Le vent marin me crache des embruns au visage. L'air est vif comme je l'aime. Persil revient fourrer sa truffe dans la paume de ma main. Je récupère son bâton, le brandit un peu au-dessus de ma tête. Je lance et il part en trombe dans un jet de sable humide. Bon chien.
Je continue d'avancer sur la plage, me donne comme repère un rondin échoué, quelques mètres plus loin. Le temps est agréable, nous nous sommes bien éloignés de la maison. Je tourne lentement sur moi-même pour la contempler. Elle est là, au loin, rassurante et fière, perchée sur la falaise. Majestueuse.
Persil me dépasse dans une course folle contre lui-même et je le suis naturellement des yeux. Il s'en va renifler le rondin, c'est absolument certain. C'est là-bas effectivement qu'il s'est arrêté, je le vois sentir le tronc en battant de la queue, esquivant de justesse les vagues qui viennent régulièrement lécher le sable à cet endroit. Tout à coup, un hurlement. Celui de Persil. Sa queue s'est rabattue entre ses jambes, et j'entends mon chien hurler à la mort. Je cours. C'est plus fort que moi.
Il me faut trop peu de temps pour réaliser. J'aurais pu m'en rendre compte bien plus tôt. Ce n'est pas un tronc, ni un rondin. C'est le corps d'un enfant.
Je serre le petit comme je peux dans mes bras et je cours. Le sable avale mes forces à chaque pas, mais je m'acharne. Persil cavale à mes côtés, me donne du courage, et même de l'espoir. J'ai senti le cœur battre encore faiblement. J'y crois. Je dois juste le mettre au chaud. Il survivra. Entre deux clignements de paupières, je vois peu à peu la maison se rapprocher. Elle est si loin encore, et mon cœur est déjà sur le point d'exploser.
Je passe enfin la porte qui donne sur la plage et la referme machinalement derrière notre passage. C'est absurde, le temps est compté. Trop épuisé pour courir, je remonte à grandes enjambées le sentier du jardin. La haie de lauriers mal taillée me fouette les bras. Persil galope ventre à terre devant moi, puis revient m'aboyer dessus. Je ne l'ai jamais vu si paniqué. Il en dirait sûrement autant de moi s'il pouvait parler.
Je traverse la pelouse en diagonale, manquant de glisser méchamment sur l'herbe humide. Alors que d'habitude il s'engouffre par la trappe sans demander son reste, Persil m'attend sur le palier, le regard fou. Ses gémissements m'accompagnent dans la maison. Je manque de m'affaler sur le sol en damier tant je suis soulagée d'être arrivée jusqu'ici. À l'étage, un objet chute pesamment sur le plancher. Je n'ai pas le temps pour ça. Ma cage thoracique est en feu et le sang pulse douloureusement sur ma tempe, mais dans mes bras, l'enfant reste immobile. L'effroi me propulse en avant. Je trébuche sans savoir où me portent mes jambes flageolantes.
Les cadres et les tiroirs claquent sur mon passage. Ce n'est pas le moment. Je me prends les pieds dans le tapis du salon, ma hanche percute un meuble. Un cri de douleur m'échappe. En écho immédiat, des casseroles s'entrechoquent avec violence, là-bas dans la cuisine. Je l'ignore et claudique jusqu'au sofa le plus proche où je dépose enfin l'enfant. Pour la deuxième fois, je lève une main tremblante et guette avidement son pouls. Qu’il vive, qu’il vive, qu’il… Oh. Oui ? Est-ce que… Mes épaules, mes jambes, tout mon squelette se liquéfie sur place et je m'affaisse sur le tapis. La silhouette de Persil rampe de derrière un fauteuil, son flanc nerveux me frôle et il me lape la joue à petits coups de langue. Il a dû sentir que pour une fois, je ne le repousserai pas. Au contraire, je l'étreins. Sa fourrure détrempée me rappelle que je dois vite réchauffer cet enfant, ou il finira effectivement par mourir de froid.
Un regain d'énergie me saisit. Je retire mon manteau et mon gilet en laine pour en couvrir mon petit rescapé. Lorsque je me hisse à nouveau sur mes pieds, le tapis remue énergiquement sous mes semelles. Je bondis, et Persil détale.
