Chapitre Deux

Par Hinata

L'esprit s'appelle Lester. C'est l'une des premières choses qu'elle m'a dites. Comme si cela faisait longtemps qu'elle en mourait d'envie. Et je crois que c'était le cas. Pourquoi Lester ? Elle a haussé les épaules. J'ai pensé à mon propre nom, écorché. Sans raison d'être, puisque personne ne m'appelle jamais. D'ailleurs, Lester ne me l'a pas demandé. Peut-être qu'elle le connait déjà. J'ai tant de questions à lui poser.

Pour le moment, elle dort. Je l'ai installée dans ma chambre pour cette nui. C'est le seul lit de la maison dont les draps sont propres. Le jour va bientôt se lever. Je n'ai pas fermé l'œil. Le salon a presque repris son apparence habituelle, si on oublie l'état du miroir, et la vitre du pendule. Plusieurs décorations n'ont pas survécu non plus, mais ça ne m'émeut pas vraiment. Tous ces bibelots d'un autre temps. Je ramasse une dernière partition qui traîne près des rideaux, et la range avec les autres. Toute cette histoire aura eu le mérite de les dépoussiérer un peu.

J'abandonne le salon derrière moi et me traîne jusqu'aux escaliers. C'est si étrange, de savoir que quelqu'un m'attend là-haut. Mon cœur se serre tout à coup à l'idée que mon imagination m'ait joué des tours. Non, je viens de ranger une bibliothèque entière. J'ai emmené les vêtements de la petite fille dans la buanderie. Je l'ai portée, depuis la plage, puis dans les escaliers. Mes bras se souviennent de son poids.

Je traverse les couloirs sans y faire attention. Le sommeil me guide. Quelques heures plus tôt, je n'ai pas jugé prudent de m'assoupir en laissant Lester sans surveillance. Elle vient de survivre à la noyade et de s'incarner, ce n'est pas rien. Mais je la vois, pelotonnée sous mon édredon, les joues roses et le souffle régulier. Persil est là aussi, roulé en boules à ses pieds, protecteur. Il relève légèrement la tête à mon arrivée, l'œil brillant. Difficile de résister. Je lui flatte le flanc et me couche toute habillée de l'autre côté du lit.

 

Nous partageons un repas dans la cuisine. Persil nous surveille depuis son panier. Lester se montre bien plus calme que la veille. Je me rappelle parfaitement l'éclat pétillant dans ses yeux, quand elle m'a étreint le visage. L'intensité. La joie pure. L'émotion de me partager son nom. La nuit a effacé tout cela.

— Comment te sens-tu ?

Elle lève sur moi un regard alerte, sans cesser de mâcher son morceau de pain. Son appétit me rassure. Elle s'est assoupie si rapidement dans le salon que je n'ai pas eu le temps de lui faire boire ni manger quoi que ce soit. Elle a besoin de prendre des forces. Lester déglutit enfin, mais au lieu me répondre, elle prend une nouvelle bouchée. Je réfléchis à voix haute :

— Il faudrait peut-être faire venir un médecin, pour t'examiner. Tu étais vraiment mal en point sur la plage. J'ai peur que tes poumons puissent être…

Elle me coupe :

— Je vais bien. Le corps était effectivement mal en point, mais tout est réglé maintenant.

Sa voix est toujours celle d'une enfant, mais l'autorité qui s'en dégage me laisse abasourdie. Son ton se radoucit quand elle ajoute :

— De plus, tu n'aimes pas quand des gens viennent à la maison. Tu te rappelles ta grippe de l'année dernière ? Tu n'as appelé personne.

Je m'en souviens parfaitement. La fièvre m'a clouée au lit plusieurs jours. L'Esprit s'est même chargé à ma place d'ouvrir la fenêtre pour assainir un peu l'air, parce que je n'avais pas la force de le faire. J'ai encore dû mal à réaliser. Un détail me tracasse encore :

— Et la petite fille ?

Lester détourne tristement les yeux. Je n'aurais pas dû aborder le sujet. Mais je dois quand même être sûre de comprendre.

— Son âme était déjà partie. C'est comme ça que j'ai pu prendre sa place et permettre à son corps de survivre.

— Tu n'as aucun accès à ses souvenirs ?

