Quand j’ai repris la voiture pour traverser les bois, je ne me sentais plus vraiment tranquille. Comme si les quelques mots d’Orion avaient réussi à les priver de leur quiétude, de leur nature sauvage et immuable pour en faire, plus vulgairement, le recoin sombre et dangereux des peurs des hommes. Je n’ai pas attardé mes yeux sur ce que leurs dérobaient les troncs des arbres. Je les ai gardés droit sur la route. Quand je suis passé la récupérer, Louise est montée en claquant la portière et en se jetant dans le siège ; c’était le signe qu’elle avait passé une sacrée mauvaise journée, ce qui était le cas la plupart du temps. Je nous ai conduits en silence jusqu’à la maison, et plutôt que de rejoindre ma chambre comme d’habitude, je me suis laissé tomber dans le canapé du salon. J’avais besoin de ne pas être seul ce soir. Évidemment, plus l’ombre d’un policier. « Jamais là quand il faut », j’ai dit à voix haute, et rien ne m’a répondu. J’ai fermé les yeux, écouté. Est-ce que de chez moi, on pouvait surprendre les bruits de la forêt ? Je n’y avais jamais prêté attention avant.
J’étais là, à me concentrer de mon mieux sur le silence pour en extraire la rumeur des arbres, quand une ombre est passée devant la fenêtre. Ce qui m’a étonné, c’est que la vitre étant à côté de la porte, ceux qui passent devant en viennent invariablement ou à frapper, ou à entrer. Là, rien. Quelqu’un était sur le perron et ne bougeait plus. J’ai repensé à mon rêve bizarre de cette nuit, et j’ai supposé que j’imaginais encore des choses. Mais pour être sûr, je me suis levé et j’ai ouvert la porte. Jason était assis sur mon perron.
– Oh, j’ai laissé échapper. Salut, Jason. Ça va ?
Il a levé les yeux vers moi sans rien dire. Immédiatement, je me suis dit qu’il avait des expressions vraiment différentes de celles de son frère. Orion aux prunelles lourdes de sens ne ressemblait en rien aux iris immenses et vides de Jason. Je me suis assis à côté de lui. Il a détourné la tête pour mieux regarder la forêt, à une centaine de mètres de nous.
– Ça doit faire bizarre, j’ai soufflé. De l’observer de l’extérieur.
Il n’a pas réagi. On aurait dit que plus rien ne le perturbait. Pas même les sirènes qui n’ont pas tardé à résonner de plus en plus fort, après que le père de Jason ait découvert que celui-ci avait disparu de sa chambre, et qu’il se soit empressé de prévenir Jane. Pas même les policiers qui se sont précipités sur nous, talonnés par ses parents éplorés, et qu’ils l’ont tous aidé à se lever avant de le fourrer dans une des voitures au gyrophare qui tournait encore, éclairant Jason de sa lumière bleue et crue. Alors quand ils se sont tournés vers moi, et qu’ils m’ont dit : « Si cela se reproduit à nouveau, prévenez-nous immédiatement », je n’ai pas répondu non plus.
*
Jason est reparti. Seulement quelques minutes, cette fois, mais pour nos parents, c’était comme si on leur arrachait leur fils à nouveau. Je n’ai pas voulu les suivre, je suis resté assis à la table où je travaillais mon dossier à rendre lundi. J’ai essayé de ne pas faire attention. Ils sont revenus une vingtaine de minutes après, à grands renforts de policiers rassurants et de gyrophares qui transperçaient nos vitres, avec entre eux deux mon frère, déboussolé, creux. Je l’ai regardé, vraiment regardé cette fois, et je me suis senti un peu triste pour lui. J’ai repensé à cette histoire de cerf que j’avais balancée à Lyce plus tôt – aucune idée de pourquoi je lui avais parlé d’un truc aussi bizarre, peut-être que j’avais besoin que quelqu’un me dise que cette idée était stupide ; mais Lyce avait juste pris un air grave et n’avait rien dit – et j’ai eu la conviction que dans tous les cas, mon frère n’était pas ce qu’on croyait. Il avait une ombre au front, un regard comme une nuit loin des villes, des boucles qui s’emmêlaient contre sa peau. Je crois qu’il est mort quelque part sur le tapis de feuilles, et que seule une partie de lui est revenue. Le reste, ça n'est pas lui. Peut-être est-ce du cerf, après tout. « En mon frère », j’ai murmuré quand ils sont tous montés à l’étage pour vérifier qu’il ne s’enfuirait pas encore, « en mon frère il n’y a rien qui ne soient ramures tortueuses ou échos de constellation ».
