, ça a l’air long. Mais on s’habitue vite. Et puis j’avais Nìmis, quand elle était encore une fille, alors j’essayais de relativiser.

— Mais quand même, dix ans, soufflai-je en me grattant la nuque. T’as l’air d’avoir le même âge que moi… tu avais quand même pas dix piges quand tu es arrivé, si ?

— C’est ça qui te chiffonne le plus ? Non, c’est vrai, j’avais vingt-deux ans, et j’ai toujours vingt-deux ans.

Il laissa tomber son mégot par terre et l’écrasa d’un coup de talon. Quand il tourna la tête vers moi, son regard était terriblement sérieux.

— Tu ne trouveras personne d’autre dans le village entier qui te diras ce que je viens de te dire. Ils essayent de te retenir à tout prix jusqu’à ce qu’il soit trop tard, que tu acceptes d’être comme eux, parce que tu n’as plus le choix.

— Comment eux ? répétai-je avec accablement.

— Toute l’année, on erre comme des prisonniers dans le vallon. On ne vieillit pas, à moins de le vouloir ; on est des putains de fantômes immortels coincés là comme des cons. Et la nuit, si jamais tu risques ton nez en dehors de ta piaule, tu perds ton corps et tu te transforme en loupiote jusqu’au matin suivant. Crois-moi, j’ai essayé de m’enfuir d’ici. Mais y’a cette foutue frontière qui te bloque et les loups qui viennent te courir après si tu insistes. J’ai entendu dire que ceux qui n’en pouvaient vraiment plus avaient quitté le village pour errer au bord de la frontière en prenant l’apparence d’ours blancs.

Au fur et à mesure qu’il parlait, sa voix s’emballait, comme s’il avait peur qu’on l’interrompe avant qu’il ait fini. Pétrifié, je l’écoutais comme on écoutait un malade mental s’exciter tout seul, sans rien dire de peur de l’énerver encore plus.

— Et puis il y a ces sept jours entre Noël et le Nouvel An, reprit Roän un peu plus calmement. Personne ne sait vraiment pourquoi, mais la frontière s’ouvre – juste un peu, et dans un seul sens. Ce qui fait que tous les crétins comme nous qui se font prendre se jettent dans la gueule du loup sans même le savoir. A ma connaissance, personne n’a jamais eu la présence d’esprit de faire demi-tour. Certains se sont fait séduire, d’autres ont été retenus par la neige, ou s’étaient blessés trop gravement pour repartir à temps… Mais je suis à peu près certain que la frontière reste ouverte.

Il laissa planer un silence, ses yeux vairons cherchant les miens.

— Alors comme je ne suis pas totalement un connard, quoi que tu en pense, je te conseille de tenter ta chance. A moins que tu préfères rester ici pour toujours.

— Dans tes rêves, ricanai-je. Te supporter pour l’éternité, non merci.

Il leva les yeux au ciel.

— Et avoir Nìmis, ça ne sera pas une compensation suffisante ? rétorqua-t-il avec détachement. J’ai l’impression que… il te plaît.

Et voilà, monsieur était jaloux. Voilà pourquoi j’aimais pas sociabiliser : trop de drama.

— Il s’évère en effet que, contrairement à toi, que Nìmis soit un garçon ne me dérange pas.

C’était gratuit, mais c’était tentant. En réponse, il soupira.

— Je sais que ma réaction vis-à-vis d’elle- enfin, de lui, n’a pas été correcte… mais ça m’a perturbé, vraiment. Elle… il en parlait depuis quelques temps mais je pensais pas que c’était sérieux.

Il garda le silence un instant avant d’ajouter :

— Ouais, c’est un truc que j’ai oublié de te dire : en dehors de ces sept jours-là, tu peux changer d’apparence autant que tu veux. Au final, les mecs qui sont devenus des filles ou l’inverse, c’est pas rare. Mais j’avais appris à connaître Nìmis comme ça, et même s’il n’a pas changé fondamentalement, c’est compliqué.

Je le considérai avec attention, mon antipathie envers lui s’estompant petit à petit.

— Eh ben si tu lui disais ça au lieu de lui faire la gueule, ça irait mieux.

C’était bien moi, le mec incapable de faire durer une relation plus de six mois, qui donnait des conseils de couple à un type que j’avais envie de castagner quelques jours auparavant. La magie de Noël, les amis.

Cette réflexion me rappela tout ce qu’il m’avait dit, ces histoires de deadline et de frontière qui m’alarmèrent brusquement.

— T’es sûr que si je me barre maintenant, j’ai une chance de m’échapper pour de bon ?

— Absolument pas, fit-il avec une moue, mais ça ne coûte rien d’essayer. Au pire ça nous évitera de faire des faux espoirs aux prochains boulets qui arriveront.

L’espace d’un instant, je me visualisai assis sur le parvis de l’église avec lui, en train de me moquer des futurs naïfs pris au piège, comme des Troisième arrogants qui critiquaient les petits Sixièmes qui débarquaient sur leur territoire.

— Putain ça recommence, grogna Roän entre ses dents.

Je levai les yeux, et faillit lâcher un gros mot à mon tour en voyant les premiers flocons dégringoler sous notre nez.

— Fallait pas parler du plan d’évasion à voix haute, ça nous a attiré le karma, râlai-je en frappant le pavé verglacé de mes talons.

Nous restâmes encore un moment ensemble sous l’abri relatif de notre porche. Roän m’apprit deux trois trucs sur leur vie dans le vallon – qu’ils ne souffraient ni du froid, ni de la chaleur, ni de la faim, ni du sommeil durant la majorité de l’année ; seule la dernière semaine, qu’ils appelaient « l’Ouverture », leur faisait retrouver ces sensations primaires. Mais ils avaient tout de même pris l’habitude de se vêtir et de manger comme le commun des mortels, pour ne pas perdre leur lien avec ce qui aurait pu être une vie normale. En revanche, la plupart délaissaient le sommeil superflu et s’amusaient à aller traîner dehors la nuit, sous la forme de ces petites flammes que j’espionnais de ma fenêtre.

— C’est dommage que tu partes sans avoir vu ça, c’est magnifique.

Je le croyais sur parole, et j’avoue que ça me tentait un peu, mais juste à l’idée de devenir un de ces feux follets, ça me foutait des frissons.

— Ça ne te manque pas, parfois, la vie d’avant ? demandai-je avec réticence.

Il réfléchit en se mordillant la lèvre.

— Je ne sais pas, soupira-t-il. J’ai l’impression que tout s’éloigne d’année en année. Les plus anciens habitants du village n’ont plus aucun souvenir de leur « vie d’avant », alors que les mioches comme Pennas qui sont nés ici ne connaissent rien d’autre. En bref, ce village est maudit et plus personne ne sait pourquoi.

Je crois que ce sont ces mots qui me décidèrent définitivement.

Cette foutue deadline me restait dans un coin de la tête. On était le 30 décembre. Comme l’avait dit Roän, il me restait moins de quarante-huit heures pour me faire la malle, et au vu de la neige, c’était très mal parti.

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