— Du calme, je marmonne en marchant vers la cheminée.
Je laisse toujours la boîte d'allume-feu de ce côté, où a-t-elle bien pu passer ? Ah, je la vois et vais m'en emparer quand elle se met à sautiller hors de ma portée.
— Ah non, maintenant ça suffit !
La boîte revient docilement à sa place et je l'empoigne sans ménagement. Sans trop de surprise, tout le mobilier du salon commence à frétiller, ce qui ne m'est pas d'une grande aide pour allumer le feu.
− Du calme…
D'accord, il n'est pas très adepte de ce genre de flambée, mais là, c'est une urgence. Je rajoute une brassée de bois sec et retourne aussitôt près de l'enfant. Même à la lueur des flammes, son visage est plus pâle que jamais. Je pose une main contre sa joue, la trouve atrocement froide. Je me résous à retirer au petit ses habits trempés. L'enfant est apparemment une petite fille, et ne doit pas avoir plus de cinq ou six ans. Plutôt que mon vieux manteau, je l'enveloppe dans le grand plaid rouge. Je devrais peut-être la garder un peu contre moi, lui partager ma chaleur, mais l'idée qu'elle meure dans mes bras m'est insupportable. Je l'allonge de nouveau sur le sofa et le rapproche un peu de la cheminée. Son visage rond reste inerte, ses lèvres sont bleues. Ses cheveux, d'un noir d'encre, collent à son front et dégagent une puissante odeur iodée. Quelle quantité d'eau de mer a-t-elle bien pu avaler avant de s'échouer sur la plage ? Je devrais appeler à l'aide, un médecin, quelqu'un, n'importe qui. Persil refait son apparition, ventre à terre, et pose sa tête humide sur mon genou. J'enfouis ma main tremblante dans son poil et le caresse avec lenteur pour nous apaiser tous les deux.
— C’est dans ces moments-là que j’aimerais bien ne pas habiter seul avec toi.
Il lève de grands yeux vers moi, sa queue balaye mollement le tapis. Au moins il s'est calmé. L'autre aussi, d'ailleurs. Je survole le salon du regard, cherchant un indice de sa présence. Pas la moindre oscillation. Soit l'Esprit se tient sage, soit il est enfin reparti à l'étage. L'enfant ne montre toujours aucun signe d'éveil.
— Qu’est-ce que je dois faire, Persil ?
Un profond soupir me répond. La commode dégaine ses tiroirs avant de les refermer dans un fracas de bibelots.
— Allons bon, te revoilà, toi.
Un fracas discordant me signale que l'Esprit a quitté la commode pour s'installer à l'intérieur du piano. Il sait que je ne supporte pas quand il fait ça, mais en l'occurrence, j'ai espoir que ce vacarme arrive à sortir ma petite rescapée de son coma. Le concert n'est pas au goût de Persil qui glapit de protestation, les oreilles plaquées sur son crâne. Quand le clavier redevient silencieux, l'enfant n'a toujours pas frémi.
— Ce n’est pas grave. Tu as fait de ton mieux.
J'ai à peine prononcé le dernier mot qu'un bruit de chute retentit, puis un second, semblable au premier. Puis un autre. Et encore un. Je reconnais enfin le son des livres qui s'écrasent au sol. Presque malgré moi, je me lève, décidée à mettre un terme à ce vandalisme. Mais le rythme s'accélère déjà et avant que j'ai fait deux pas, tous les ouvrages de la bibliothèque dégringolent en cascade sur le plancher. Je pousse un cri de stupeur mais n'ai pas le temps de contempler l'ampleur du désastre : juste derrière moi, le grand miroir accroché au-dessus de la cheminée se craquèle dans un crissement atroce. J'ai un mouvement de recul qui me fait éviter juste à temps les décorations posées sur le manteau et qui volent s'éclater, une par une, sur le mur opposé.