*
Je suis resté sur le perron un bon moment après qu’ils aient remmené Jason. J’ai contemplé les nuages qui s’assombrissaient doucement au-dessus de la forêt, guidés par un soleil qui se dérobait à nous neuf mois par an. Je ne me suis rendu compte que la nuit était tout à fait tombée que lorsque ma mère est rentrée et m’a interpellé, surprise de me voir assis dehors, dans le noir. On lui avait déjà rapporté l’escapade de Jason jusque chez nous, alors elle s’est fendue d’un nouveau laïus au dîner, que j’ai dû abréger en expédiant le repas en quelques grandes bouchées. Quelque chose sur l’importance de soutenir notre ami et de ne pas se laisser dépasser par l’étrangeté de ces derniers jours. Louise, qui déteste autant que moi les grands discours de Maman, m’a imité, et il était très tôt quand on est montés se réfugier dans nos chambres respectives. Ça m’a plutôt arrangé, parce qu’avec le cauchemar de la nuit dernière, j’avais sacrément besoin de sommeil.
Mais ma nuit a été identique à la précédente, à peu de choses près. J’étais allongé sur le dos, et je n’arrivais plus à bouger ; sur mon ventre coulait une énorme racine noueuse, encombrée de tourbe et de cloportes. Je n’ai même pas pensé à vérifier, à travers la fenêtre, si les étoiles étaient toujours là ; j’ai directement tourné la tête vers le coin de ma chambre où se trouvait la silhouette avant. Elle était toujours là, toujours trop noyée d’obscurité pour que je puisse vraiment discerner ses contours. Sans que rien dans sa posture ou les points lumineux de ses yeux ne me le rappellent, je savais que c’était Jason. J’ai voulu pousser la branche de la main, mais c’était comme si elle dérobait à ma poigne ; je la ratais à chaque geste et pourtant elle continuait de me peser fermement sur le ventre. La peur a commencé à s’emparer de moi, sans que je sache si elle m’était inspirée par la branche qui m’étouffait ou l’ombre qui m’observait de loin, le regard aussi fixe et lourd qu’Orion.
C’est un geste plus brusque que les autres qui est parvenu à me réveiller tout à fait. Je croyais avoir lutté, mais ma main était toujours négligemment posée sur mon ventre, endormie. Je me suis redressé à demi pour inspecter la pièce, dans la semi-obscurité nocturne. Comme hier, il n’y avait rien. Ma chambre irradiait de tranquillité et de silence. Épuisé, j’ai laissé retomber ma tête sur l’oreiller.
C’est comme ça que s’est écoulée toute ma semaine. J’ai arrêté de dormir la nuit, visité par des silhouettes informes et dérangeantes qui amenaient parfois des cimes fanées contre mon plafond, des chants d’oiseaux graves et dissonants, des racines qui me rampaient sur le ventre. Le jour, je m’endormais en cours. Orion venait de temps en temps me parler ; depuis la première fugue de Jason, ses parents avaient tenté de prendre toutes les mesures possibles, l’enfermant, le menaçant, le suppliant. Mais leur fils ne les écoutait pas ; il se jetait contre les portes verrouillées, escaladait les fenêtres, cherchait n’importe quel moyen pour sortir de chez eux, quitte à se mettre en danger. Très vite, ils avaient abandonné, comprenant que les fugues de Jason avaient toujours le même but : ma maison. Alors ils nous avaient rendu visite, nous demandant s’il était possible de passer les caprices de Jason, le temps qu’il se réadapte, et l’accueillir chez nous lorsqu’il lui en prenait l’envie. Évidemment, on avait accepté, ma mère la première. Louise avait un peu râlé, mais moi ça ne me dérangeait pas. Jason se contentait généralement de s’asseoir sur le perron, et j’aimais bien l’y rejoindre, contempler avec lui la forêt bruire en silence.
Plus Orion venait discuter avec moi, plus j’avais noté qu’ils se ressemblaient plus que ce que j’avais cru de prime abord. Ils avaient surtout tous les deux ce même calme très apparent, qui semblait dissimuler les secrets de l’univers. Je lui rapportais les visites de son frère, le perron et les bois à côté ; il m’expliquait l’ambiance lourde chez eux, leur mère désespérée par son mutisme, leur père effondré par les fugues. Orion, lui, haussait les épaules, mais je voyais du même coup son regard se perdre un peu dedans lui. Il ne me parlait plus du cerf.
