Le lendemain, je n’avais plus qu’un vague souvenir du cauchemar qui m’avait pris dans la nuit. C’était l’effet du retour de Jason, pensais-je. Ça tapait sur les nerfs de tout le monde, ce retour miraculeux. Rien d’étonnant. Quand je suis descendu, il y avait encore deux policiers dans mon salon. J’ai eu du mal à retenir un geste d’agacement. Ils étaient en train d’affirmer à Louise qu’ils ne resteraient pas, qu’ils voulaient seulement vérifier quelques détails relevés hier, que Maman les avait invités à venir aussi longtemps que nécessaire. Ça me paraissait pas mal crédible. J’ai dû encore réciter mon histoire, que je commençais à connaître par cœur. Puis Louise et moi on s’est dépêchés de partir. Quand Maman part tôt au travail comme ça, c’est moi qui l’amène au lycée. On a fait le trajet en silence ; Louise et moi, on s’adore, mais on est tous les deux un peu taiseux, alors notre relation est tissée de ces petits moments muets entre nous. Ma sœur, j’ai pas besoin de lui parler pour qu’elle sache si je vais bien ou pas, et inversement.
Après l’avoir déposée, j’ai roulé encore un peu jusqu’à l’université. Ces trajets entre chez moi et la fac, c’est les meilleurs moments de ma journée. Rien que moi, la route qui fend la forêt en deux, les grands arbres qui surplombent ma petite voiture. Je me sens comme un Moïse moderne. Des fois je mets un peu de musique, souvent je préfère le seul bruit du moteur. Il y a assez peu de trafic dans ce coin, alors j’ai généralement la route pour moi. Le seul homme sur le goudron, le seul homme au cœur de ces bois, le seul homme dans tout le putain de comté. Comme j’aime cette solitude illusoire. Je me figure qu’en tant qu’unique être humain du coin, je gagne une sorte de relation privilégiée avec la nature. Un ambassadeur auprès des grands bois, des bêtes, du cœur mystique de cette « nature indomptée ». Le seul endroit qui ait préservé un peu de mystère, ceint par les serpents de goudron, enserré dans les hauts bâtiments sans aucune ombre, sans un seul secret. Dans ces instants-là, je me vois en faune, en confident de la forêt. Comme si je lui appartenais entièrement. Et puis les premières maisons d’Inchwood transparaissent derrière des branches, et l’écorce est supplantée par les façades des maisons. Les bois se referment derrière moi. Bientôt, on discerne l’université, seul bâtiment plus haut que les autres, avec l’église.
À Inchwood comme à Teignmouth, les jours s’écoulent très lentement. Rien de spécial, jamais. Les habitudes toujours férocement défendues. Je déteste ces villes. J’ai croisé Orion de loin, ce midi. Il y avait bien cinq personnes autour de lui ; le retour de son frère devait en faire une petite célébrité. J’avais vu, ce matin, les journaux locaux (et même plusieurs quotidiens nationaux) en faire leur une, avec une photo de Jason avant sa disparition, et des titres super kitchs, comme « Après huit ans, il réapparaît sans explication » ou « 'C’est un miracle' : Le retour d’un enfant disparu suscite l’émotion ». Des mots vides. De l’encre sur du papier. En observant Orion, ce midi, je me suis demandé comment il gérait la situation. Très mal, probablement, comme n’importe qui. Et puis j’ai repensé au reflet des étoiles sur les yeux de Jason, cette nuit. Est-ce que ceux d’Orion brillaient de la même manière ? Je n’ai pas essayé d’aller lui parler.
L’après-midi, le cours que j’avais en commun avec Orion a été annulé. Habitué du fait, qui se produisait fréquemment dans notre université isolée, je suis parti dans la petite bibliothèque pour errer un moment entre les rayons. Ce que je préférais faire, c’était prendre cinq ou six livres au hasard, m’asseoir à une table, les feuilleter tous un à un et lire celui qui avait le plus capté mon attention. Je m’étais jeté sur la poésie aujourd’hui, et c’était W.C. Williams qui avait gagné mon intérêt. J’en étais là, à lire au hasard quelques lignes d’une page, quand quelqu’un s’est assis à côté de moi. Plongé dans le recueil, je ne l’ai reconnu que lorsqu’il m’a salué. Son seul « bonjour » m’a rappelé le retour de Jason et les inflexions des lamentations de ses parents, alors j’ai levé la tête brusquement. Son frère était là, avec ce même visage aux paupières lourdes et aux lèvres pleines qui lui donnaient un air un peu indolent, presque lascif, avec ces boucles brunes qui s’amarraient à la courbe de ses sourcils, avec cette main jetée négligemment sur quelques cahiers.