Lester secoue la tête. Nous ne saurons donc jamais qui était cette enfant, et comment elle s'est retrouvée échouée sur cette plage. Un peu comme si elle n'avait jamais existé. En quelque sorte, c'est un soulagement. Je n'ai jamais été très portée sur le deuil.

— J'ai besoin de ton aide.

Son ton n'est plus tranchant comme tout à l'heure. Au contraire, elle a presque l'air gêné de me demander.

— Bien sûr, je t'écoute.

— Suis moi.

Elle descend de sa chaise et quitte la cuisine, Persil déjà sur ses talons. J'abandonne mon assiette à peine entamée sur la table. Elle traverse le rez-de-chaussée sans aucune hésitation, mais il me suffit de quelques enjambées pour la rattraper. La chemise qu'elle a prise dans mon armoire lui fait une robe. Nous arrivons dans le hall d'entrée et ses petits pieds nus claquent délicatement sur le carrelage. Elle s'arrête près de la porte, qui a l'air particulièrement immense en comparaison. Le vitrail fait danser des reflets multicolores sur sa chevelure noire. Persil ne tient pas en place. Il pense qu'on va partir en promenade tous ensemble. Lester ne lui prête aucune attention.

— Maintenant, prends moi dans tes bras, et sors de la maison.

— Pourquoi ?

Un air peiné lui traverse le visage.

— Tu ne me fais pas confiance ?

Je ne sais pas quoi répondre. Dans le doute, je lui renvoie la question. Elle cède.

— Très bien. Sous ma précédente forme, celle que tu as toujours connue, il m'était impossible de quitter l'enceinte de cette maison.

C'est vrai que je n'avais jamais vu le moindre signe de l'Esprit sur la plage, ou même dans le jardin. Ce n'était donc pas par choix.

— J'espérais que cette incarnation me le permette enfin. Alors pendant que tu dormais encore, j'ai essayé de sortir.

Je comprends bien sûr que ça n'a pas fonctionné. Ce qui explique son humeur moins réjouie que la veille. Je n'ose imaginer sa déception.

— Tu penses qu'avec mon aide, tu y arriveras ?

— Ça vaut le coup d'essayer.

Je n'ai pas d'objection, même s'il m'est difficile d'imaginer la maison sans la présence de l'Esprit. Je soulève donc Lester et la prends dans mes bras.

— Et donc, je dois simplement ouvrir la porte et sortir ?

Elle acquiesce. Sous son calme apparent, je sens qu'elle est fébrile. Je repense aux meubles du salon, les livres qui volent et le miroir qui explose.

— Tu m'assures que c'est sans danger ?

Elle enroule son petit bras autour de ma nuque, comme pour se rassurer elle-même, et hoche de nouveau la tête. C'est peut-être idiot, mais je lui fais confiance. Persil perd patience et s'engouffre par sa trappe. Je pose la main sur la poignée en laiton, je l'enclenche et ouvre lentement la porte. Les effluves du jardin m'envahissent. Mes dernières craintes s'estompent. Je me rappelle que je suis chez moi. Tout va bien. Rien ne peut nous arriver ici. Je raffermis légèrement ma prise sur Lester. Un premier pas, et je suis sous l'encadrement. Encore un, et le seuil sera passé. J'avance, et mon souffle est coupé.

C'est comme un coup de poing. Ou plutôt une vague prise de plein fouet. Le choc me repousse en arrière et je m'étale sur le damier. Mon crâne percute le sol, le poids de Lester m'écrase, j'ai toujours le souffle coupé, la tête qui tourne.

— Lester ?

Ma voix n'est qu'un gémissement. Je me redresse péniblement, attrape Lester par les épaules pour vérifier qu'elle va bien. L'enfant se dégage avec force et rampe hors de ma portée. Déjà, elle se hisse sur ses pieds et disparait dans les escaliers, sans un regard pour moi. Je repose doucement la tête sur le sol, le temps de reprendre mes esprits. Les griffes de Persil cliquètent lentement sur le sol. Il vient promener sa truffe sur moi. Ma respiration se calme. Je réalise peu à peu ce que tout cela signifie pour moi. Le bruit d'une porte qui claque retentit à l'étage. L'écho dégringole dans la cage d'escaliers. J'entends au loin un objet chuter sur un plancher. Sûrement le porte-manteau du petit couloir. À nouveau le silence. Peut-être que rien n'a vraiment changé, finalement.

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