La ville s’est lentement réhabituée à la présence de Jason. Sa famille était toujours dévisagée dans la rue et au dinner, les gens s’arrêtaient ou s’écartaient quand ils croisaient sur le trottoir la masse creuse et brouillonne du miraculé, qui traînait ses pieds de sa maison à mon perron plusieurs fois par jour. Au bout d’une heure ou deux, Jane, en patrouille, faisait un détour par notre maison, le faisait monter dans la voiture et le ramenait chez lui, jusqu’à ce qu’il sorte à nouveau. On s’habituait tous à cette routine. Presque tous. Louise se sentait encore franchement mal à l’aise lorsqu’elle passait devant lui en rentrant du lycée, Orion restait incapable de passer plus d’une minute dans la même pièce que son frère. Je soutenais ma mère quand Louise laissait exploser sa frustration et s’emportait contre notre manque de réaction face à la présence quasi-constante de Jason ; je ne l’ai pas relevé sur le moment, mais c’était la première fois qu’elle se retrouvait à batailler seule contre ma mère et moi. J’avais pour Jason une compassion et, je pourrais presque dire un attachement, quasi sans limites. Jusqu’au soir où il s’est passé ce truc étrange.
Les nuits s’étiraient lascivement, encouragées par les frimas d’un automne vieillissant. J’allais me coucher, prêt à affronter encore les monstres de mes nuits. Je n’avais parlé à personne encore des créatures nocturnes, me persuadant que ces quelques cauchemars étaient à mettre sur le compte de ma nervosité et du bouleversement de ces derniers jours. Quand je me suis approché de ma fenêtre pour en fermer les volets, quelque chose dans mon champ de vision m’a paralysé. Au milieu des hautes herbes de notre terrain, juste à côté de la bordure de la forêt, quelqu’un restait immobile. Dans le crépuscule, toute sa silhouette était sombre, et seuls ses yeux accrochaient un peu de lumière. Ils étaient tournés vers ma maison. Vers ma fenêtre.
C’était Jason.
Comme pour l’ombre de mes rêves, je ne pouvais discerner aucun détail, et j’étais sûr d’avoir vu Jane venir le chercher il y a une heure à peine. Mais quelle que soit la manière dont il s’y était pris, et même si je savais que ni sa famille, ni Jane, ni ma mère ne le laisserait s’approcher autant de la forêt, je n’avais aucun doute. C’était Jason. Quelque chose, peut-être de la peur, peut-être de l’incrédulité, m’a fait quitter le rebord de la fenêtre. Je suis descendu, ai passé le seuil et, du perron, j’ai scruté le terrain et la forêt. Bien sûr, plus personne. Pendant une seconde, je me suis dit que l’ombre avait pu s’approcher de la maison, qu’elle rôdait peut-être derrière les murs. J’ai secoué la tête, perturbé. Ce ne pouvait pas être Jason, ce ne pouvait pas être une vraie silhouette, c’était seulement une hallucination provoquée par l’épuisement et mes cauchemars.
Parce que ce qui était vraiment bizarre, c’est que j’étais convaincu que le Jason que je venais d’apercevoir arborait des bois de cerf.
Après cette vision étrange et une énième nuit blanche – peuplée des yeux vides de Jason couronnés d’immenses ramures nouées entre elles –, je me suis décidé à en parler. À Orion d’abord, puis à ma mère. Elle a immédiatement pris pour moi un rendez-vous avec un psychologue d’Inchwood. Orion, lui, a juste baissé les yeux. Je savais qu’il pensait à Actéon. Peut-être, ai-je suggéré, ce qu’il m’avait dit à propos des cerfs avait influé sur mes hallucinations ? Orion pouvait parfois partir dans des considérations mystiques pas toujours faciles à suivre. Cette fois n’a pas manqué.
– Lyce, il s’est contenté de répondre, si toi tu disparaissais pour de mystérieuses raisons au cœur d’une dense forêt, si tu n’en ressortais que huit ans plus tard, si tout le village te regardait comme une curiosité monstrueuse, en quel animal penses-tu que tu serais changé ?