– Salut, j’ai répondu.
– Merci. Pour samedi soir.
– Pardon ? j’ai demandé, en m’étranglant un peu, parce que j’avais toujours été intimidé par sa présence. Évidemment, je voyais à quoi il faisait référence, mais ça me surprenait qu’il se souvienne de moi, et surtout qu’il vienne m’en parler.
– Ça n’a pas dû être de tout repos pour toi, de voir mon frère débarquer comme ça. Merci de t’en être occupé, euh… Lyce, c’est bien ça ?
– Ouais. Bien sûr, aucun problème. J’allais pas le laisser dehors.
– Ben, tu sais, quelques minutes de plus ou de moins…
Je n’ai pas osé rire à sa blague. J’avais l’impression un peu désagréable que ce qu’il tentait de me faire comprendre, c’était que je pouvais ne plus m’en occuper. Quelque chose comme : « Merci pour ton aide, c’est bon maintenant, on a pris les choses en main, tu peux retourner à ta vie. » Mais moi, je me sentais toujours concerné par Jason.
– Comment il va ?
Orion n’a pas répondu. Du bout des doigts, il jouait avec la couverture écornée de son cahier. Je n’ai pas osé insister, alors j’ai rouvert mon livre.
– Tu connais Actéon ?
– Hein ?
Je ne savais pas trop à quoi m’attendre venant d’Orion, mais ça, ça m’a carrément surpris.
– Actéon, il a répété. Dans la mythologie grecque. Ça te dit quelque chose ?
Je n’étais pas trop sûr de ce que je devais dire, alors j’ai secoué la tête en soufflant un petit « non » à peine audible. Ridicule, je me suis rabroué. Il a besoin de parler, écoute-le. Après tout, c’est toi qui as trouvé Jason. Tu es un peu responsable du retour de son frère. J’ai pensé, est-ce que c’est comme ça qu’il me voit ? Comme celui qui aura ramené son frère à Teignmouth ? Tu n’as rien fait, Lyce, sinon appeler sa famille. Tout le monde aurait agi de la même manière ; ce n’est ni bien ni mal. Mais quand même, je me suis demandé à quel point j’avais changé dans le regard d’Orion.
Il attendait ma réponse, le regard franchement planté dans le mien. Rien d’autre d’exprimé que l’attention, prêt à recueillir ce que j’allais dire ; avais-je ces regards-là parfois, ou était-ce réservé aux autres ?
– Non, je ne sais pas qui c’est.
– J’ai beaucoup lu. Après que Jason ait disparu, je veux dire. Je n’ai plus voulu trop m’approcher de mes amis, pour ne pas les perdre, alors je me suis isolé. Comme nos parents sont des fous de littérature, surtout des poètes antiques, il y a plein de livres là-dessus chez nous.
Il disait tout ça toujours en me fixant dans les yeux. J’étais aussi fasciné que mal à l’aise. Je n’osais pas répondre, pas bouger, encore moins détourner le regard. Condamné à l’écouter.
– Actéon, c’est un chasseur très prometteur. L’un des meilleurs. Élevé par le centaure Chiron, et tout. Et puis un soir, au détour d’une de ses chasses, il tombe sur un petit lac où se baignent Artémis et sa troupe de chasseresses. Bien sûr, Artémis, ça ne lui plaît pas d’être surprise par un homme. Actéon, qui se rend compte de son erreur, commence à s’enfuir en courant, mais la déesse a le temps de le punir. Elle le change en l’animal qu’il chassait ce soir-là. En cerf. Ses propres chiens de chasse le voient passer ; ils le coursent et le dévorent.
J’ai baissé les yeux, attendu. Il avait clairement fini son histoire, mais je ne voyais pas vraiment l’enseignement que je devais en retirer. Quand j’ai à nouveau levé le regard, Orion me dévisageait toujours.
– Mon frère, tu crois qu’il a été changé en cerf lui aussi ?
Sinon, je dois dire que j'ai encore plus préféré ce chapitre au précédent. Le passage sur les bois, le rappel d'Actéon, le lien mystique, lourd et mystérieux qui s'installe dans tout cela et le fait que Lyce, sans être réellement seul, donne l'impression d'être toujours isolé, de même qu'Orion. Cela renforce le sentiment de menace lourde, sans pour autant que l'on sache si l'on est paranoïaque ou non. Bref, l'atmosphère est excellente et l'intrigue très prenante. Puis si en plus tu commences à mentionner ces petites références riches, rhalala
Et merci encore pour ces retours aussi encourageants !!
