Adventices

Par Ewen

La faille s’est rouverte.

Non. Elle ne s’était en fait jamais close.

Noire de vide, elle semble une bouche béante, figée dans un cri étouffé, un cri d’horreur, dans mon dos à jamais à cacher. Exposée mais dissimulée.

Cette nuit un murmure s’en est échappé. Un bruissement, plutôt. Le son repoussant de quelque pousse qui se ranime.

 

Il est cinq heures du mat’ et te voilà partie. Tu m’as raconté tout. Sans omettre un détail. Et j’ai ressenti chaque seconde atroce de ton calvaire comme si c’était moi qu’on interpellait, qu’on poursuivait, qu’on arrêtait, insultait, qu’on désarmait, violentait, qu’on emmenait, déchirait, qu’on souillait, profanait.

Au lieu du rien habituel, j’ai ressenti ce big bang dans mes entrailles. J’ai contenu un séisme dans mes membres, un torrent dedans mon crâne.

Tu n’en sauras rien, mais je n’ai pu tout contenir plus longuement. Des années d’oublis, comme autant de siècles de détours, m’ont reconduit au pied de la stèle sans visage de mes souvenirs embrumés.

Ce que tu as vécu, je l’ai vécu.

 

Le bleu profond de la nuit qui s’attarde m’enveloppe ; plus rien autour ne dénote de cette obscurité marine, abyssale, toile de fond de ma mémoire submergée.

Une île, au centre : moi. Et une flore que je redécouvre à tâtons.

 

Je suis à terre, et ma joue collée à la poussière d’un bord de route me brûle. Qu’est-ce que je fais là ? Mon corps entier est secoué à intervalles réguliers. J’ai mal, mal partout, tellement mal que je ne sens plus rien. On m’oblige à rester couché.

Dans mon champ de vision détourné, une haie de lauriers, de l’autre côté d’un fossé herbeux. Il y a là toutes les nuances de vert que je peux imaginer, sous la pénombre.

Je serre les dents.

Serpentant entre les feuilles de laurier, cette « saloperie » de liseron que mon grand-père s’évertue à toujours arracher. Moi je les trouve belles, ces cloches blanches. Ce soir, on pourrait croire qu’elles éclairent la scène, comme des guirlandes lumineuses.

Mes ongles creusent la terre sous le gravier.

Plus près, quelques « ammis élevés », si hauts que je m’en sens ridiculement rabaissé. Leur blanc est moins puissant, d’autant que je les observe en contre-plongée. Bouquets de mariée pour enfants, aujourd’hui je ne leur trouve qu’une utilité : me rappeler les fleurs de carottes sauvages en bord de champs, l’été. Les champs de blé, de maïs, d’avoine. Les champs en friche, qui deviendront mes préférés.

Tandis que je me berce de ces décors surplombés d’un bleu clair et ensoleillé, je sens qu’on me relâche ; je me crois libéré.

 

Et me revoilà, presque dix ans plus tard, à lentement me redresser. Je tâte mon dos, effleure les bords de cette vieille cavité.

La faille est bien rouverte, plus grande que jamais. Je sens le liseron, qui en premier s’en dégage, s’enroule autour de mon cou et de mes bras. Puis les bouquets d’ammis, quelques chardons, des pissenlits. Par peur, je les arrache. J’en pleure. Et il en pousse deux fois plus.

J’ai mal, mal partout, tellement mal. Des liasses de laurier paraissent m’entourer. Je ferme les yeux, espère m’endormir, ou me réveiller. Toujours, dans ma main, des feuilles et des pétales arrachés.

 

Et me revient soudain, à demi-mot, comme surgie de cette même faille, cette drôle de comptine que seule ma grand-mère connaissait :

 

Cueille un brin d’herbe,

Et siffle avec moi l’air

Des saisons qui filent

 

Cueille une fleur,

Elle fera ton bonheur

Le temps qu’on rentre.

 

Comment avoir le blues

Quand je marche avec toi

Sur des chemins terreux

Jusqu’au soir ?

Et quand je cueille avec toi

Entre deux champs de colza

Des trophées qui fanent ?

 

Cueille une feuille,

On la fera sécher

Près du feu

 

Cueille le jour,

Il restera pour toujours

Dans nos deux cœurs.

 

C’est grand-mère qui m’avait appris le joli nom qu’on ne donne que peu souvent aux mauvaises herbes. « Adventices ». C’était écrit sur un livre appartenant à grand-père.

 

Grand-père.

 

J’ai cessé de pleurer, séché mes larmes froides. Le bruissement des plantes réminiscentes s’était tu.

J’entrouvre mes volets. Les tiges se redressent, les feuilles s’étendent et les pétales s’étirent. Dans ma main, un bouquet d’herbes mauvaises, un bouquet magnifique, qui lentement va défraîchir.

Je m’assois, et compose ton numéro.

Le jour se lève sur ma peau.

 

_______

 

Nouvelle écrite dans le cadre du "Prix 10 Ans" de Short Edition. La consigne était simple : écrire une fiction de moins de 8000 signes, en s'inspirant librement d'une illustration, que je ne peux malheureusement pas vous joindre ici. Elle représentait une personne à la peau bleu clair, sur fond turquoise foncé, assise en tailleur et de dos. Elle avait un grand trou dans le dos, duquel s'échappaient les tiges de diverses plantes. La personne tenait dans une main un bouquet composé de ces mêmes plantes.

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Pouiny
Posté le 19/04/2022
J'ai eu du mal à tout comprendre, mais on se laisse porter par le style et ce qu'il décrit ^^ Je suis un amoureux de la nature aussi, donc ça doit aider x)

"le jour se lève sur ma peau" est-ce que c'est une référence volontaire à "l'Hôtel des voyageurs" de Reggiani ? j'y ai pensé direct mais je sais pas si ça peut vraiment être relié :

"Comme au cinéma le décor
Ressemble au drame que l'on joue
Une couleur vient sur ton corps
Le jour se lève sur ta joue"
Ewen
Posté le 20/04/2022
Tu dois être une des rares personnes au monde à pouvoir déceler ce genre de références/influences 😂😭 Oui ça vient totalement de là ! J'adore le texte d'Hôtel des voyageurs, ce passage-ci en particulier est d'une beauté 💘
Pouiny
Posté le 22/04/2022
Ouaaaah j'suis trop fort héhé :D
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