Comme à chaque fois que je n’ai aucune idée de ce que je dois répondre à Orion, je m’en suis tenu à un silence prudent. Loin de s’en formaliser, il a fermé les yeux quelques secondes, assombrissant l’univers de l’onyx veiné de ses paupières, avant de conclure :
– Ça lui va plutôt bien, le cerf, à mon frère…
C'est avec beaucoup de plaisir que je me replonge dans l'univers de Jason ! J'aime toujours autant ce mélange des genres, entre le côté thriller/policier qu'invitent forcément la disparition puis la réapparition mystérieuses de Jason, et l'aspect plus onirique, bourré de sens encore un peu cachés, que tu développes et qui prend de plus en plus le pli sur le reste.
A très vite !
Merci beaucoup pour ton retour, je suis ravi que ça te plaise toujours autant !!
Sur ce chapitre, du coup, d'abord j'ai de nouveau relevé une répétition dans le premier paragraphe : Louise se jette sur le siège de la voiture et Lyce se jette dans le canapé. J'ai aussi remarqué un "où" qui devrait être un "ou" : "les gens s’arrêtaient où s’écartaient".
J'aime énormément la douceur avec laquelle l'histoire bascule vers le fantastique à note mythologique. C'est très beau, très délicat. Il y a juste cette partie du paragraphe d'Orion : "Je crois qu’il est mort quelque part sur le tapis de feuilles, et que seule une partie de lui est revenue. Le reste, ça a été remplacé par quelque chose d’autre." que j'ai trouvée peut-être un peu rapide. Dans le sens, c'est un peu tôt pour parvenir à cette conclusion. Les soupçons, l'histoire du cerf, je trouve que ça restait très crédible pour un frère sous le choc ; là, je ne sais pas, un peu moins ? Mais je dis ça alors que j'ai vraiment beaucoup aimé, c'est sans doute du pinaillage. En plus la fin du paragraphe est vraiment super belle.
Je commence à me demander si Jason n'est pas en train, en quelque sorte, d'attirer Lyce vers son drôle d'univers de forêt. Peut-être qu'il va finir par se changer en animal, lui aussi ?
Bon euh... Pourquoi ce roman n'est pas encore édité en fait ?
Ah j'ai une deuxième question existentielle : comment tu prononces Jason ? À la française ou à l'anglaise ?
Vraiment, je ne suis qu'admiration !
D'abord, tes retours sont aussi constructifs qu'encourageants, merci énormément !
Ensuite, merci de m'avoir fait remarquer que j'étais dans les Histoires d'Or du coup, je ne l'avais même pas vu ahah. Je commence à lire les autres textes, ils sont tous très bons !! (mais je comprends pourquoi je suis dans la catégorie entrée fracassante oui ahah)
Merci pour les coquilles, c'est corrigé !
J'ai aussi changé la phrase que tu as relevée, c'est vrai qu'elle manque un peu de subtilité. Comme j'aime jouer sur le doute, j'ai du mal parfois à savoir où placer la barre.
J'aime bien l'image de la forêt comme objet de fascination, heureux que ça se ressente !!
Et pour Jason, c'est à la française !
Le point de vue d'Orion je l'avais écrit sans trop réfléchir, du coup je le garde un peu par attachement. J'espère que la cohérence n'en pâtit pas trop !
Comme il est étrange ce trio (quatuor si l'on prend Louise en compte), les jeux d'attraction-répulsion sont denses et s'entre-mêlent.
Le plus grand mystère reste pour moi le rôle de Lyce dans toute cette affaire, mais pourquoi lui ? ^^"
En tout cas j'aime beaucoup la personnalité d'Orion car il semble presque aussi perché (perdu ?) que son frère tout en n'ayant - a priori - pas vécu la même chose.
C'est comme si des liens invisibles et étranges s'étaient tissés avant même le début de la narration, mais ni le lecteur ni les personnages eux-mêmes ne savent encore trop lesquels ^^
Je me demande comment tout cela va évoluer ♥
deux coquilles :
• "éclairait Jason de sa lumière bleue et crue" > "éclairant" plutôt non ? Sinon la phrase est difficile à comprendre...
• "et j’arrivais plus à bouger" > il manque la négation qui permet de passer de l'oral à l'écrit "et je n'arrivais plus..." ^^
J'adore les personnages un peu secrets et à côté de la plaque, j'en abuse même un peu peut-être ahah
Merci pour les corrections, je rectifie ça de suite !!