Ahah oui, pour lier Jason à la figure du cerf et à une dimension fantastique, rien de mieux qu'un peu de mythologie, ça fait jamais de mal
J'aime bien le fait que, dans la narration, Orion soit décrit comme "son frère" : tout tourne bien autour de Jason, quand bien même on n'a fait que l'entre-apercevoir, ce qui est assez fort et mystérieux.
J'ai eu du mal à comprendre en quoi la réplique "Ben, tu sais, quelques minutes de plus ou de moins" puisse être perçue comme une blague ? A moins, évidemment, que ce soit un indice supplémentaire sur la psychologie du narrateur.
Je m'arrête là pour l'instant, mais je compte bien finir ma lecture une fois les Histories d'or passées !
C'est une bonne question, et le seul aspect de cette nouvelle que j'ai un peu travaillé. Du coup je me permets de détailler un peu ici ahah ! Désolé si c'est un peu long.
En gros, Teignmouth est le nom d'une ville anglaise d'où est partie la compétition de voiliers à laquelle a participé Donald Crowhurst (dont l'histoire est fascinante et longuement dépeinte dans un roman très bon, La vie très privée de Monsieur Sim).
Quant aux prénoms, c'est surtout rattaché à la mythologie grecque : Orion et Actéon sont deux figures de chasseurs tués par Artémis (déesse de la foret) sans qu’elle ne le veuille (manipulée pour Orion, transformation pour Actéon). Jason lui est « manipulé » par Médée qui se fait à un moment passer pour une envoyée d’Artémis (donc Jason est manipulé par une image faussée d’Artémis, une figure plus violente des bois, avec une dimension plus sombre).
Et Lyce, cela vient de Lyceios (ou Lyceus), qui signifie, en gros, le « dieu-loup » et servait à désigner Apollon !
Voilà en gros ! Les autres noms, c'est plus aléatoire.
Orion est bien le frère de Jason !
Et pour la blague, c'est juste que Jason a déjà passé huit ans dehors, c'est pour ça qu'Orion relève ce "J'allais pas le laisser dehors" de Lyce.
Merci en tout cas pour ta lecture !
Il y a donc bien toute une signification autour des bois, héhé... On se situe tout de même bien aux USA, j'imagine ? Rapport au diner et à la sheriff.
Et pas de souci, j'avais gardé à l'esprit qu'Orion était bien le frère de Jason : je relevais surtout le fait que, bien qu'on ne le voit jamais, il est omniprésent (du coup, pas besoin de le nommer : quand on lit "son frère", on sait de qui il est question).
A très vite pour la suite !
Alors pardon, j'ai mal compris (tu étais claire pourtant) !!
A très vite et merci encore !
Voilà un chapitre très prenant, alors qu’il ne se passe pas grand-chose. Cette conversation avec Orion nous jette dans une nouvelle dimension, quasi mythologique, où on voit pointer les faunes et autres loup garous. C’est comme un basculement du réel vers… autre chose.
Ah, j’ai oublié de te dire que j’aime ta narration au passé composé. Ce donne un côté immédiat, familier, et conjugué à la première personne, cela fonctionne très bien pour une immersion avec ton personnage.
Cela me fait penser d’ailleurs que tu aimerais sûrement « meutes » d’elka, qui en y réfléchissant, me semble avoir des points communs avec ton histoire.
Détails
Assez coutumier du fait, qui se produisait fréquemment dans notre petite université isolée, je suis parti dans la petite bibliothèque pour errer un moment entre les rayons : il y a un truc qui ne fonctionne pas ici. C’est l’université qui est coutumière du fait (d’annuler des cours), pas Jason. Jason lui est « habitué au problème/aux annulation » ou un truc du genre.
Je n'avais pas vu ton retour, merci beaucoup !!
J'essaie de jouer au mieux avec les frontières de leur réel, le but est que le flou s'accentue au fur et à mesure (si tout fonctionne ahah).
Et merci pour le conseil de lecture, je vais aller voir !!
j'ai adoré ce chapitre !
C'est hyper mystérieux alors qu'il ne se passe rien de spécialement étrange, c'est juste la conversation qui est très pesante.
Le malaise ressenti pas le narrateur est très bien exprimé, le fait qu'il ait toujours été impressionné par Orion est un élément qui ajoute à la complexité psychologique de l'intrigue, c'est bien spécial, trop bien ! ^^
Super ! C'est la première fois que je cherche à vraiment aller à fond dans l'ambiance mystérieuse donc ça me fait plaisir de voir que ça fonctionne :) Merci pour ton retour en tout cas, c'est très encourageant !