La terreur me submerge. L'Esprit est parfois un peu turbulent, mais je ne l'ai jamais vu s'adonner à une telle destruction. Nous cohabitons depuis plus de trente ans, pourquoi deviens tu violent maintenant ? Ailleurs dans la pièce, un fauteuil devient fou, ruant et cabrant comme une bête sauvage. Persil déguerpit pour de bon. Je salue son instinct de survie. Les flammes de la cheminée donnent à la scène une lueur sinistre et grandiose à la fois. Recroquevillée dans mon coin, j'hésite encore à me redresser pour tenter de calmer l'Esprit. Et s'il ne m'écoute pas ? Je ne sais pas si je pourrais le supporter… Non loin de moi, la pendule s'arrête brusquement et je pressens la scène avant qu'elle n'arrive. Quand la vitre de l'horloge explose, j'ai déjà fui à l'autre bout du salon.
C'est certain, l'Esprit a vraiment perdu la raison. Il retourne la maison contre moi. Je ne pensais pas que ça arriverait, mais il faut me faire une raison avant de mourir bêtement, écrasée par mon propre mobilier. Et pour couronner le tout, cette pauvre enfant agonisante, prostrée devant la cheminée. Si elle n'a pas encore cessé de respirer, ça ne saurait tarder. Je me pince le bras. Non, je ne rêve pas. Quel cauchemar.
Subitement, plus rien ne bouge dans la pièce. Je reste tétanisée dans mon coin. L'Esprit est malin, il attend peut-être que je baisse ma garde. Au bout d'un moment, je tends un peu le cou pour épier. Le salon n'est plus qu'un champ de ruines, mais visiblement, meubles et débris demeurent tous immobiles. Cela ne me rassure qu'à moitié. Une part de moi s'inquiète pour l'Esprit. Qu'est-ce qui a bien pu lui prendre ?
Un éternuement rompt brusquement le silence. J'écarquille les yeux. Sur le sofa, devant la cheminée, la couverture rouge s'est agitée. Ne voyant toujours aucun signe de l'Esprit, je me précipite. Je foule des bouts de verre qui crissent sous mon poids. Ma main se pose d'elle-même sur le plaid et je sens tout de suite le mouvement de sa respiration. J'en tremble. C'est merveilleux.
Oubliant presque le trouble inexpliqué de l'Esprit, je m'accroupis en face de l'enfant et l'appelle doucement. Ses paupières papillonnent, son visage rond me semble avoir déjà repris des couleurs.
— Ça va mieux, on dirait.
Elle ne m'entend sûrement pas, mais le dire à voix haute me fait du bien. À moins que… Une fossette se creuse sur sa joue et je crois apercevoir un sourire. Avec lenteur, elle ouvre grand les yeux. La surprise me fige.
— C'est moi, chuchote la petite fille.
Elle parle ! Elle respire, elle ouvre les yeux, et elle parle. Je m'apprête à la rassurer, lui dire bonjour, me présenter, mais déjà l'enfant se redresse maladroitement sur le canapé.
— Doucement, reste calme.
Je n'ai pas le temps d'en dire plus. Elle attrape mon visage dans ses petites mains avec une tendresse étonnante. Rive son regard dans le mien. Je ne m'y dérobe pas.
— C'est moi. J'ai réussi.
Ses traits sont rieurs. Elle jubile. Je suis hypnotisée. Elle murmure encore, dans un frisson d'excitation :
— J'ai enfin trouvé un corps !
Elle me lâche, se love dans la couverture, et laisse échapper un éclat de rire enfantin. Attiré par le bruit, Persil trottine prudemment dans notre direction. L'enfant tend la main vers lui et mon chien vient aussitôt lui lécher les doigts. Je le regarde grimper sur le canapé pour faire la fête à cette petite fille qu'il ne connaît pas. La petite fille rit encore.
— C'est vraiment toi.
Je n'en crois pas mes yeux, et je ris aussi.
J'ai tout de suite accroché à cette histoire et à l'ambiance étrange qui s'en dégage, hâte de pouvoir lire la suite ! Les événements s'enchaînent vite et les informations s'accumulent graduellement, c'est très agréable à lire.
Au plaisir
Un grand merci pour ton message !
J'ai déjà hâte de vous partager la suite,
A bientôt :)